(Extrait de la revue Autrement : La science et ses doubles. No 82. Septembre 1986)
L’Occident sait que le Yi King existe ; il vient à sa rencontre depuis désormais trois siècles. Dès son importation par les jésuites, il a étonné Leibniz, son premier grand admirateur. Mais tel qu’il est connu aujourd’hui, le Livre des mutations suscite des engouements divers, trop divers.
D’abord, au plus vaste, il connaît une vogue divinatoire dont la vulgarisation est en passe de rivaliser avec celle de l’astrologie, selon la même gamme de nuances — de l’horoscopie crapuleuse au mysticisme des sphères —, et malheureusement vers les mêmes faux débats.
Simultanément, le Yi King émoustille une autre population, à la fois moins vaste et plus vague, éparse dans la constellation des « sciences humaines » : l’ensemble flou des visiteurs de la psyché. Cette fois, la responsabilité en incombe surtout à Carl Gustav Jung. Depuis qu’il a jugé bon de chercher auprès du Yi King matière à créditer ses efforts, son idée de « collection d’archétypes » — ainsi qualifiait-il le livre — a fait prendre au Yi King l’aspect d’un aimable thésaurus poétique. Il serait l’ancêtre artisanal de la modernité. En récompense de sa bonne volonté à ressembler au brouillon de l’inconscient actuel, elle veut bien lui faire l’honneur de lui apprendre ce qu’il voulait dire — de lui apprendre à parler.
Et dans le même temps encore, il provoque l’intérêt d’une caste encore moins nombreuse, mais influente d’un autre prestige. Quelques scientifiques reconnus, chacun confirmé dans son domaine — astronomie, physique, génétique — sont partagés envers lui entre perplexité et curiosité. Ils sont amenés d’une manière ou d’une autre à trouver des convergences entre tel ou tel état de leur recherche de pointe, et tel ou tel aspect de l’énigmatique traité.
Tout cela fait beaucoup, et trop pour y voir clair, trop même pour ceux qui voudraient pouvoir se dire légataires du bel instrument. Et comme quelqu’un sur qui trop de bruits différents circulent n’est pas sortable chez les gens bien, on cherche par quels débats fréquentables toiletter le problème. Ce genre de sempiternels efforts donne en gros au mieux, ce qui suit : Le Yi King est-il seulement un livre d’ésotéristes (donc indéfendable, infréquentable, honteux, etc.), ou bien quelque chose de plus, de meilleur, à savoir un algorithme rationnel, scientifiquement reconnaissable, et qui aurait été, volontairement ou pas, caché occulté par sa prétendue utilité magiste ? Si ce pouvait être le cas ! Alors, décapé de son climat et de son usage divinatoires, il apparaîtrait enfin, dans l’idéal, étincelant arcane spéculatif, rétabli dans sa splendeur inoxydable d’outil de la raison pure — à moins que ce ne soit le touchant ancêtre en terre cuite d’une brillante formule de mathématique contemporaine.
De toute façon, ne faut-il pas séparer le bon grain de l’ivraie, autrement dit le code des 64 figures du texte abscons qui l’accompagne, et ne se vouer qu’à l’étude de la mécanique, binaire et muette, de ces signes de calcul enfin lavés des mômeries qui leur font honte ?
Voilà en gros, et au mieux, ce que l’on peut voir soit proposé, soit pratiqué sur le Yi King aujourd’hui. Les livres qui y retrouvent le spin de l’électron ou la théorie des congruences se multiplient. Ce n’est pas grand-chose d’utile, et ce n’est pas, surtout, très reluisant de profondeur. Tout simplement parce que c’est vide de vraie hardiesse, et même, c’est tout un, de vrai sérieux épistémologique. On cherche sous le réverbère parce qu’il n’y a que là que c’est éclairé.
La roue des hexagrammes du Yi King
QUI EST SCIENTIFIQUE ?
On voudrait dire ici, avant toutes les « explicitations » du Yi King qui sont obtenables autrement que par ces sottises, qu’avant tout elles ont été cherchées autrement. Et donc, s’il le faut, en guise de toute présentation, on voudrait poser le problème de la méthode d’approche nécessaire. C’est un fait général, il n’est pas de problème plus central à la valeur finale d’un sens que celui du système originel de sa recherche. Pour le Yi King, pas de question plus importante sur son sens que celle de savoir comment on cherche ce sens, de quelle façon, à quel prix. Qui s’y est attelé pour y reconnaître du déjà connu, du déjà accepté, a oublié que l’on devrait y chercher aussi quelque chose dont on ait tout à apprendre, sur quoi l’on ne sache encore rien. Combien se posent la question de savoir comment on apprend ce qu’on ne connaît pas ? Et quelle question est plus capitale ? Si elle dépasse vastement le Yi King, c’est un fait, celui-ci n’est-il pas une occasion superbe de la défier, puisque, s’il la reflète, résoudre le problème du sens du livre sera résoudre la question une fois pour toutes ?
