Lucien Gérardin
Lecture pour une fin de temps

Je ne trouve rien d’étonnant à ce que la sagesse traditionnelle ait, dans un passé lointain, découvert empiriquement beaucoup de choses sur cet « esprit », ou cet « homme intérieur », dont notre époque redécouvre avec émerveillement toute l’importance, en particulier par l’étude de ce que l’on appelle les « états différents de conscience ». Un mot bien mal choisi, d’ailleurs, que cette dénomination d’« état ». Il laisserait croire, en effet, qu’il s’agit de configurations statiques, alors qu’un état de conscience est, par nature, un processus dynamique, au contenu indéfiniment changeant dans une certaine stabilité de structure.

(Revue Question De. No 26. Septembre-Octobre 1978)

La science ne cesse d’élargir et d’approfondir notre connaissance du monde, la technique de le dominer chaque jour un peu plus. Mais la science que sait-elle de l’homme ? L’anatomie, la biologie, la neurophysiologie connaissent quelque chose, mais l’homme intérieur « la plus grande richesse dont dispose la vie terrestre » ? On commence peut-être à la découvrir, plus exactement à la redécouvrir, et l’on s’aperçoit que dans un lointain passé la sagesse traditionnelle avait de l’homme une connaissance empirique peut-être, mais minutieuse, suffisamment précise pour n’être en rien démentie par les recherches contemporaines. Réapprendre cette sagesse, relire, ou plutôt lire autrement les grands textes traditionnels constitue, nous dit Lucien Gérardin, la seule attitude efficace en face d’un point critique de non-retour que nous avons à franchir : une Fin de Temps.

Mondes à l’indéfini

En moins de cent ans, notre vision du monde vient de changer radicalement. Elle s’est élargie presque à l’infini dans ces trois directions que sont l’espace, le temps et la complexité. Elle s’est même doublement élargie : l’espace infini n’est pas uniforme et le temps indéfini n’est pas linéaire ; l’un et l’autre sont, eux aussi, complexes. Le XIXe siècle finissant a découvert que notre Soleil n’est qu’une étoile bien quelconque, perdue dans le bras lointain d’une galaxie qui comprend des dizaines de milliards d’étoiles. Cette galaxie, notre petit coin d’univers, s’est aujourd’hui perdue dans la foule de milliards d’autres galaxies, groupées en formations plus ou moins organisées. Dans ce monde hors de toute mesure terrestre, des étoiles naissent, vivent et meurent à chaque seconde. Les galaxies naissent elles aussi à partir de la matière cosmique primordiale. Elles vivent, et meurent, entrant parfois l’une l’autre en une collision catastrophique inouïe dont le retentissement parvient jusqu’à nos radiotélescopes.

Le fer qui colore en rouge notre sang est la cendre d’étoiles de première génération mortes il y a six à sept milliards d’années dans ce feu d’artifice thermonucléaire qu’on appelle une supernova. C’est dans le creuset de cette alchimie cosmique que sont nés les éléments lourds qui, dispersés puis réagglomérés avec l’hydrogène primordial, forment des étoiles de seconde génération à la composition plus complexe, comme notre Soleil avec son cortège de planètes et cette Terre où nous vivons. Partout, Vie et Mort sont inséparables. La vie renaît de la mort chaque fois que, le rôle d’une étoile de première génération s’achevant, il se montre nécessaire qu’elle soit remplacée par des étoiles de seconde génération dont la plupart sont alors pourvues d’un cortège de planètes où peut naître le vivant.

Il n’y a pas que l’espace qui se soit allongé à l’infini ; si la durée normale de vie de ces êtres de matière et d’énergie qu’on appelle étoiles se chiffre en milliards d’années, l’évolution de la vie sur la Terre se chiffre, elle aussi, en milliards d’années… Complexification croissante des organismes vivants et émergence corrélative de toujours plus de conscience constituent un processus naturel et non un accident hautement improbable. Compte tenu du nombre probablement très élevé de planètes susceptibles de voir se développer une vie, on en conclut logiquement que la vie organisée doit être répandue un peu partout dans l’univers. Compte tenu en second lieu de l’indéfini des temps, la vie intelligente, et même « surintelligente », doit à son tour exister un peu partout. Il y a quelques siècles, l’académicien Fontenelle pouvait se donner un frisson intellectuel en jouant avec la pluralité des mondes habités. Aujourd’hui, c’est une quasi-certitude, même si le contact entre deux vies intelligentes n’est pas pour demain. La question : où va l’homme ? ne s’en trouve pas résolue pour autant. Toutefois elle se pose désormais d’une tout autre façon. En quoi les sagesses traditionnelles peuvent-elles apporter leur contribution pour aider à formuler une réponse à cette éternelle question existentielle ?

