Robert Linssen
Le zen et l'art de conduire

Vers 1950, le professeur D.T. Suzuki, donnait à New York une série d’exposés traitant de l’art de conduire. Une étude attentive du Zen nous montre immédiatement les rapports existant entre l’art de conduire et l’exercice d’une attention parfaitement adéquate. Chaque année les accidents de la route font des ravages aussi graves qu’une guerre meurtrière. Les causes principales de ces accidents sont de quatre ordres : distractions, refus de priorité, excès de vitesse et dépassements dangereux — les accidents résultant de défaillances purement mécaniques étant plutôt rares.

Publié sous le nom d’Iwan Khowsky (pseudonyme de Robert Linssen)
(Revue Être Libre, Numéro 237, Octobre-Décembre 1968)

Vers 1950, le professeur D.T. Suzuki, donnait à New York une série d’exposés traitant de l’art de conduire.

Une étude attentive du Zen nous montre immédiatement les rapports existant entre l’art de conduire et l’exercice d’une attention parfaitement adéquate.

Chaque année les accidents de la route font des ravages aussi graves qu’une guerre meurtrière. Les causes principales de ces accidents sont de quatre ordres : distractions, refus de priorité, excès de vitesse et dépassements dangereux — les accidents résultant de défaillances purement mécaniques étant plutôt rares.

Nous proposons d’examiner ces facteurs à la lumière de l’attitude Zen.

LES DISTRACTIONS.

Nous savons que les maîtres Zen nous demandent d’être pleinement attentifs à ce que nous faisons. Cette attention doit être l’objet d’une vigilance de tous les instants.

Un automobiliste Zen doit être entièrement disponible aux moindres événements qui se présentent sur la route. La moindre distraction peut avoir des effets dramatiques, surtout à grande vitesse.

Les psychologues ont étudié statistiquement les rapports existant entre les fauteurs ou victimes d’accidents et leurs états psychologiques conscients ou inconscients. Les conclusions sont nettement significatives. Si nous nous mettons au volant de notre voiture, l’esprit encombré de soucis, préoccupations d’affaires, déceptions sentimentales, chocs psychologiques dus à des circonstances pénibles ou trop agréables, il y a de grandes possibilités qu’un accident nous guette. En effet, notre mental sera encombré d’idées. Dans la mesure de l’ampleur de nos contrariétés, de nos émotions désagréables ou de nos plaisirs, une certaine fixité s’établira dans notre esprit. Nous nous coupons ainsi progressivement des réalités concrètes du monde extérieur. Affronter la route dans de telles conditions équivaut à commettre une imprudence aussi grave que celle d’absorber une quantité exagérée d’alcool.

Si nous avons l’esprit préoccupé d’idées ou d’images fixes nous nous mettons dans une double incapacité : premièrement, celle de voir à temps l’obstacle imprévu qui se présente soudainement à nous ; deuxièmement, l’esprit paralysé ne nous permettra pas d’effectuer à l’instant même la manœuvre d’évitement qui nous épargnerait l’accident. Rappelons que les conducteurs angoissés, peureux, crispés à leur volant, provoquent autant d’accidents que les imprudents et les fous de la route.

Le conducteur Zen applique la devise des maîtres qui déclarent « quand j’ai faim, je mange ». Quand il conduit, il conduit. Il est à la route. Ses pensées sont là, complètement d’instant en instant. Rien ne lui échappe.
L’attention juste enseignée par le bouddhisme et le Zen donnent en plus de la vision intérieure un pouvoir de vision physique globale. Ce pouvoir donne paradoxalement la possibilité d’observer les moindres détails de la route, sans s’y attacher, tout en conservant une vision d’ensemble parfaite.

Cette attention ne peut être réalisée que dans la détente. Nous ne reviendrons pas sur les éléments de cette détente intérieure, notre ouvrage s’y est constamment consacré. Sans cette détente, intérieure et extérieure, aucune rapidité de réflexe n’est possible. Or, à grande vitesse, la rapidité des réflexes est d’une importance primordiale.

L’absence d’attention Zen engendre de dangereuses négligences : nous ne regardons pas avec assez de précision les automobilistes arrivant en sens inverse, nous n’observons pas assez ceux qui nous suivent et vont peut-être nous doubler, nous ne sommes pas attentifs aux jeunes écoliers qui jouent en bordure de route et dont l’un pourrait se précipiter sous nos roues.

