(Revue Teilhard de Chardin. No 67-68. Novembre 1976)
(Résumé de l’intervention au 16e symposium International Pierre Teilhard de Chardin)
Sœur Marie-Ina Bergeron (France), philosophe et sinologue, allait évoquer dans la Chine qu’elle a connue et vécue, « les 10.000 êtres » c’est-à-dire la pluralité cosmique.
Les Chinois ont deux façons d’exprimer le cosmos. Il y a la terre et il y a le ciel.
Mais il y a aussi le cosmos dans son unité.
Il y a à la fois le cosmos dans son unité et dans sa pluralité c’est-à-dire dans la rencontre des 10.000 êtres. « Dans la pluralité cosmique, les Chinois ont inséré l’homme. »
« De tous temps, les 10.000 êtres sont présents en moi » dit Mencius, qui vécut au IVe siècle avant notre ère. Le 7e livre de Mencius commence ainsi : « L’homme qui va jusqu’au bout de son cœur connaît sa nature. Et sa nature connaît le ciel ».
Tous les hommes reçoivent ces dons. Mais tous n’y sont pas sensibles. Tous n’y pensent pas. « Confucius, dans la Grande Etude, s’exprime ainsi : L’homme qui va au fond de lui-même découvre une suprême Excellence. Parvenu à ce point de son intériorité, il se regarde et est capable de se réfléchir et de se découvrir toujours plus grand. Cependant au point de sa rencontre avec l’Excellence, il est aussi accablé de silence et de paix. C’est pour lui, un moment de fixation et de cogitation anxieuse. »
Et ici, l’oratrice fait un rapprochement avec le Père Teilhard qui dans le Milieu Divin explique sa descente dans les profondeurs de son être « … j’ai pris la lampe, et quittant la zone, claire en apparence, de mes occupations… je suis descendu au plus intime de moi-même… après la conscience d’être un Autre et un plus grand que moi… ».
Après que le Père Teilhard eût été confronté avec l’Inconnu, « il a été lui aussi effrayé devant cette immensité mystérieuse. Et il dit la convergence de toutes les forces de l’univers et aussi qu’il aurait été effrayé s’il n’avait entendu la voix évangélique Noli timere. Ego sum ».
Evidemment Confucius qui a vécu cinq cents ans avant Jésus, n’a pas entendu la voix chrétienne ainsi que devait le faire le Père Teilhard deux mille cinq cents ans plus tard. « Mais il a connu comme Teilhard ce Point d’Absolu et la rencontre des 10.000 êtres présents en lui. »
« Le Père Teilhard avait découvert au fond de soi d’une part les forces cosmiques, l’Energie Organisatrice et d’autre part, la béatifiante passivité, la contemplation. »
La Chine a également eu ces deux options : le point ultime où l’homme rencontre du Tout Autre, Le Tout Autre, et celui du rendez-vous avec les 10.000 êtres, tout ce qui existe dans le cosmos.
Deux grandes écoles ont dominé la Chine, l’Ecole Confucéenne et l’Ecole Taoïste.
Avec Confucius et Mencius, les Chinois se tourneront vers l’homme et l’organisation de la société humaine. Les Confucéens se sont toujours tournés vers les hommes et ils ont toujours misé sur la profondeur de l’homme pour tenter d’organiser une Société équitable. « Dans la Grande Etude, Confucius dira qu’atteindre le point ultime de profondeur, c’est se reposer sur la Suprême Excellence, c’est parvenir à la fixation, puis à la paix et au silence. C’est alors le moment de cogiter… de se poser les questions, d’étudier les pour et les contre… de s’approcher de la vérité profonde de l’homme et de la vie. » La doctrine confucéenne est une Unité qui relie toutes choses. Confucius croit à la bonté de l’homme, lequel porte en soi une nature céleste. Tous les hommes sont frères. L’Etat doit se fonder sur le Ming céleste de l’homme. « Confucius a bâti la Cité sur la dignité de l’homme et ainsi est-il un existentiel de la mystique. »
« Mencius, son disciple, explique ce qu’est le ciel : tout homme porte en soi, dans sa profondeur intime, l’Amour, l’amour des autres hommes et aussi la justice c’est-à-dire la relation de l’homme avec l’Absolu. »
Mencius dit que les 10.000 êtres sont dans le cœur de l’homme, lequel comporte aussi la Justice c’est-à-dire l’Absolu. Dans l’un de ses quatre livres, il explique ce qu’est le Ciel et il dit que parmi les dons du ciel, il y a la joie intarissable dans le bien.