Les temps et l’histoire

Un apport essentiel de la pensée chrétienne fut le concept de « temps historique ». La Révélation de l’Evangile et la mort rédemptrice du Christ constituent des événements singuliers et uniques, incompatibles avec la conception cyclique des choses et l’Eternel Retour de la philosophie grecque. Ils sont tout aussi incompatibles avec le concept d’un temps brisé et incohérent comme celui des gnostiques du début de notre ère, pour qui le salut ne pouvait résulter que d’une fuite hors du monde et hors du temps. (Henri-Charles Puech : En  quête de la gnose, vol. 1, la Gnose et le Temps (Paris, Gallimard, 1978).

La thermodynamique a fait sien ce temps historique et évolutionnaire en énonçant ce qu’on appelle le Second Principe : Il y a « quelque chose » qui ne peut aller qu’en augmentant dans l’univers. En variant, ce « quelque chose » constitue par cela même la flèche du temps. Le XIXe siècle avait cru que cette augmentation était celle du désordre, ce qui conduisait inéluctablement, semblait-il, à la mort thermique de l’univers physique. On soupçonne aujourd’hui que cette chose en croissance est la complexité et la « consciencification » vers toujours plus d’« esprit » (Jacques Tonnelat: Thermodynamique et Biologie, Entropie, désordre et complexité (Paris, Maloine, 1978). Toute organisation implique la mémoire de sa complexité. La façon la plus simple de mémoriser dans le vivant est via l’information génétique des grosses molécules d’acide nucléique. On observe, au fil des centaines de millions d’années, la progression de complexification qui va de la bactérie à l’algue, de l’algue aux éponges, puis aux poissons et aux amphibiens, ensuite aux reptiles, enfin aux mammifères et à l’homme où culmine une information génétique de quelque 1010 bits. L’homme est en train de prendre la maîtrise de l’organisation de cette mémoire génétique avec ce qu’on appelle l’« engineering génétique ». Un best-seller récent raconte la naissance faustienne d’un bébé-éprouvette, frère de son père, sans véritable mère (David Rorvik : A son image. La prodigieuse histoire du premier clone humain, Paris, Grasset, 1978). On n’en est pas encore là, bien que le point déjà atteint ait lieu de faire réfléchir hommes politiques et philosophes (Nicolas Wade : The Ultimate Experiment, Man – Made Evolution. New York, Walker and Co, 1977). Mais, de toute façon, il ne semble pas qu’il soit possible d’aller en complexité génétique très au-delà de l’homme. Les risques d’erreur à la reproduction deviendraient tels que l’espèce correspondante s’éteindrait vite sous les malformations et les cancers.

Une Fin de Temps passée

La vie, dans son évolution vers toujours plus de complexité, a donc élaboré d’autres mécanismes informationnels afin de transcender la limite précédente. Elle a inventé le système nerveux et les processus d’apprentissage. Ce faisant, la limite a reculé d’un facteur de plus de mille. Les dinosaures furent au point de croisement, à cette Fin de Temps si loin dans le passé terrestre. Leur cerveau, relativement petit, pouvait déjà contenir presque autant d’informations que ce qui était inscrit dans leur codage génétique. Avec les mammifères, et surtout avec ce point avancé qu’est l’homme, l’information acquise par apprentissage l’emporte, et de beaucoup, sur l’information innée.

Il a existé, il y a quelque cinquante millions d’années, certains dinosaures, assez semblables morphologiquement aux actuelles autruches, qui devaient être aussi intelligents que les mammifères de l’époque. On pourrait rêver une évolution différente où l’être terrestre le plus intelligent actuel descendrait de ces dinosaures, et non des premiers mammifères  (En particulier, avec C. Sagan : The Dragons of Eden. Speculations on the Evolution of Human Intelligence. New York, Random House, 1977, pp. 135-136). Après tout, peut-être n’y aurait-il pas de grandes différences dans l’intelligence consciente, à cela près que « cela » utiliserait une numération à base huit et non dix (les dinosaures n’avaient que quatre doigts à chaque patte, au lieu des cinq doigts des mammifères !).