LES REFUS DE PRIORITÉ

Les enquêtes ont établi qu’au refus de priorité se trouvent toujours mêlées des considérations absurdes d’orgueil ou de prestige personnel. Il est surprenant d’observer l’invraisemblable métamorphose qui s’opère entre le parfait gentilhomme dans son comportement quotidien et le même personnage au volant de sa voiture. Dans le premier cas, nous observons un homme poli, courtois, paisible, souriant et parfois cultivé. Dans le second nous avons devant nous un personnage méconnaissable : violent, agressif, nerveux. La voiture est pour lui l’unique occasion de libérer son agressivité et de s’affranchir de toute contrainte. Nous y retrouvons pendant quelques instants le sauvage déchaîné.

De telles attitudes sont très familières. Mais elles sont totalement étrangères au Zen. L’attention juste des maîtres Zen est un état d’être dépouillé d’avidité et de réactions personnelles. L’attitude adoptée par le pratiquant du Zen dépend, de manière impersonnelle, du lieu et des circonstances. Elle n’est dictée par aucun impératif enfantin d’orgueil, de prestige, d’identification à la possession d’une voiture de telle marque, réputée supérieure à une autre. Dans l’optique de nombreux conducteurs d’aujourd’hui, l’autre conducteur, l’autre voiture sont gênants ; ce sont des intrus, des concurrents, des adversaires, des idiots qui ne savent pas conduire. Dans l’optique du Zen, les autres conducteurs sont des voisins, des compagnons de route qu’il faut respecter comme nous souhaitons nous-mêmes la bienveillance et le respect d’autrui. Dans cette perspective, nous laissons à l’ « autre » le droit de profiter des priorités que le code de la route a convenu de lui accorder. Nous le faisons de bonne grâce, spontanément. Rien n’est plus simple et plus naturel.

Cette attitude résulte également d’une disposition intérieure faite de compassion, de fraternité et d’amour. Dans l’optique du Zen, il n’y a plus « moi » d’abord et l’ « autre » ensuite. «Lui» et « moi » sommes une réalité. La vision de cette unité est notre état d’être constant, en auto ou non.

LES EXCÈS DE VITESSE

Les excès de vitesse résultent autant de l’inattention que de l’orgueil.

Ils résultent de l’inattention, si nous n’avons pas été méticuleux quant à l’emploi de notre temps, si nous avons négligé d’estimer la durée d’un trajet, ce qui nous oblige à gagner à tout prix le temps perdu, à dépasser coûte que coûte les obstacles nombreux des routes encombrées. L’inattention en aggravera encore les dangers si nous négligeons d’observer les voitures roulant en sens inverse, ou calculons mal le déportement de la voiture dans un virage.

L’excès de vitesse résulte de l’orgueil lorsque les conducteurs deviennent les « fous du volant », s’identifiant à la marque de leur Toiture et se croyant déshonorés s’ils sont doublés.

L’inattention et l’orgueil sont, aux yeux des maîtres Zen, des attitudes infantiles et intolérables. Ces attitudes infantiles se présentent des milliers de fois quotidiennement et se terminent par des drames cruels et spectaculaires.

Il est possible que de tels réflexes tentent de s’établir en certaines circonstances de la vie de tout être humain mais le Zen nous demande d’être suprêmement vigilants en de tels instants et de démasquer sur-le-champ des sollicitations mentales aussi déplorables.

DÉPASSEMENTS DANGEREUX

L’attitude « non-mental » du Zen donne un « flair » particulier, tant au judo, qu’au tir à l’arc, qu’au ski à grande vitesse et que dans tout autre sport ou acte concret. A l’automobiliste, il permet d’évaluer correctement la vitesse de celui qui vient en sens inverse, d’être attentif au comportement de ceux qui le suivent, à l’attitude de celui qui va être doublé, et même de pressentir s’il y a ou non danger imminent. Si, par contre, nous nous sommes stupidement identifiés à notre voiture, à nos réactions d’orgueil, notre comportement au volant risque de réunir toutes les conditions conduisant à l’accident fatal.

I. KHOWSKY.