Jacques Ardoino
L'éducation minuscule ou la pédagogie à fonds perdu

Hors de ces péripéties, tenant lieu d’essentiel, l’éducation se contente du statut médiocre que lui assignent nos sociétés. Sans doute pour être finalement plus « domesticatrice », selon l’expression de Paolo Freire, l’économie attend d’elle des tâches ancillaires, serviles, autrement dit : une fonction « domestique ». Il n’y a pas et il n’y aura sans doute jamais de « Prix Nobel » de l’éducation. Il y a peu de politiciens de métier, ayant quelque talent, prêts à consacrer du temps et de l’énergie à ce travail herculéen. Peu importe si, parallèlement, le gâchis social s’accroît, au fil des décennies ; si les problèmes éducatifs rebaptisés pour la circonstance : « problèmes de civilisation » (délinquance, violence, toxicomanies, prosti­tution, etc.) s’accumulent et sont confiés, pour être commémorés plutôt que traités, à des commis ad hoc (M. « Drogue », Mme « Prostitution », etc.) ; si des pays technologiquement avancés comme le nôtre se retrouvent finalement en état de désalphabétisation croissante.

(Revue 3e Millénaire. Ancienne série. No 11. 1983)

« … il n’y a d’autre sens que celui créé dans et par l’Histoire. »
C. CASTORIADIS : La logique des magmas et la question de l’autonomie.

Les difficultés de rentrée – qu’elles soient scolaires ou universitaires – sont pour la plupart du temps évo­quées sur le seul plan du manque de places, d’absence de profes­seurs et d’une pagaïe congénitale à ce service public. Mais ce sont là de petits maux qui ca­chent bien les vrais problèmes et surtout l’absence de vraie éthique de l’éducation. « L’éducation française, dit ici Jacques Ardoino, se contente du statut médiocre que lui assignent nos sociétés. » Peu de gens et très peu de politiciens sont prêts à s’attaquer à ce pro­blème de recréation d’une éducation aujourd’hui « minuscule ». Et tant pis si le gâchis so­cial s’accroît chaque an­née. C’est pourquoi un pays technologique­ment avancé comme le nôtre se retrouve en état de désalphabétisa­tion croissante. Dans cet article d’introduc­tion à ce numéro axé sur la rentrée universi­taire, Jacques Ardoino dresse le bilan conster­nant de la notion éduca­tive et de la pauvreté imaginative des diffé­rents gouvernements qui se sont succédé et là, l’héritage ne date pas d’hier. Cependant, avec un réel effort, on peut encore repenser l’éducation, on sait quelles sont les solu­tions possibles. L’article de Jacques Ardoino les montre aussi.

Le recours au futur peut servir bien des fins. Chercher à temps, par exemple, à discerner « les lignes de force » d’une évolution supposée prévisible pour y être mieux préparé. C’est généralement l’objectif des prospectives et des démarches de futurisation, toujours prises aux pièges de la contradiction entre une rationalité sur laquelle elles prétendent s’appuyer, donc de l’ordre d’une axiomatique, et le pressentiment d’autres logiques, d’autres modes d’intelligibilité, ren­dant mieux compte des bonds et des ruptures caractérisant également la création et l’invention de ce qui n’était pas encore. Dès lors, l’anticipation de l’avenir est-elle mieux servie par l’intelligence systémique d’une combinatoire, ou par l’intuition d’un imaginaire radical et d’une « logique des magmas » (Castoriadis) ? [1]. C’est une question qui est encore loin d’être résolue. Mais, à trop gager l’avenir, on hypothèque aussi le présent. En s’en détournant d’abord, pour oublier ce qui nous déçoit du moment et nous renvoie à notre impuissance.