C’est pourquoi le Yi King affronte d’emblée — nécessairement et comme par devoir — cette question aussi incontournable que géante, critiquer la méthode qui consiste à le mesurer aux méthodes de l’enquête scientifique. À montrer que ce chemin est erroné.
À ce prix, on s’aperçoit finalement que ce que le Yi King peut offrir à l’Occident suppose purement et simplement, pour être atteint, une critique radicale, un réexamen des fondements de la critique scientifique. Mais attention : on ne s’en aperçoit que si l’on a admis d’abord, qu’il a quelque chose de neuf à offrir ; et procéder ainsi c’est bien entendu quitter l’attitude où la science tient à s’enfermer avec ses objets d’étude pour se garder sérieuse : jamais de pari de ce genre.
Du moins en apparence.
Mais qui est le plus sérieux en matière d’effort de recherche, en cette affaire ?
La science cherche à laver le Yi King de l’indignité ésotérique par le savoir positif. Mais cette attitude n’est pas scientifique. Épistémologiquement, elle est son contraire : une superstition. Superstition de scientisme, allégeance aux catégories actuellement reconnues et admises du savoir. En suivant ce credo : « Hors des règles que nous connaissons et admettons actuellement pour la raison — ce que nous appelons la raison —, point de salut. » Le schéma est toujours le même. On devrait finir par apercevoir qu’il est impossible d’avancer dans le savoir en discutant selon les positions du savoir en place ; il est obligatoire de savoir les rejeter.
Le Yi King offre l’emblème parfait de cet effort à faire. Modèle inconnu, il est le modèle des modèles inconnus. Pour être approché et compris, il réclame tout simplement d’autres postulats méthodiques que ceux de l’objectivité. Le fait qu’ils soient étrangers à ceux connus et vantés par la science n’autorise pas celle-ci à les déclarer nuls d’abord. Il lui faut au contraire les poser comme valables d’abord, quitte à laisser les siens de côté le temps qu’il faudra, et même valables dans la mesure où elle lui fait quitter ses principes. Dans ces cas-là, dira-t-elle, « c’est la porte ouverte au n’importe quoi ». Heureusement ! C’est toujours et seulement ainsi qu’elle a fait elle-même. Il n’y a pas de science de la subjectivité ? Toute l’histoire de la science prouve le contraire — même si elle ne cesse de le nier. Qu’elle se regarde en face : elle pourrait avoir des surprises.
QUELLE MÉTHODE POUR LE YI KING ?
Si au lieu d’évacuer d’emblée ce qu’on ne comprend pas sous prétexte que c’est incompréhensible (dans le cas du Yi King, le corpus de textes à usage divinatoire, qui, rappelons-le, prétend tout de même expliciter les figures), si on veut bien se demander s’il ne pourrait pas servir de mode d’emploi, on aura fait un grand pas. On en sera arrivé à : « Mode d’emploi : il est conseillé de ne pas refuser de lire et de suivre le mode d’emploi. » Un pas plus grand qu’on ne le pense. On s’apercevra que, ce faisant, on accepte l’idée que le Yi King ne se trouve ni isolément dans son beau code géométrisé-arithmétisé (ça, c’est la position des scientifiques), ni davantage isolément dans ses commentaires poétiques (ça, c’est l’attitude des visiteurs de la psyché), mais dans le rapport du texte et des figures — et dans l’étude de ce rapport.
Puisque ce mode d’emploi invite à l’étude de la divination, il faudra alors se demander si par hasard on n’aurait pas profit à étudier ce que le livre propose expressément sous ce nom, en répétant constamment que c’est pour cela qu’il est fait. Et il faudra se demander alors, non pas, de grâce : « Y a-t-il une rationalité positive de la divination ? » — il est si évident que non qu’on se demande comment pareille insanité puisse encore alimenter des débats —, mais : « Qu’y a-t-il dans la divination de spécifiquement étranger à la rationalité positive, quel est le mécanisme intrinsèque à la divination ? Quelle est au juste sa différence d’avec l’abord positiviste du monde ? Si cet acte induit avec le monde des rapports d’une nature autre, que sont et que valent en eux-mêmes ces rapports ? Quel est leur efficace, sur quelle échelle de mesurabilité s’évalue-t-il ? » Bref, non pas : « La divination est-elle scientifisable ? », mais : « Qu’est-ce que la divination montre à l’esprit que la science ne lui montre pas ? Qu’est-ce qu’elle apprend en plus et en outre de la science ? Voire, qu’est-ce qu’elle peut apprendre à la science sur elle-même ? »
Pour répondre; il faudra décider deux conduites.