Super-Etres en émergence

Chez l’homme, les possibilités d’acquisition d’informations par apprentissage sont devenues si grandes qu’une vie entière ne suffit plus pour exploiter à fond la capacité potentielle du cerveau. La limite a un peu reculé avec l’allongement de la vie humaine, mais on est vite bloqué dans cette voie. Alors, la Vie a soufflé l’idée de mémoires extérieures : briques cunéiformes, manuscrits sur parchemin, livres imprimés. On en est aux bandes magnétiques et aux mémoires d’ordinateurs. En se mariant avec les facilités actuelles de communication, il commence à en émerger de véritables Super-Etres, authentiquement vivants, aux antipodes des collectivisations uniformisantes auxquelles se résignent des idéologues effrayés par la responsabilité individuelle immense qui s’ouvre toujours davantage grâce à l’émergence en cours de ces super-organisations. Assez curieusement, on se trouve aujourd’hui précisément au point où la mémoire externe des Super-Etres qui naissent commence à l’emporter sur la mémoire individuelle d’un individu humain. Une mutation majeure se profile, avec toutes les turbulences qu’elle entraîne. La complexification qui s’amorce n’a rien d’une collectivisation de masse, tout au contraire. L’union différencie, n’a cessé de répéter Teilhard de Chardin. La mutation en cours va, à la différence de celle qui s’est passée il y a des dizaines de millions d’années, se faire rapidement. Si rapidement même qu’elle prend une allure de « catastrophe » (au sens que le mathématicien philosophe René Thom donne à ce mot), et qu’elle ressemble fort à cette Fin de Temps dont tant de traditions parlent dans leurs mythes.

L’émergence en cours de ces nouveaux Super-Etres réellement dotés de vie, de pensée et de conscience à eux, implique la valorisation essentielle de l’homme individu : chaque personne est irremplaçable. L’homme terrestre peut prendre peur devant cette ouverture. Il peut la refuser en se réfugiant dans l’irrationalité individuelle ou dans la collectivisation de masse. A notre échelle, la catastrophe serait majeure. Mais, à l’échelle de la Vie dans l’univers, cet incident local ne tirerait guère à conséquence.

Le cerveau et l’esprit

Et la tradition dans tout cela ? Son apport me semble plus grand que jamais. Nous redécouvrons en effet que l’homme, et surtout l’homme intérieur dans toute son indéfinie complexité, constitue la plus grande richesse dont dispose la vie terrestre.

Je ne trouve rien d’étonnant à ce que la sagesse traditionnelle ait, dans un passé lointain, découvert empiriquement beaucoup de choses sur cet « esprit », ou cet « homme intérieur », dont notre époque redécouvre avec émerveillement toute l’importance, en particulier par l’étude de ce que l’on appelle les « états différents de conscience ». Un mot bien mal choisi, d’ailleurs, que cette dénomination d’« état ». Il laisserait croire, en effet, qu’il s’agit de configurations statiques, alors qu’un état de conscience est, par nature, un processus dynamique, au contenu indéfiniment changeant dans une certaine stabilité de structure.

L’esprit est « cela » qui émerge du fonctionnement complexe de cette complexité organisée qu’est notre cerveau trinitaire informé par le corps et informant celui-ci. La vie est mouvement ; quand ce dernier s’arrête, c’est la mort.

Deux sources et trois voies

Dans son célèbre ouvrage les Deux Sources de la morale et de la religion (paru en 1932), le philosophe Henri Bergson oppose une racine sociale des morales et des religions, racine collectivisante et donc fermée, à une racine « mystique », individualiste et largement ouverte. Il faut bien des règles éthiques pour vivre sans trop de heurts en société, mais le groupe a toujours eu tendance, pour justifier ces règles, à les transformer en mythes (aujourd’hui en idéologies). Il projette dans ces mythes ses angoisses et ses inquiétudes collectives. Ces dernières restent étroitement liées à l’environnement historique et économique du moment qui a vu naître telle expression des mythes. Ces derniers n’ont donc pas valeur universelle. Il en va tout différemment pour les fruits de la recherche « mystique » cachés dedans.