On escompte alors des lendemains qui chantent, une autre société, sinon un autre monde ou une autre vie. Certes, l’utopie peut se révéler féconde. L’Histoire nous en apporte bien des exemples. Mais nous savons aussi que le mythe est finalement beaucoup plus conservateur que réellement créateur. Comment réhabiliter l’imaginaire et ses forces créatrices sans restaurer la magie ? C’est une autre question liminaire à notre propos, bien illustrée, semble-t-il, par cette « fuite en avant » typique d’une nouvelle mode américaine, pour laquelle les erreurs mêmes de la science (réductionnisme positiviste, cloisonnements disciplinaires) doivent attendre leur dépassement du mouvement progressif de celle-ci, entonnant une nouvelle fois l’hymne habituel à une hyper-technologie cautionnant, comme par hasard, un univers économico-politique intact.

Ainsi, les « essais » de Fritjof Capra retrouvant dans la physique moderne le dessin ancien du TAO chinois et quêtant, dès lors, quelque point de « retournement » ; ainsi Les Enfants du Verseau de Marilyn Ferguson. Tout s’y mêle allègrement, sinon confusément : le culte néophyte, mais tenace du « holisme », la cybernétique, les logiques de la communication de l’école de Palo-Alto, les promesses de la « nouvelle Alliance », l’appel à un néo-orientalisme mal assimilé parce que dépaysé, etc. ; mais, bien évidemment, l’épistémologie n’y reconnaît plus les siens. La science sort d’un tel roman renforcée et confortée dans ses ornières. La mystification reste, en effet, la plus proche compagne des zélateurs du mystère. Réciproquement, il est vrai, la nécessaire acceptation de nos limites ontogénétiques et phylogénétiques doit aider à repérer les bornes de toute connaissance humaine. Notre propos voudrait se situer dans une perspective critique plus résolument herméneutique.

Puisque l’enfance est l’avenir de l’homme, on est bien évidemment tenté de s’interroger sur les perspectives ouvertes par l’éducation. Celle-ci veut être, en effet, le « pont » aussi nécessaire qu’impossible [2], entre le présent et le futur proche. C’est à elle, dans cette visée, de préparer, tout à la fois, les hommes d’aujourd’hui et ceux de demain, les adultes et les représentants des jeunes générations, aux changements scientifiques, techniques, économiques et politiques auxquels ils se trouveront effective­ment confrontés. Mais, tout d’abord le présent nous permet-il d’augurer quelque chose de bon en la matière ? Même si, de-ci de-là, quelques philosophes (Kant, Nietzsche) ont bien voulu, dans le passé, s’intéresser à un tel sujet, il faut bien reconnaître qu’il ne passionne généralement pas les élites scientifiques ou politiques. Kant remarquait déjà dans ses réflexions sur l’éducation qu’à son grand étonnement les princes, les savants et les artistes portaient assez peu d’attention à cette fonction sociale dont on devrait toutefois attendre un peu plus de progrès, sinon de perfection. Les temps n’ont guère changé, et ceux annoncés par Nietzsche, où la grande politique et l’éducation se confondraient, ne sont pas venus. L’éducation ne fait ordinairement pas parler d’elle (et les alchimistes ès futurs auxquels nous faisions allusion plus haut ne dérogent pas à la règle), sauf quand quelque crise aiguë la remet en vedette. C’est l’appel sur les ondes de tel homme politique, pour l’organisation improvisée de cours d’éducation civique, au lendemain de l’attentat de la rue Copernic ; ce sont les feux des projecteurs des « médias » braqués sur les universités, à l’occasion de la dernière en date des « lois d’orientation » et de la contestation suscitée parmi les étudiants faisant aussitôt conclure à la répétition de mai 1968 ; c’est le Premier ministre « montant aux créneaux » pour prévenir les réactions populaires à une rentrée que tous les experts annonçaient encore un peu plus misérable que les précédentes ; ce sont, enfin, les reprises inépuisables de la geste laïque remobilisant activement pour une guerre câlinant allégrement son centenaire. Le président de la République, en personne, prend conscience de la « déprime » des sciences et de la recherche historique, et c’est aussitôt l’agitation fébrile pour ranimer celles-ci. Hors de ces péripéties, tenant lieu d’essentiel, l’éducation se contente du statut médiocre que lui assignent nos sociétés. Sans doute pour être finalement plus « domesticatrice », selon l’expression de Paolo Freire, l’économie attend d’elle des tâches ancillaires, serviles, autrement dit : une fonction « domestique » [3]. Il n’y a pas et il n’y aura sans doute jamais de « Prix Nobel » de l’éducation. Il y a peu de politiciens de métier, ayant quelque talent, prêts à consacrer du temps et de l’énergie à ce travail herculéen. Peu importe si, parallèlement, le gâchis social s’accroît, au fil des décennies ; si les problèmes éducatifs rebaptisés pour la circonstance : « problèmes de civilisation » (délinquance, violence, toxicomanies, prosti­tution, etc.) s’accumulent et sont confiés, pour être commémorés plutôt que traités, à des commis ad hoc (M. « Drogue », Mme « Prostitution », etc.) ; si des pays technologiquement avancés comme le nôtre se retrouvent finalement en état de désalphabétisation croissante.

