(Extrait de La révolution du Réel, Krishnamurti, Édition Le Courrier Du Livre 1985)
Non seulement l’amour, tel que nous le connaissons, conduit à l’attachement, mais encore notre esclavage à l’égard d’autrui ou l’esclavage d’autrui à notre égard sont communément pris pour mesures de l’existence, de la force, de l’authenticité de l’amour.
L’attachement dont nous sommes l’objet de la part d’autrui a d’autant plus de prix à nos yeux qu’il nous flatte, qu’il témoigne de la valeur qu’on nous attribue. Ce qui est très rassurant pour ceux d’entre nous qui sont assez attentifs pour se rendre compte qu’en profondeur ils ne se sentent jamais tout à fait sûrs d’être quelque chose.
Au regard d’une notion pure de l’amour, d’un amour qui serait lumière, offrande et dévouement inconditionnels, il serait inconcevable qu’on pût se réjouir d’enchaîner autrui, de le rendre dépendant de soi, esclave de soi ! Un tel « amour » carcéral, qui ferait injure à la liberté, à la plénitude de l’autre, à son rayonnement, à son épanouissement, ne serait pas digne de ce nom.
Mais on ne prend pas conscience de cela.
N’ayant pas eu sous les yeux d’autres exemples, on épouse, par imitation naturelle, sans s’en rendre compte, les pensées communes, les usages communs à ce sujet, les attitudes qu’on ne cesse d’observer autour de soi, tout près de soi, au sein même de sa propre famille. Quand ce ne sont pas nos parents qui s’appliquent à nous persuader de leur valeur, à nous les imposer !
On ne peut percevoir la fausseté, l’aberration, des prétendues « amours » communes — qu’elles soient ou non sexuelles — qu’au prix d’une espèce de recul, de retrait de la conscience hors des cadres de son fonctionnement usuel.
Comme si cette conscience sortait de l’univers de son exercice coutumier pour le mieux voir, pour découvrir la signification qu’il enveloppe. Comme si elle sortait d’elle-même pour s’observer de l’extérieur, avec des yeux nouveaux. Ou encore comme si, selon le mot de Lytton, elle quittait « la région de l’habitude » pour découvrir la vraie nature de cet univers des valeurs banales, et communément, immémorialement admises, dans lequel elle avait jusque-là vécu sans s’aviser qu’il pût y en avoir un autre.
Comme si elle se mettait tout à coup à regarder tout ce qu’elle avait jusque-là machinalement pensé ou accompli, sans jamais vraiment le regarder, sans jamais s’en détacher en quelque sorte pour l’observer.
Se dégager ainsi de l’univers conventionnel de l’action automatique, se dégager du même coup du champ clos des amours asservissantes et agressives, c’est prendre conscience (« awareness » ou « insight ») de ces cadres dans lesquels on avait jusque-là étourdiment vécu, sans s’en rendre compte, sans en saisir toute la nature et les implications.
C’est aussi, en un sens, sortir de soi, du personnage qu’on nous avait demandé ou persuadé d’être, et que nous avions cru être. Et, paradoxalement, c’est prendre une conscience totale de soi. On pourrait dire, du même coup, que c’est n’être plus rien. Mais, non moins paradoxalement, c’est être tout, parce que, comme je l’ai déjà dit — toute conscience personnelle, égocentrique de soi ayant cessé —, c’est découvrir, au fond et à la source de sa propre conscience, l’essence même de toute réalité [1].
[1] Voir, plus loin, dans cette même partie de l’ouvrage, la Note « Etre » ou « Etre « pour » faire ». On pourra relire aussi, en première partie, chapitre 4, l’étude « Krishnamurti et l’amour véritable ».