La première : lire le Yi King, l’étudier théoriquement, étudier sa théorie, aussi profondément qu’on le pourra — et non pas y chercher les nôtres. Étudier tous les aspects possibles du rapport des figures à leur sens proposé. Les rapports du mécanisme des empilements de traits aux noms et aux sentences que le texte leur assigne ; les rapports des figures avec le mécanisme d’agencement de leurs sous-parties, les trigrammes. Les rapports du sens d’une figure aux sens de celles dont la forme est inverse, contraire, opposée. Bref — la liste est loin d’être exhaustive —, éprouver dans toutes les directions et avec la plus grande rigueur possible la syntaxe, la cohérence interne du système proposé, en décidant a priori qu’il a un sens, et que tout le possible a été fait par ses fondateurs pour que ce sens soit accessible. Qu’il est caché peut-être, mais par notre seule distance à ce système différent. Penser qu’il a été caché pour dissimuler qu’il n’y avait rien à comprendre, c’est imaginer ses auteurs seulement selon ce qu’ils feraient s’ils nous ressemblaient dans notre actuelle inconnaissance : s’ils avaient notre doute qu’il n’y ait rien d’autre à connaître. Peu reluisante projection.
La seconde conduite : en même temps, expérimenter le Yi King, et personnellement. L’utiliser pratiquement pour tester ce à quoi il prétend servir.
Au prix de cela, que verra-t-on ? Deux faits.
Le premier sera le fruit de la recherche théorique. On constatera que le Yi King remplit le contrat qu’il se fait fort d’offrir, à savoir proposer une machine logique, d’une autre forme de logique, sans faille à l’intérieur d’elle-même : un code où le nom des figures, le sens des conseils — la sémantique et la logique de leurs obtentions — la syntaxe des figures — s’articulent admirablement. En soi, cette étude tend donc vers la cohérence de la loi dernière qui prétend la régir, la présomption qu’une règle absolue de la connaissance des phénomènes et de leur sens existe. On pourrait donner ici le détail de tout ce qui rend cette présomption plausible, tous les indices qui, grâce à l’étude, témoignent pour elle. Mais on ne le fera pas, et pas seulement faute de place ; parce que c’est surtout second au fait primordial, qui est celui-ci : on ne sera pas arrivé à étudier le Yi King ainsi seulement par approche de son contenu, mais en différenciant la méthode qu’il exige de celles dont on a l’usage habituel.
UNE ÉTUDE DE L’ÉTUDE
Donc, qu’aura-t-on fait d’abord ? On aura étudié constamment soi-même ses propres lois personnelles d’étude, donc sa propre personnalité, unique, singulière, irremplaçable. On aura fait, et activement, ce qu’un scientifique se croit dispensé de faire : se poser soi-même comme premier objet à étudier ; objet de la transformation par laquelle le savoir vient à qui veut l’atteindre. Or on s’apercevra que c’est à ce seul prix que le Yi King rend envisageable ce qu’il promet, et que c’est à la fois ce que l’on cherche et ce qu’on se voit en train de réaliser pour le chercher. Cette loi constante qui gouvernait la perpétuelle transformation des êtres et des choses, c’est elle qu’on vit pour la chercher, on ne la trouve qu’en la vivant. Cette loi gouverne même et avant tout l’opérateur qui l’étudie, elle est la condition de son étude en même temps que son contenu. La saisie de sa condition est la condition de sa saisie. L’opérateur est cette loi qu’il cherche. Qui la pratique l’étudie, qui l’étudie la pratique. Du coup, comment douter de son existence puisqu’on en est soi-même la preuve ?
On se retrouvera au cœur du problème épistémologique que l’on vivait d’abord de l’extérieur. On ne sera plus dans « la science ». Mais on aura saisi en la quittant qu’on entre justement dans ce sans quoi la science n’avance pas. On sera sûr à ce moment-là d’être plus près de l’idéal du scientifique que celui-ci même, et d’autant plus réellement qu’on lui ressemble moins en apparence ; on saura très bien pourquoi, et très bien aussi pourquoi on ne peut pas le lui faire admettre. On s’apercevra qu’étudier le Yi King, c’est pratiquer personnellement, activement, une étude de l’étude. On aura enfin découvert que science et foi, raison et vaticination jouent l’une pour l’autre à cache-cache, et comme sur les deux faces d’une même monnaie. Et que l’important est de savoir que seul l’homme qui sait voir à la fois les deux faces est raisonnable, complet : qu’il est seul à savoir raisonner.