Sans doute, les conjonctures alternent. Il y a des périodes de l’histoire où tout semble, et se révèle possible, où les attentes de changement, le vouloir « survivre », se vivifient, s’incarnent et se réalisent plus ou moins, tandis qu’à d’autres moments tout se ferme, se raidit, se bloque pour finalement ne consentir qu’une subsistance médiocre et sordide. Il est frappant, à cet égard, de comparer les lendemains de la dernière guerre mondiale, avec les formidables espoirs dont ils étaient porteurs, les projets qui y naissaient, et la dynamique qu’ils instauraient, et les compulsions de répétition moroses d’aujourd’hui. L’éducation s’ajuste à cette démarche sinusoïdale, au point de s’y abîmer peut-être irrémédiablement. Pour nous limiter à cette image, l’enchantement groupal et l’utopie autogestionnaire des années 1950 ont maintenant fait place au « spectre » bureaucratique [4]. Cela semble bien constituer une loi assez générale : dans les temps de crise économique et politique, l’éducation se rapetisse encore, se « rabougrit », ou, ce qui revient au même, se « tétanise ». Quand ce n’est pas la limitation d’accès à des élites soigneusement filtrées, c’est la « normalisation » des organisateurs, au nom des difficultés d’un service étendu au plus grand nombre qui nous rappellent que le développement de l’esprit critique n’est pas, de très loin, la chose la plus souhaitée du monde par les « establishments». C’est sans doute pourquoi il y a peu de recherches, faute de moyens conséquents, et, en dépit de multiples réformes qui se suivent et s’annulent mutuellement, la pensée pédago­gique n’évolue guère.

Il est, alors, intéressant de se demander comment l’homme de la rue, chacun d’entre nous, se représente aujourd’hui la fonction éducative ? À la fois, elle le concerne quelque peu, puisqu’il en sent les difficultés éventuellement dans sa propre famille, et, de toutes façons, les retombées multiples dans sa vie quotidienne, et elle ne le concerne pas, ou seulement de très loin puisqu’à partir du moment où il consent, pour cela, des sacrifices économiques (frais de scolarité et/ou impôts) elle devient pour lui affaire de préposés, de spécialistes. Nous nous trouvons, de fait, en face d’un appareil bureaucratique d’État, d’un service public lourd, particuliè­rement onéreux pour la collectivité, par l’importance des effectifs qu’il entretient, presque entièrement accaparé par les soucis économiques de sa propre gestion [5], jusqu’au point de perdre le sens de ses finalités, qui assure directement ou indirectement (à travers une tutelle), le quasi-monopole de cette fonction. Ce sont des paramètres économiques et démographiques qui règlent principalement les flux d’un tel système, ordonné aux exigences des marchés de production et de consommation. Ce sont des technocrates qui le gèrent. En moins de trente années, l’administration, qui était tout naturellement, jusque là, la base logistique, l’intendance, de la fonction pédagogique (de l’enseignement, de la formation proprement dite), en est devenu l’appareil orthopédique, correcteur et contrôleur, tendant à tout régenter jusqu’aux initiatives, aux innovations ou à la qualité de la spontanéité dans les relations entre les différents partenaires, au sein des situations éducatives.