« Postérieur à Confucius, Lao Tzau s’est également lancé dans l’aventure intérieure. Son ouvrage Le Tao te kin, composé de 81 chapitres seulement, est suivant de nombreux sinologues un véritable trésor de sagesse. Dès le début du livre, Lao Tzeu saisit le lecteur par la découverte qu’il vient de faire dans la profondeur intime de son être.
Parlant du Tao, il dira que celui-ci est « indicible, intangible, insaisissable, invisible, inaudible, sans forme, immuable… Essence des choses, il est aussi la force cosmique… En lui il y a toute la symbolique cosmique. » « En Chine, tout porte un message, tout parle à l’homme, tout est signe du ciel… »
En l’homme résident les 10.000 êtres, répète Lao Tzeu. « Celui qui a rencontré sa profondeur ne se ferme pas sur lui-même, il ne s’isole pas. » L’homme fait partie d’un ensemble. Il est un élément du cosmos. Il professe d’une part la Voie d’un Absolu cosmique et de l’autre celle d’un idéal humain.
« Ici les lignes divergent entre Confucius et Lao Tzeu. Les confucéens vont se diriger vers l’édification de la Société digne de cette profondeur de l’homme. Les taoïstes eux diront : Au fond de nous-même, retrouvons cette attache à l’Absolu et par là établissons un contact fondamental avec l’Univers entier. » … « C’est Tchoang Tzeu, contemporain de Mencius, qui va expliquer cela et formuler le taoïsme. Comme Lao Tzeu, il dira comment l’homme extérieur doit descendre en lui-même afin de retrouver l’homme intérieur qui y habite, afin de retrouver sa nature originelle. »
Le « retrouvons en nous l’attache à l’Absolu et par cette attache retrouvons aussi le contact fondamental avec l’univers entier » de Lao Tzeu, Tchoang Tzeu cherchera à l’exprimer et tout particulièrement par des récits, des réflexions.
Le mystique Tchoang Tzeu à son tour va scruter ce quelque chose sans commencement et sans fin qui circule partout et toujours, qui ne peut se concevoir à la manière d’une chose finie. Est-il alors l’infini qui échappe à l’imagination humaine ? La présence insondable que Tchoang Tzeu décèle en soi, constitue-t-elle le principe premier du Cosmos ?
Pour terminer son passionnant exposé, Sœur Marie-Ina Bergeron, de son nom chinois Li Tchong, racontera avec une finesse et une poésie impossibles à reproduire quelques anecdotes de Tchoang Tzeu.
— J’ai entendu qu’un tel était parvenu à la Grande Merveille ! Comment cela a-t-il pu se passer, demande à Tchoang Tzeu l’un de ses disciples.
— Il y a plusieurs degrés, répond le sage. Il faut d’abord retourner à son état de terre vierge, à son point germinal, ce point intérieur qui relie à l’absolu Tao. Ensuite il convient de suivre les êtres et de les pénétrer et en même temps être suivi et pénétré par eux (c’est-à-dire être en constante relation avec les 10.000 êtres).
… Utilisant la puissance du vent, un grand oiseau s’envola dans le ciel et prit de la hauteur. Une cigale et une caille qui le regardaient faire, se moquèrent de lui : A quoi cela pouvait-il bien servir de voler si haut ! Ne se contentaient-elles pas, elles, d’atteindre simplement quelqu’arbre du voisinage?
— Que savent ces petites bêtes, dit Tchoang Tzeu, des ailes d’un oiseau géant ? La cigale qui ne vit qu’une saison que pourrait-elle savoir de la succession du printemps et de l’été, de l’automne et de l’hiver ? Et la caille que peut-elle comprendre de l’oiseau P’eng capable de porter le ciel sur son dos ?