Le second fait sera, lui, le fruit de la recherche d’abord pratique. L’exercice personnel de la divination par le Yi King. Se consacrer aux tirages, jauger les conseils donnés par l’oracle, les confronter à son propre vécu, sont une technique irremplaçable — car la seule possible — pour éprouver ces lois théoriques dont on a approfondi l’étude. Une fois saisie la plausibilité de la loi suggérée par le livre, une fois qu’on sait l’avoir saisie vitalement, seul son propre vécu personnel pourra servir de critère à cette étude ; on a vu que sa théorie est obligatoirement pratique. Ici encore, on pourrait empiler les présomptions. Qui se met à suivre ce guide extraordinaire voit se multiplier les vérifications sans réplique, son vécu devenir plus clair, le hasard disparaître. Mais ici encore, la place ne le permet pas, et en disposer de plus serait second ; l’essentiel n’est pas de prouver la validité du divinatoire, mais de faire entendre la spécificité de son rôle, de désigner sa place.
En consultant, on comprend bientôt quel est le cœur de l’acte divinatoire, et ce qu’il est seul à faire découvrir : on comprend que son centre n’est pas le moins du monde dans l’opération — statique et limitée — d’obtenir un conseil et de le suivre. Mais dans celle — dynamique et saisissante de profondeur — de juger la valeur de cette désignation reçue pour soi-même. Ce qui met en jeu, non pas comme l’affirment sans appel les esprits « forts », immanquablement la pente à l’autopersuasion et à la projection, mais idéalement son contraire : à savoir justement le pouvoir (personnel et plus ou moins avancé en chacun) de savoir juger et critiquer cette pente, depuis un niveau qui n’est pas elle et qui la surplombe. Ce pouvoir, fait de vigilance quant à ce que l’on appelle « soi-même », c’est-à-dire l’intégrale de ce qui permet de dire Je, ne joue pas seulement sur une critique de l’interprétation : mais sur la critique des moyens de l’interprétation, autrement dit, sur la façon d’avoir déjà appris à apprendre.
Le consultant du Yi King peut alors comprendre que la pratique de la divination est un exercice propre à intensifier son interrogation personnelle et vécue de son propre pouvoir de connaissance de l’instant présent vécu. C’est un outil qui ne lui offre de connaître son futur que dans la mesure où il aura su évaluer son présent au plus juste. Pour les sceptiques, notons qu’à ce moment, cette règle serait juste même si la machine à proposer le futur est incertaine. Qu’il faille savoir qui l’on est pour évaluer comment affronter ce qui sera proposé à celui que l’on est, voilà qui est absolument incontournable. C’est ainsi que la divination par le Yi King offre, par cette évaluation forcée du présent, une science des germes.
On dira que dans sa pratique la divination en général — mais le Yi King en particulier de façon modèle et épurée, on verra bientôt pourquoi — se révèle être le support simple et commode d’une ascèse extrêmement exigeante, abstraite et raffinée, dont l’élaboration sans aide demanderait la plus sévère des formations de philosophe [1] et de yogi : la pratique du Yi King n’est autre qu’une critique constante de la validité de l’interprétation personnelle du présent vivant individuel. Or cette activité à son tour n’est autre — plus souvent réflexe que volontaire sans doute, mais continuelle — que l’activité même de l’être pensant vivant, dans chaque projet de décider, d’agir, d’articuler ensemble ce qu’il est et ce qu’il fait de façon que le tout fasse un sens cohérent ; en un mot, les phénoménologues diraient : son intentionnalité face au monde.
Diagramme du Tai Ch’i
UN YOGA DE L’INTELLECT
Cette fois, on le voit, c’est la pratique qui amène au théorique, la divination pratiquée qui ouvre sur la réflexion, alors que la réflexion théorique amenait à se découvrir objet d’une pratique. Le Yi King joue à son opérateur un tour malicieux : en effet, on aura, simultanément, abordé avec lui une machine qui se dit capable de donner un sens absolu au vivant par des opérations d’abstraction ; et une machine capable de faire s’apercevoir directement, concrètement, que les lois de cette puissance de désignation et d’abstraction trouvent leurs racines dans la manière dont la propre conscience du consultant, dans sa vie même, fonctionne pour approcher ces lois. Autrement dit, on aura éprouvé par soi-même que les lois théoriques dont le Yi King se targue ne sont autres que les lois pratiques que toute conscience humaine vivante utilise — à son insu jusqu’à ce que le Yi King les lui nomme en les lui faisant suivre, et les lui fasse suivre en les nommant — pour créer à tout instant son chemin dans les phénomènes. On aura compris alors que le Yi King se donne pour médiateur — mode d’emploi — de la démarche qu’ont à effectuer ceux qui veulent le comprendre, parce qu’il s’offre comme une machine conçue pour comprendre l’art de comprendre parce qu’il en est le plan. Un peu à la manière des plans de situation qui indiquent « vous êtes ici », le Yi King, lui, serait un plan qui indiquerait la route par laquelle on finit par comprendre qu’on est soi-même cette route, que c’est selon cette route qu’on se met sans cesse en route. Il serait le plan de tout effort cognitif humain.