Tout comme, jadis, certaines variétés préhistoriques, appelées de ce fait à disparaître rapidement, ce grand corps social hypertrophié n’a proportionnellement plus de tête, à tout le moins plus de cerveau (seules quelques fonctions quasi-cérébelleuses subsistent encore). Les avatars de la notion de « projet », dans les milieux académiques, après bien d’autres, illustrent remarquablement ce point. Il s’agit toujours (y compris quand on parle explicitement d’une « pédagogie de projet », variante ravaudée d’une « pédagogie des objectifs » déjà obsolète) [6], de projets-programmatiques, tels que l’ingénieur, l’architecte, le comptable ou le financier peuvent nous en proposer. En ce sens, il s’agit de plans, d’épures, de projets de budgets, de maquettes anticipant et préfigurant dans les moindres détails la chose à construire ou à réaliser. Ici, le dessin masque évidemment le dessein. Le projet (à l’autre sens du terme), le projet-visée, celui qui veut essentiellement exprimer des valeurs, privilégier des finalités, c’est-à-dire le projet au sens du philosophe (cf. la notion sartrienne) ou du politique (un « projet de société », par exemple), est toujours supposé évident, connu par ailleurs, prématuré ou franchement inutile, au nom de je ne sais quel « réalisme ».

Mai 1981 a été, à cet égard, une occasion manquée. On n’a pas pu la saisir à temps et on ne voit pas très bien comment la rattraper, alors que l’état de grâce s’est estompé et que la résignation a pris une nouvelle fois la relève de l’enthousiasme de départ. Il y avait, cependant, du fait des carences accumulées au long des décennies précédentes, des attentes sans doute confuses mais considérables dans tous les milieux concernés. Il n’y a pas plus de vision d’ensemble aujourd’hui que dans le passé. L’imagina­tion gourde hiberne maintenant à gauche comme elle l’a fait si longtemps à droite. À défaut, les gadgets de toutes natures tentent toujours de faire illusion et diversion. On n’a pas encore compris vraiment que la « fonction politique » de l’éducation prime absolument sa « fonction domestique ». Si des changements radicaux sont réellement escomptés, et si la contrainte est un moyen délibérément écarté pour les promouvoir, il faut recourir à l’éducation. Là où les investissements éducatifs n’auront pas été faits à temps, la répression organisationnelle prendra obligatoirement la relève. Telle est l’alternative. On trouvera, au demeurant, dans l’actualité, à tous les points cardinaux de l’horizon politique, des exemples de ces « révolu­tions chirurgicales », suraliénant et mutilant l’homme, au nom de son bonheur et de sa libération. Nous l’avons dit ailleurs (Éduc. et Pol., op. cit.), la relation entre projet éducatif et projet politique de société est fondamentale et nécessaire. Celui-ci seul pouvant fonder et éclairer celui-là. Bien loin de ces considérations, dans la pratique, l’appareil institutionnel d’État attend naïvement que ce soient les enseignants, les formateurs, à la base, qui dans les établissements, avec ou sans le concours de leurs organisations syndicales, élaborent des projets, dont le ministère fera, par la suite, démocratiquement, le sien (circulaire du ministre de la rentrée 1982-83). Il y a là, sinon un expédient, une ignorance effarante de la dialectique, notamment en ce qui concerne les relations pourtant classiques du « bas » et du « haut ». Si la hiérarchie propose le modèle du non-projet, à travers son propre comportement, tout en encourageant, à grands renforts de médias, la montée des propositions de la « base », tout en espérant que celles-ci prendront des formes évolutionnaires et non révolutionnaires, elle sera inévitablement déçue. Son exemple l’emportera aisément sur sa rhétorique incitative.