L’exploration individuelle de l’indéfinie complexité de l’homme intérieur s’est faite selon trois voies principales, chacune grouillante de vie dans sa diversité. L’idée d’une « autre chose » que le corps matériel doit sûrement beaucoup à l’observation attentive de ce phénomène si courant, et encore si mal connu, qu’est le rêve. L’étude du contenu des rêves n’exige aucun appareillage spécial, mais juste un peu de volonté (Voir mon étude : « le Torrent des rêves » dans Psychologie). Elle a pu être menée de toute antiquité.

L’emploi de produits chimiques naturels pour réaliser des états différents de conscience constitue la seconde voie mystique. L’Inde védique a connu le « soma ». R. Gordon Wasson a clairement démontré qu’il ne pouvait s’agir que de l’amanite tue-mouches, un champignon hallucinogène très commun et, au demeurant, assez dangereux à l’usage (R. Gordon Wasson : « Qu’était le Soma des Aryens ? » dans l’ouvrage collectif : la Chair des dieux; l’usage rituel des psychédéliques. Textes réunis par Peter T. Furst ; trad. fr. aux Editions du Seuil, Paris, 1974 ; voir pp. 204-216). L’Europe n’a pas ignoré la voie des « drogues ». L’initiation aux célèbres mystères d’Eleusis (dont les racines s’enfoncent profondément dans les civilisations européennes autochtones pré-indo-européennes) comportait l’absorption d’un breuvage rituel : le « cycéon ».

Des érudits grécisants ont discuté la nature de cette décoction d’orge et de « menthe ». Ils ignoraient, et pour cause, que certaines espèces de « menthes » contiennent des substances psychédéliques capables, par leur absorption, d’induire un état différent de conscience avec « visions » associées (Par exemple A. Delatte : le Cycéon, breuvage rituel des mystères d’Eleusis.

Paris. Société d’édition Les Belles Lettres, 1955 ; p. 65)

La troisième voie de recherche individuelle met en œuvre des techniques corporelles, ou plus exactement, « somato-psychiques », par exemple la méditation, les respirations rituelles, ou encore la dépravation sensorielle. Attention : par méditation, je n’entends pas une réflexion philosophique intense sur un sujet ardu, mais cette activité non active qui vise d’abord à calmer l’esprit (c’est l’étape « Dharana » du yoga, la « Ténèbre obscure » et la « Nuit » des mystiques chrétiens) afin de permettre ultérieurement l’exploration de ses profondeurs indéfinies grâce à la pure concentration (les étapes « Dhyana », puis « Samadhi » du yoga, l’« Oraison » chrétienne). Les descriptions de techniques portent plus, on le comprend aisément, sur les étapes préliminaires de la méditation que sur ses étapes ultimes (et d’ailleurs, peut-il y avoir un point final ultime dans l’exploration en profondeur de l’indéfinie complexité de l’esprit ?).

Les traditions occidentales

L’étude des techniques menant à des états différents de conscience a trop souvent tendance à se limiter au yoga indien, en méconnaissant d’ailleurs ce fait pourtant bien établi : technique avant tout personnelle, le yoga a été récu­péré par le brahmanisme, après avoir été combattu en vain par les prêtres de cette religion fortement socialisée, et donc très ritualiste. Totalement ignoré des Vedas, le yoga plonge profondément ses racines dans les civilisations pré-indo-européennes de la péninsule indienne (Voir en particulier la synthèse de Mircea Eliade dans ses Techniques du yoga. Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1975, éd. Revue ; pp. 261-273). Il existe tant de bons ouvrages consacrés aux techniques somato-psy­chiques du yoga qu’il est inutile d’en traiter davantage ici (Pour ne citer que ceux-là, les ouvrages de Jean Varenne : le Yoga et la Tradition hindoue. Paris, C.A.L., 1973 et le Tantrisme, la sexualité dépassée Paris, C.A.L., 1977, contiennent des chapitres sur le sujet). Je préfère me limiter aux traditions occidentales, trop méconnues. Pourquoi, après tout, l’étude attentive des états différents de conscience n’aurait-elle pas été menée par les sages des grandes civilisations européennes du néolithique, celle qui s’est épanouie au Ve millénaire avant notre ère dans la plaine du Danube, et celle qui, plus tard, érigea les mégalithes sur les côtes atlantiques. C’était bien avant Sumer, l’Egypte, la Crète minoenne et l’Inde védique.