Le Yi King dit « vous êtes cela », vous êtes un système dont la clef de voûte, en vous, est formalisable par le schéma qui est devant vous.
On sait à présent à la fois ce que l’on trouve, comment on le trouve, et à quelles conditions exclusivement : à condition de ne choisir ni les critères de l’enquête objective, ni ses moyens. Gageure énorme. Elle se mesure aux résultats. Mais cette moisson — on s’en aperçoit d’emblée — dépasse encore les espérances : ses plus grands résultats, ce sont les nouveaux outils de recherche récoltés par le fait même de chercher à savoir. Non seulement ces outils sont hors de la science, mais ils ont sur elle une vue plongeante. Nous avons vu de la science ce qu’elle ne voit jamais d’elle-même : à savoir, que la « science » empêche de voir comment fonctionne la science. Ce que l’on a accompli ici, c’est une expérience dont la pratique modifie le théorique de l’expérimentateur. Ce qui lui donne son prix, c’est d’avoir été tirée par la pratique de l’inconnu où elle demeurait. En cela, elle est, par définition, toute différente des expériences scientifiques, qui vérifient une loi. L’expérience du Yi King révèle : elle fait découvrir à son opérateur un nouveau champ, beaucoup plus vaste et constamment proche de la vie même — le champ continuel de la vie de la conscience. Plus encore : non seulement le champ du savoir scientifique est plus « petit » que celui des expériences qui modifient leur opérateur, mais encore il est contenu, gouverné, déterminé par ce champ plus grand, même s’il lui est étranger, et même justement parce qu’il l’est.
On en vient à ce paradoxe de sentir qu’en abordant ce territoire d’activité non scientifique, il se pourrait bien qu’on soit en plein milieu de ce qui fait le substrat inavoué ou insoupçonné de toute science : dans ce qui fait que les scientifiques trouvent. Et on en arrive ainsi à cette position de haute ironie objective, revendiquer un droit de regard sur la science avec force, et d’autant plus qu’on lui paraît plus illégitime.
C’est pourquoi ce qu’un praticien du Yi King a compris du livre, il ne peut le dire que d’une façon abrupte, qui se passe de toute envie de validation scientifique. Il n’a rien à demander à la science, rien à apprendre d’elle. C’est elle au contraire qui a à apprendre de lui, et à approcher des méthodes d’incorporation de la connaissance en l’homme, qui ne peuvent pas relever de ses habitudes, mais décident de sa marche. La science doit apprendre les règles qui décident de l’incorporation de toutes les règles : celle de l’initiation, car c’est de cela qu’il s’agit. Et d’abord, pour elle peut-être. Paradoxe scandaleux ? Oui, et d’autant plus valide qu’il l’est davantage.
BOUSSOLE ET AMPOULE ÉLECTRIQUE
Pour qui l’a étudié selon le chemin qu’il demande, le Yi King apparaît finalement comme suit : Il faut se le représenter comme une boussole qui serait au temps ce que la boussole géographique est à l’espace. Un engin qui réunit sur son cadran toutes les voies simultanément possibles du temps, toutes les qualités possibles de perception et de partitions du temps vivables par l’être intérieur, la conscience, telles qu’elles peuvent être ensemble présentes dans l’esprit. Esprit conscient de l’éternelle loi de son articulation au monde et de l’articulation du monde à lui.
Le Yi king dit que cette loi possède 64 directions en tout et pour tout. Le consulter, c’est demander sous laquelle de ces directions on se trouve.
On voit quelles hypothèses mutuellement responsables les unes des autres il faut accepter en bloc pour se proposer pareille vision. Il faut accepter que la conscience humaine vivante soit potentiellement dépositaire et reflet de l’esprit universel. Il faut faire de la notion de conscience et d’esprit une entité d’une autre forme que celle de la linéarité du raisonnement, une forme indexée sur la simultanéité. Il faut dépasser une vision linéaire du temps pour un niveau sphérique, d’où concevoir tout instant qui passe comme immobile vu de son centre, l’éternel présent. Il faut accepter une perpétuelle création du sujet par l’objet qu’il perçoit, et réciproquement une perpétuelle recréation de l’objet par le sujet qui l’aborde, et du coup, accepter a priori la notion d’interdépendance universelle. Bref, il faut concevoir le modèle cosmique que le Yi King réclame pour fonctionner, afin qu’il en soit l’outil.