Il est également remarquable que le projet (toujours organisationnel et technique plus qu’institutionnel et politique) d’aménagement d’un grand ministère de l’éducation ait tourné court. On a bien regroupé les écoles et les universités, mais en coupant ces dernières de la recherche (Cf. art d’A. Coulon). En outre, l’éducation reste séparée de la formation professionnelle et, nous y insisterons plus loin, de la culture, par l’effet des découpages ministériels. On sait, pourtant, depuis longtemps, que l’éducation est une fonction sociale globale qui, sans se confondre avec l’information, ni avec l’instruction, déborde largement les « petits mondes » de l’école et de l’université. Mais les gestionnaires, suivant leur logique propre, pratiquent tout autrement. En cela, ils expriment assez bien ce qui nous tient lieu de « vision du monde ». Le fonctionnement des sociétés est encore conçu, à partir d’une intelligence mécaniste, en termes d’organisation étroitement taylorienne. La pensée pratique, celle qui structure nos comportements quotidiens reste linéaire et catégorielle (idem). Il y a, ainsi, des « domaines réservés », des préposés, des gradés, des profils, des qualifications qui, bien que définis « fonctionnellement », voient réapparaître une ontologie seulement camouflée. L’éducation permanente et l’éducation des adultes sont encore imaginées par beaucoup comme d’une tout autre nature que les formations initiales, dont elles deviendraient, dans les meilleurs des cas, les prolongements linéaires, alors qu’elles devraient, en fait, être considérées comme la « raison » (au sens mathématique du terme), la loi d’ensemble.

Tout à la fois, nos valeurs les plus traditionnelles s’effritent et se diluent, parce que battues en brèche par les effets des mutations diverses, et nous restons prisonniers d’un univers d’« essences ». C’est toujours la logique aristotélicienne, ensembliste-identitaire, qui est à l’œuvre dans le « langage digital » des informaticiens. Dans un tel « espace » intellectuel, justement faute de « temps » historique, il n’y a pas de place, pour une pensée dialectique. Elle se gâche aussitôt en réification [7]. La science positiviste du XIXe siècle a remarquablement su développer une intelligence de l’ordre, éventuellement des ordres différents de phéno­mènes, mais a très magiquement rejeté hors de son sein, dans les ténèbres extérieures, tout ce qui l’encombrait, et dont elle ne savait que faire, parce qu’impuissante à le « modéliser » : le chaotique, le désordre, l’arkhè, l’irrationnel, la subversion et, par conséquent, la dimension poiétique de l’univers. Cette méconnaissance systématique de l’imaginaire, dans l’ordre de la connaissance, nous détourne progressivement des significations et du sens au fur et à mesure que s’accroissent nos exigences de cohérence et que se développe, par conséquent, la sophistication de nos moyens de contrôle. Devereux a très bien montré que la montée de l’angoisse renforce individuellement et collectivement de tels besoins (De l’angoisse à la méthode). C’est une autre constante : plus on investit dans la recherche de la cohérence, plus on perd en signification, jusqu’à l’insignifiance, marquée à la limite par la redondance d’un contrôle purement tautologique. Réciproquement, d’ailleurs, plus une analyse est poussée dans la recherche des significations et plus elle tend vers l’incohérence (au double sens logique et psychiatri­que du terme).