Au IVe siècle avant notre ère, Timée de Tauromenium écrivit des Histoires dont les fragments conservés restent une source précieuse de nos connaissances sur le pythagorisme ancien. Au témoignage de Diogène Laerce, Timée aurait rapporté ce propos d’Empédocle [1] : « Parmi eux, il y avait un homme d’un savoir prodigieux [Pythagore] qui acquit une très grande richesse dans ses pensées car il devint à un point extrême capable d’actes sages de toute espèce lorsqu’il maîtrisait son souffle, il contemplait facilement chaque partie de la réalité passée de dix et même de vingt vies humaines [2]. » Le mot grec pour « souffle » est pra­prides. Ce mot signifie également « pensée ». Cette dernière n’a-t-elle pas la fragilité et la vivacité du « souffle » vital ? D’où une possible ambiguïté dans les traductions [3], surtout quand on refuse a priori, à la suite des rationalistes style XIe siècle, de prendre en compte tout ce qu’il y a d’enthou­siasme mystique chez les anciens sages et philosophes grecs héritiers de la vieille Europe.

Elève de J.-P. Vernant à l’Ecole des hautes études, M. Detienne a clairement montré qu’il fallait voir dans le témoignage d’Empédocle, et dans d’autres analogues, la description de techniques respiratoires concrètes visant la  concentration de l’esprit ou de la « force vitale » diffuse dans le corps humain [4]. Cette concentration pouvait conduire à des résultats stupéfiants puisqu’elle aurait permis à Pythagore de reparcourir ses « vies ». Ce texte reste loin d’être unique : dans son poème philosophique De la nature, Empédocle recommande à un disciple nommé Pausanias « de prendre appui sur une maîtrise du souffle afin de mieux contempler les révélations de son maître » (Fragment 110). Il faut bien l’admettre avec A. Dodds [5] et P. Vernant [6], les premiers philosophes grecs ne furent pas de purs intellectuels. Certains connurent et pratiquèrent des techniques somato-psychiques pour accéder à une meilleure connaissance de l’esprit. Dans sa comédie satirique dirigée contre Socrate : les Nuées, Aristophane ne fait-il pas clairement allusion à l’emploi de « techniques de méditation passive » par le maître de Platon ? Ces techniques plongent sans doute leurs racines dans le vieux fonds européen autochtone.

La tradition fut transmise des platoniciens aux néo-platoniciens des débuts de notre ère. On s’explique dès lors que les techniques respiratoires somato-psychiques aient été abondamment pratiquées par les premiers ermites chrétiens, ceux que l’on a appelé les Pères du Désert, parce qu’ils se réfugièrent dans des cavernes au désert d’Egypte pour y méditer. La tradition s’y transmit de maître à disciple. Elle s’épanouit d’abondance avec le mouvement hésychaste du christianisme oriental orthodoxe. On trouve incidemment en Occident mention de ces techniques. Dans ses Exercices spirituels, Ignace de Loyola montre à mots couverts qu’il n’ignorait rien de l’importance de la respiration pour aider la concentration d’esprit.

A propos de la seconde manière de prier, le mystique fondateur des Jésuites précise que les yeux doivent être « clos ou fixés sur un point sans regarder çà et là ». Cette fixation régulière d’un objet apaise le flot tumultueux des associations imaginatives. La flamme d’un cierge dans la pénombre d’une église se montre à cet égard un excellent support pour la méditation passive. Les techniques respiratoires sont décrites par Ignace de Loyola lorsqu’il traite de la troisième manière de prier par rythme. Cette dernière consiste « à chaque inspiration ou expiration, à prier mentalement en prononçant chaque mot du Pater Noster, de toute autre prière qu’on récitera en ne prononçant qu’un mot entre l’une et l’autre respiration et, dans l’intervalle de temps d’une respiration à l’autre, on s’attachera surtout à considérer soit le sens de ce mot, soit la personne à qui la prière s’adresse, soit sa propre bassesse, soit la distance qu’il y a entre une telle altesse et une telle bassesse ».

L’efficacité de cette technique pour apaiser l’imagination et donc méditer efficacement est certifiée par l’expérience personnelle de l’auteur des Exercices spirituels.