Pour mesurer si la chose est pur délire, passons par une parabole. Représentons-nous un homme du XVIIe siècle, un contemporain de Molière. Imaginons de lui donner une lampe de poche, avec ampoule et pile. Et mesurons ce qu’il faudrait qu’il parvienne à admettre pour découvrir l’usage de l’outil. Il lui faudrait évidemment poser d’abord et ensemble un principe — l’électricité — et son moyen — l’ampoule — alors que le moyen étant ce qui rend exploitable la force et la force ce qui rend exploitable l’outil, la plausibilité de chacun dépend de l’autre. Tout en gardant à l’esprit que l’électricité, bien que encore inconnue, n’en « existe » pas moins à l’époque, laissons-le à sa perplexité ; et si possible, laissons-lui ses erreurs, en choisissant pour nous la conduite qui les lui aurait épargnées — croire en quelque chose que rien de son temps ne reconnaît, parce qu’il en constate l’utilité — même au risque de passer pour fou.
Le Yi King est une extraordinaire ampoule électrique. Parier pour la représentation de l’univers qu’exige sa construction, est-ce plus fou que, pour notre homme, de devoir imaginer l’existence d’un fluide invisible, universel et d’une puissance formidable, capable d’amener les hommes à savoir produire une lumière constante et, pour cela, de les conduire à faire le vide dans une sphérule de verre où l’on aura emprisonné un fil de métal pour le porter à incandescence sans brûler ?
Il semble que ce le soit moins. D’autant que pour les praticiens du Yi King, les matériaux à tester et l’outil pour faire ce test, les phénomènes à révéler par ces pratiques sont depuis toujours à la portée de chacun, puisqu’il s’agit des ressources cognitives de l’esprit humain même. Notre homme du XVIIe siècle n’a pas cette chance : sa pile va se décharger. Ce que nous demande le Yi King, c’est ce que nous faisons fonctionner en nous sans arrêt. Le seul problème est celui de notre insu. Or, on l’a vu, le Yi King enseigne la levée de l’insu. Il fonctionne à la levée de l’insu, c’est-à-dire à la fois au moment de cette levée et grâce à elle : elle est son énergie.
Si donc nous acceptons de considérer le Yi King comme le logiciel de toute activité cognitive, alors, mais alors seulement il le devient, il révèle que ce qu’on croyait une chimère est la réalité, en la réalisant. Et c’est parce que, par ce raisonnement en boucle, il pose le problème ultime de l’incorporation de tout savoir, qu’il faut considérer son talent à le poser (talent où échouent les autres démarches) comme la preuve qu’il remplit le contrat qu’il propose. Poser la question du savoir comme il la fait poser — la science ne progresse que par ce qui n’est pas elle, elle ne contient pas ce qui la fait avancer — est la seule réponse satisfaisante au problème de la connaissance de la connaissance. Si ce n’est pas par la science que la science saura comment elle progresse, c’est par l’étude supra-scientifique d’une méthode qui se donne comme telle. Pour que la méthode du Yi King soit valide, on l’a montré, il suffit que l’esprit humain puisse l’envisager.
POUR UNE FORMATION INTENSIVE EN INITIATIQUE
C’est ainsi que le Yi King pose, par les seules questions que soulève sa juste méthodologie d’approche, le problème de sa confrontation à la science. En renvoyant la science se poser le problème de ses propres origines dans la conscience.
N’y a-t-il pas une méthodologie de la façon par laquelle ce qui échappe à la science lui échappe ? Le Yi King prétend que oui, et que c’est la sienne, qu’il la possède et qu’il l’applique. C’est d’elle qu’il prétend même faire son centre. Il propose d’envisager ce que la science néglige, à savoir le mouvement par lequel le rapport du sujet étudiant à l’objet étudié modifie le sujet — le transforme. De la sorte il laisse deviner (c’est le mot, comment pourrait-il y avoir d’autre chemin vers ce système clos sur son ouverture même ?) que la seule épistémologie possible est celle des contenants vécus du savoir, et de leur métamorphose ; épistémologie dont la divination est le modèle. On comprend le nom du livre : le Livre des métamorphoses, et en quoi il n’y a pas à rougir de se proposer l’étude de la divination. La science ignore tout de ce champ épistémologique, ou feint de tout en ignorer. Le Yi King le montre et montre à la science qu’elle l’ignore.