Plus généralement encore, la coupure radicale entre la culture et l’éducation affaiblit considérablement la portée de cette dernière. Dans les sociétés traditionnelles, il y avait toujours des liens intimes entre l’éducation et la culture. Qu’il s’agisse de la « culture cultivée » ou de la « culture de masse », pour reprendre la distinction d’E. Morin [8], d’une part, ces deux types de culture conservaient des correspondances entre eux, d’autre part, les formes institutionnelles, les structures sociales et la science du moment restaient articulées à ces cultures, au sein d’une « weltanschauung ». C’est cette cosmogonie qui constituait la source profonde du sens, des significations, des assomptions éthiques et esthéti­ques, des valeurs conférées pratiquement aux choses, aux êtres, aux événements et aux comportements. Dans le monde moderne, il n’en va plus de même. Les cultures ont éclaté en plusieurs systèmes concurrents. La « culture cultivée », celle des « humanités », produite par les intelligent­sias et consommée par les classes privilégiées, pouvant seules y accéder aisément, perd aujourd’hui de son importance. Les clientèles élitiques vont se diversifier, au point de ne plus très bien se comprendre entre elles, face à de multiples cultures ou sous-cultures scientifiques et techniques très spécialisées, dont les nouveaux bénéficiaires, en nombre très restreint, sont à la fois créateurs et utilisateurs. De son côté, la culture de masse tend, à travers le flux abondant et rapide des médias, privilégiant l’actualité, l’événementiel, le sensationnel à se dissocier de plus en plus, aussi bien des cultures scientifiques, trop complexes et inaccessibles, que de la culture cultivée massée, malaxée, lavée jusqu’à la perte de toute substance, selon le modèle mac luhanien. Le problème est alors que la culture scolaire et universitaire tend à se constituer et à s’autonomiser, à son tour, par rapport aux précédentes, pour vouloir tenter un impossible compromis entre elles. Cet éclatement, qui, du reste, traverse toutes les sciences anthropo-sociales, plus promptes que d’autres disciplines à en faire le constat, mais impuissantes jusqu’ici à y apporter remède, est un des moments de crise particulièrement dramatique de l’aventure intellec­tuelle occidentale. Tant qu’on ne parviendra pas à un « remembrement du discours humain » (Ricœur) à partir des différentes formes selon lesquelles il s’exprime, il y aura une redoutable atrophie du sens.

Une autre forme de dissociation grevant aussi lourdement les rapports entre les savoirs, la culture et l’éducation est celle qu’entraînent les différentes formes de déchéance de la temporalité dans nos sociétés. Il faut entendre, ici, le mot temporalité au sens quasi bergsonien (durée), ou, si l’on préfère, en tant qu’Histoire, et non au sens du temps chronologique ou chronométrique des organisateurs (de Chalendar, Attali), temps spatialisé, converti par un étalon abstrait en quantité homogène, réver­sible parce qu’échangeable [9] tandis que le temps-durée, celui de la vie et de la mort, reste dramatiquement irréversible. Celui-ci est axiogène alors que celui-là reste invariablement déterminé par sa valeur-étalon. Comme C. Castoriadis l’a bien mis en évidence, le jeu de l’imaginaire radical créateur, du sens et des significations est inséparable de l’Histoire. Temps et altération sont indissociables. Pour espérer sortir de la clôture logique, d’une aporie, il n’est finalement que le cours du Temps. Tout à l’opposé, pour fuir les affres d’un devenir impliquant leur mort, nos contemporains se veulent construire quelque « forteresse vide » à partir d’une quête fébrile de l’intemporalité. Dans l’unidimensionnalité émergée de leur imaginaire desséché nos sociétés semblent tout entières dévolues à l’espace. Par tous les moyens (y compris ceux des révolutions culturelles), elles cherchent à couper, à renier leurs racines, leurs origines (seules les minorités, parce qu’elles se situent aux marges, se positionnent à l’inverse). Ce faisant elles hypothèquent considérablement les chances d’autorisation et de maturation individuelles et collectives.

Selon les contextes, ces formes de déchéance de la temporalité seront différentes. Une centration privilégiée sur le passé, aboutissant par conséquent à négliger le présent et l’avenir (culture traditionnelle, révolution droitière guidée par le mythe du retour à la pureté des origines), est une forme de « réification » très fréquente. La « fausse conscience » (Op. cit.) résultera tout autant d’une centration pragmatique sur l’ici et le maintenant, voulant délibérément faire l’économie de l’Histoire (psycho-sociologie américaine : Moreno, Rogers, notamment les thérapies anti-analytiques et les courants corporels). Enfin la centration sur le futur constituera une autre variante (l’an 01 gauchiste).