Autre héritière de la tradition néo-platonicienne à travers l’essénisme, la mystique juive de la Kabbale n’a pas ignoré les techniques respiratoires. Spécialiste de renommée mondiale pour tout ce qui touche à cette tradition religieuse, le professeur G.G. Scholem cite ces recommandations d’Aboulafia, un kabbaliste du XIIIe siècle espagnol : « Prends ensuite un bol d’eau pure et une petite cuiller, remplis-la de terre — tu dois savoir exactement le poids de la terre avant de la remuer, ainsi que la mesure de la cuiller. Quand tu l’as remplie, verse et souffle lentement au-dessus de l’eau. Pendant que tu commences à souffler la première cuillerée de terre, prononce une consonne du nom à haute voix et d’un seul trait jusqu’à ne plus pouvoir respirer. Tu dois à ce moment-là tourner ton visage vers en bas. Et ainsi, tu dois former tous les membres entiers à partir des combinaisons qui forment les parties de la tête d’une matière ordonnée jusqu’à ce qu’une figure en naisse [7]. »

On voit, par ces lignes, que les techniques respiratoires ont souvent été associées à la récitation monotone des mots, les « mantra » du yoga indien et la « prière du cœur » des moines hésychastes. Dans l’Angleterre du XIVe siècle, un ermite anonyme rédigea un admirable traité mystique : le Nuage d’Inconnaissance [8]. Ce solitaire expose très clairement le comment et le pourquoi de la répétition, en vue d’apaiser les activités désordonnées de « l’esprit ». « Choisis le mot que tu veux [Dieu : God, ou amour : love], ou tel autre qui te plaît, pourvu qu’il soit court en syllabes… Avec ce mot, tu frapperas sur le nuage et l’obscurité au-dessus de toi. Avec ce mot, tu rabattras toutes les pensées sous le nuage de l’oubli. Si quelque pensée t’importune d’en haut et te demande ce que tu voudrais posséder, ne lui réponds que par ce mot… Sois-en assuré, si tu te tiens ferme dans cette résolution, aucune pensée n’y résistera [9]. »

Redécouvrir la sagesse

Quand on dépouille les textes traditionnels des fatras surajoutés au fil des siècles par les hiérarchies religieuses en place, on reste frappé de leur convergence vers ce qui se montre plus que jamais valable : le destin de l’humanité en général, et l’accomplissement de chaque être humain en particulier dépendent d’abord de nous, et non d’un ciel lointain qu’il suffirait de prier avec des rites appropriés. Cette redécouverte de l’universelle sagesse cachée dans toutes les traditions ne conduit ni à condamner le monde moderne, comme l’a fait un René Guénon, ni à y renoncer, à la manière d’un Lanza del Vasto. La fuite dans des pseudo-passés rêvés par ceux-là qui croient ainsi se mettre à l’abri n’empêchera en rien la mutation de cette Fin de Temps qui s’approche à grands pas. La relecture vivante de tout ce que nous ont légué les traditions me parait de plus en plus la seule attitude fructueuse et valable pour franchir ce point critique devant nous.

L. Gérardin


[1] Chef démocrate vers 450 avant J.-C. dans sa ville natale d’Agrigente, il en fut ensuite banni, car il s’était opposé à la tyrannie du petit nombre, Il réfléchit alors à la nature du monde et vulgarisa la théorie des quatre éléments qui domina la physique occidentale jusqu’à Boyle et Lavoisier. Voir Jean Biès : Empédocle d’Agrigente (Paris, Éditions Traditionnelles, 1978).

[2] Fragment 129, issu de l’ouvrage : Sur les purifications, d’Empédocle

[3] Dans sa traduction (Gallimard, 1955) des fragments conservés d’Héraclite, Parménide et Empédocle, Yves Battistini a adopté «  pensées » ce qui déforme singulièrement l’interprétation.

[4] M. Detienne : la Notion de Daimon dans le pythagorisme ancien (Paris, Les Belles Lettres, 1963), pp. 79-85.

[5] Les Grecs et l’Irrationnel, trad. franç. de The Greeks and the Irrational, 1959 (Paris, Flammarion, 1977). Voir en particulier le chap. 5 : « Les chamans grecs ».

[6] Mythe et Pensée chez les Grecs (Paris, Petite collection Maspéro, 1965, rééd. 1974). Voir en particulier le tome 1, pp. 93-97 et pp. 110-116.

[7] G.G. Scholem : la Kabbale et sa Symbolique, trad. de l’allemand (Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1975), p. 203.

[8] La traduction française d’Armel Guerne  aux Editions du Seuil, coll. « Points Sagesse », 1977.

[9] Le Nuage d’Inconnaissance, chapitre 7 : « Comment l’homme se gardera dans cette œuvre contre toute pensée, et particulièrement, contre celles issues de la curiosité et l’astuce de l’esprit mondain ».