Il suggère ainsi le besoin d’une autre discipline, celle qui envelopperait le savoir à son insu, depuis toujours. Et de la même façon que l’informatique a pu donner ses règles à toutes les données qui étaient pour ainsi dire de l’information sans s’en douter, ou même ne l’étaient pas encore, avant elle, il faudrait parler, pour le cadre dans lequel le Yi King s’inscrit, et du coup qu’il fait entrevoir, d’une initiatique. Comme la bureautique est la mise en système des activités de bureau, l’initiatique doit être imaginée comme la discipline des moyens permettant de se rendre clair et distinct ce qui impulse les activités de l’effort de savoir, d’apprendre, à son insu. C’est-à-dire tout ce qui relève de l’initiation de son opérateur par opposition à sa science. L’initiatique, c’est le champ de ce qui passe par le vécu personnel et conscientiel pour créer et modifier les formes du pensé comme de l’acte, la façon de penser le pensé.
C’est une discipline qui doit apparaître aujourd’hui, et autant parce qu’elle le peut qu’il est désormais impossible de continuer à feindre son inexistence. C’est elle que l’information, et sa croissance en ampleur, non seulement réclame, mais désigne en creux comme son principe supérieur d’harmonisation. On a pu croire jusqu’ici qu’on savait mal parce qu’on ne savait pas assez. Il faudra concéder bientôt qu’on sait mal tant qu’on ne sait pas comment fonctionne savoir mieux, c’est-à-dire savoir savoir.
Et de fait, l’initiatique, sitôt évoqué son besoin, pressentie sa présence latente, manifeste partout son influence sauvage. Non seulement les apprentissages qui ne passent pas par le « pur » échange déductif — ou soi-disant tel — ont toujours été légion, mais aujourd’hui ils prennent le devant de la scène de façon déferlante quoique tranquille, tacite mais irrésistible, débordant les formes qui ne se réclament que du savoir et du faire positifs, travaillant à leur place et démentant leurs prétentions par les résultats. On ne comprendra pas le « malaise de la civilisation » tant qu’on s’essaiera à mesurer son parcours avec des outils qui ne sont plus adéquats à ses phénomènes réels. Or ses phénomènes réels ne se révèlent que par les processus d’implication directe — de type initiatique plutôt que scientifique — du travail aux loisirs en passant par le politique, qui non seulement règnent, mais ont la faveur générale. Il est évident qu’il faudrait dire dès maintenant que « tout est initiatique », comme on a dit naguère « tout est politique », et qu’il faudrait ajouter, dans le même ton : « Si on ne s’occupe pas de l’initiatique, c’est l’initiatique qui s’occupe de vous. »
Mais le paradoxe est, bien sûr, que cette notion règne en maître surtout dans l’exacte mesure où il est encore impossible que ceux qu’elle gouverne la nomment : le seul fait de la nommer implique que l’on puisse s’en faire une représentation claire, et on a vu que c’est son paradoxe fondamental que sa force dépende de son insu ; le mouvement même par lequel on peut la concevoir est mouvement de sortie hors de son empire. Sa première loi est de faire concevoir que l’insu soit bouclé sur les moyens de le réduire.
On voit à ce titre combien la science, interlocuteur exclusif et jaloux de ce que la modernité appelle la raison, a intérêt à ne plus rester sourde plus longtemps à ce qu’on appelle ici l’initiatique : tout ce qui la déborde et la commande.
Et ceci nous ramène au Yi King — que l’on n’a jamais quitté. De quoi le Yi King est-il l’occasion ? Depuis l’intérieur du parcours initiatique qu’il propose — et depuis celui-ci seulement —, on peut répondre : il est l’occasion de l’accès aux principes généraux, constants, universels, de l’initiatique même ; il est son logiciel — le mode d’emploi en actes de l’initiatique en soi, c’est-à-dire de notre propre capacité perpétuelle d’autoprogrammation, de qualification de la connaissance, telle qu’elle s’accomplit par interaction perpétuelle du logico-déductif et du vivant vécu.
On voit ainsi comment, à notre sens, poser le problème des rapports de la science et de ce « double » qu’en représenterait le Yi King. Vains débats que ceux de se demander si le Yi King est une règle à calcul, une psychanalyse, ou un calendrier. Vains parce qu’il est ou bien rien de tout cela, ou bien tout cela à la fois ; le tout est de se donner les bons repères. Il est une règle à calcul et une psychanalyse et un calendrier d’un type nouveau, ou plutôt dans un champ plus vaste que celui où nous situons ces outils, un champ que nous devons explorer comme nouveau pour ce qui nous reste à apprendre sur notre façon d’apprendre — ce reste dût-il venir de ce que nous appelons le « fond » des âges. Depuis combien de temps avons-nous à comprendre ce qu’il a à nous dire ? importe peu face à cette autre question, la vraie : combien de temps mettra la science à se décider, comme le William Wilson d’Edgar Poe, à penser que ce double est peut-être mieux renseigné qu’elle sur elle-même ?