C’est dans la mesure où les différentes instances sociales exerçant implicitement ou explicitement la fonction éducative tendent à cette forme de schizodémie (dissociation de la « vision du monde ») et deviennent, de ce fait, unidimensionnelles, parce que non herméneutiques, non histori­ques, et non dialectiques, que nous pouvons parler aujourd’hui d’une éducation minuscule, dans l’ordre du temps, alors que paradoxalement elle semble envahir démesurément – l’espace social ne parle-t-on pas déjà d’une « société pédagogique » (J. Beillerot, P.U.F., Paris, 1982) ? Mais, on l’a bien compris, faute de projet et de la trame culturelle à partir de laquelle elle pourrait tisser utilement le fil d’un devenir, ces extensions encombrantes s’effectuent, en quelque sorte, à fonds perdu.

Au début du siècle, Wells prophétisait déjà que si nous ne savions pas gagner la bataille de l’éducation (il ne s’agissait manifestement pas, pour lui, de la question de la laïcité), il n’y aurait pas de vingt et unième siècle à notre civilisation. Nous sommes à la veille de 1984, année retenue par Orwell pour un scénario d’anticipation. On n’a pas oublié, non plus, le Meilleur des Mondes d’A. Huxley. Si l’on veut pratiquement contredire le pronostic d’un « no future », il est, peut-être, grand temps de travailler à repenser les problèmes éducatifs dans une toute autre perspective, notamment anthropologique, que celle de ces dernières décennies. Si l’on ne sait pas susciter de « nouvelles humanités », à partir d’une théorie de l’homme et d’une politique pour l’homme (E. Morin), l’éducation demeu­rera un rituel de plus en plus sclérosé, improductif et insignifiant. Mais, une telle réflexion passe, d’abord, par l’élaboration d’une épistémologie nouvelle, élargie, réintégrant et réhabilitant, au sein de l’ensemble des sciences anthropo-sociales, dont les sciences de l’éducation dépendent étroitement [10], les jeux du sens, des significations, du désir, de l’imaginaire, de la dimension historique, des processus inconscients, ainsi que le rôle moteur et dialectique des conflits, hors desquels la vie (en ses formes biologiques, psychologiques et sociales) est toujours plus ou moins réduite à quelque déterminité-mécanicité. Comme tout le courant herméneutique [11] tend à l’établir, les sources de la connaissance sont multiples. La compréhension, l’intuition poiétique, l’interprétation, doi­vent dans l’ordre de l’humain s’articuler à l’intelligence déterministe des causes, tout comme l’implication se conjugue, de fait, avec l’explica­tion [12]. C’est, alors, d’une intelligibilité multiréférentielle [13], qui est autre et plus qu’une reconnaissance devenue banale de la « multidimen­sionnalité », qu’il est, ici, question. L’homme à travers son histoire est ainsi déchiré entre sa nécessité identitaire d’unité et d’universalité et son expérience plurielle et particulière d’altérations. Cette contradiction fondamentale définit justement l’impossible spécificité de la tâche éducative. Pour vouloir attendre quelque maîtrise d’une telle ambiguïté, on entrevoit sans peine l’importance d’une formation appropriée des éducateurs.

Une telle réflexion suppose, ensuite, l’assomption volontariste d’un projet politique effectivement capable de conjuguer de telles données et ses propres visées.

Jacques Ardoino né à Paris le 6 mars 1927. Marié, deux enfants. Père, journaliste parlementaire, mère, artiste dramatique. Licence en Droit, Licence d’enseignement de Philosophie, Licence de Psychologie, Diplôme d’Études Supérieures de Philosophie, entre 1948 et 1950 à l’Université de Rennes.
Doctorat de Troisième Cycle en Administration des Entreprises, Université de Bordeaux, 1966.
Doctorat d’État es Lettres et Sciences Humaines, Sciences de l’Education, Propos Actuels sur l’éducation, Université de Caen, 1973.
À partir de 1955, Enseignements secondaire et supérieur (Maître assistant, Maître de Conférence, Professeur, Universités de Bordeaux, de Caen et de Paris-VIII-Vincennes). Consultant.
Chevalier dans l’ordre des Palmes Académiques (1985), Chevalier dans l’ordre de la Légion d’Honneur (2006).

[1] Cf. : C. Castoriadis, L’institution imaginaire de la Société, Seuil, Paris, 1975, et « La logique des magmas et la question de l’autonomie » in Colloque de Cerisy : L’auto-organisation – De la physique au politique, Seuil, Paris, 1983. Magma : ensemble encore inorganisé (selon les « canons » d’une logique repérée) ; intéresse des ensembles d’ensembles de phénomènes, en état de coexistence mais radicalement hétérogènes entre eux (de sous-ensemble à sous-ensemble), irréductibles les uns aux autres et cependant indissociables, impossibles les uns sans les autres : ainsi le psychique et le social-historique.
[2] Nécessaire parce que, selon la théorie de Bolk, reprise par Lapassade, de la néoténie de l’homme, de son inachèvement, on ne peut faire l’économie de son éducation pour une « entrée dans la vie », comme dans la société ; Impossible, parce que, selon le mot de Freud, une telle tâche ne peut espérer de réussite, au sens usuel de ce dernier terme. Cf. : les articles de C. Tourette et A. Guy, de B. René, de D. Dufour.
[3] Cf. J. Ardoino,
Éducation et Politique, 1977, et Éducation et Relations, 1980, Bordas-Dunod-Gauthier Villars, Paris.
[4] Cf. G. Lapassade, «
De l’enchantement du groupe au spectre du goulag », l’homme et la société, 45-46, 1977, Anthropos, Paris.
[5] Les gouvernements les plus honnêtes peuvent penser à bon droit que leur devoir est d’assurer ce service onéreux dû à la nation, en tentant d’en limiter, toutefois, le coût par l’effet d’une gestion plus rigoureuse.
[6] La fiabilité ultra courte des modes pédagogiques qui se sont succédé au long des trente dernières années en dit long sur leur portée.
[7] Cf. J. Gabel,
la Fausse Conscience, Minuit, Paris, 1963. Le terme de réification (du latin : res, la chose), employé notamment par G. Lukacs désigne la forme d’aliénation, fruit d’une fausse conscience, transformant des processus vivants, ou des ensembles d’idées, en choses, en leur prêtant une autonomie qui les dissocie désormais de la réalité en interdisant toute relation dialectique.
[8] De la culturanalyse à la politique culturelle
» in Communica­tions, 1969. On trouvera dans l’interview du Pr. J. Misumi une bonne illustration de la relation concrète culture-éducation.
[9] Il est remarquable que le temps dit « réel » dont parlent les informaticiens soit le temps zéro, le temps sans profondeur, l’absence de délai. Plus généralement encore, depuis X. de Cha­lendar, les discours sur
L’aménagement du temps (pourquoi par le management ?), font fureur.
[10] Nous avons consacré la matière d’un numéro entier de la revue
Pratiques de formationAnalyses à cette problématique (4, 1982). Le colloque national 1983 de l’A.E.C.S.E. y était également appliqué, tandis que l’A.M.S.E. (Association mon­diale des sciences de l’éducation) abandonnait le thème, après l’avoir, un temps, envisagé pour son prochain congrès internatio­nal. Cf., également, les travaux de M. Finger : La recherche-action. Réflexions épistémologiques sur une alternative méthodolo­gique, 1981 ; Cosmogonie et Société, 1982, Université de Genève.
[11] Cf., notamment, les travaux de l’école de Francfort et, pour l’historiographie du mouvement, de F. Ast et F.A. Wolf, F. Schleiermacher, W. Dilthey et E. Betti, J. Habermas, P. Ricœur, ainsi que le courant parallèle d’E. Husserl, M. Hei­degger et H.G. Gadamer, cf. : M. Finger in
Biographie et Herméneutique, chap. 2, Presses Universitaires de Montréal, 1983. Cf. l’article de R. Barbier.
[12] J. Ardoino : «
Le sens de l’analyse » in Pratiques de formation – Analyses, 4, 1982 ; et « Polysémie de l’implication » in Pour, 88, 1983. Cf. également M. Bataille : « Explication et Implication ».
[13] Cf. : Educ. et Pol. et Educ. et Rel., op. cit.