JEAN-PIERRE DAUTUN
UN ESSAI DE DÉFINITION DU YI KING
Yi King : document de la haute antiquité chinoise, composé d’un code de 64 figures à six traits pleins ou brisés — les hexagrammes — obéissant à une logique binaire, et d’un corpus de commentaires d’époques et de sources différentes, plus ou moins altérés, le tout servant de support à une utilisation divinatoire. D’après son propre texte, cette utilisation se présente comme le possible support d’une approche méditée d’un ordre absolu du monde, en rapport avec la mise en ordre de la conscience de celui qui se consacre à sa pratique.
Le Yi King fait partie des très rares textes chinois dits « canoniques » qu’ont cru bon d’épargner tous ceux qui, à travers la longue histoire chinoise, ont décidé d’anéantir à un moment donné la culture précédente. De sorte que, clandestin ou populaire selon les époques, son usage ne s’est de toute façon jamais interrompu depuis sa première apparition jusqu’à nos jours, où son prestige reste aussi difficile à évaluer que certain. D’aucuns ont même cru possible d’affirmer qu’on trouvait des traces de son influence aussi bien dans les progrès scientifiques des savants chinois contemporains que dans la dialectique de Mao Zedong.
LES TRIGRAMMES
Ce sont les 8 figures que l’on peut obtenir en tout et pour tout par l’agencement des traits pleins ou brisés lorsqu’on les combine 3 fois.
Une bonne étude du Yi King commence obligatoirement par l’étude soignée de ces trigrammes, et de leur système : binaire, il ne se réduit pas à l’arithmétique dont il se montre le support et le fruit (pour trait brisé égale zéro, et trait plein égale un, on a, de gauche à droite 000, 001, 010, 011, etc., empilés de bas en haut, soit le langage binaire des ordinateurs). Il reflète et applique aussi non pas seulement le calcul, mais la pensée binaire que suppose cette logique, c’est-à-dire une dialectique aux possibilités aussi complexes que d’abord déroutantes : la conception du monde selon la complémentarité dynamique du Yin (–) et du Yang (—) : actif/passif, clair/obscur, ferme/ malléable, masculin/féminin… C’est d’après cette pensée et ces conclusions que chacun des trigrammes porte un nom, et possède un vaste ensemble de caractéristiques respectives, présentées dans le livre selon la technique… du portrait chinois.
Ainsi, soit dit Souen, le « doux ». Si c’était un élément, ce serait le vent. Un membre de la famille, la fille aînée. Une partie du corps, les cuisses. Un produit naturel, le bois. Un sens, l’odorat. Une activité mentale, la réflexion analytique, etc.
Rien de plus nécessaire que l’approche patiente des raisons de ces propriétés. Comme dans le jeu du portrait chinois, cette étude conduit à appréhender par recoupements et images un contenu abstrait dont l’essentiel est une dynamique qui se passe de mots.
Souen, c’est . Et c’est la mécanique de qu’il y a à comprendre.
CONSULTATION DU YI KING
Elle s’opère principalement selon deux techniques. Soit par six jets successifs de 3 pièces de monnaie, soit par une série de comptages d’un faisceau de 50 baguettes de bois. Dans les deux cas on aboutit au tracé d’un hexagramme, bâti de bas en haut. On lit dans le livre le ou les conseils que désignent les opérations effectuées.
Ceci pour mémoire. C’est volontairement qu’on reste ici plus que sommaire. On a voulu s’éviter une simple copie de notice. Pour les plus amples détails que la chose mérite, le mieux est de voir le livre, d’ailleurs indispensable pour un véritable essai.
En revanche et à propos, un conseil bibliographique. Voulant être sûr de parler ici du Yi King, on n’invite à son approche en France que par un seul ouvrage (mise à part l’édition savante des annales du Musée Guimet) : Le Yi King, aux éditions de Médicis, texte de Richard Wilhelm établi par Étienne Perrot. Question de sérieux.
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1 Exactement celle d’un Husserl, par exemple, qui la reconstruit entièrement sous le nom de phénoménologie transcendantale. Son peu de succès dépendant d’ailleurs d’un fait qui corrobore ce que l’on avance : elle demande le plus raide, le plus entier, le moins complaisant des yogas de l’intellect et de l’être tout entier à qui veut la lire.