Georges Krassovsky
Les difficiles fins de « moi »

Nous avons tous des problèmes… Nous en avons même tellement que nous n’avons pas le temps d’aborder celui qui consiste à se demander: pourquoi y a-t-il des problèmes ? Ce problème nous apparaît, en effet, comme étant essentiel, sinon unique, car si nous arrivions à le résoudre, les autres seraient résolus par la même occasion, mieux: ne se poseraient plus, s’élimineraient d’eux-mêmes. C’est ce que l’on appelle « remonter à la source ».

(Revue Voir. No 6, Été 1982)

Nous avons tous des problèmes… Nous en avons même tellement que nous n’avons pas le temps d’aborder celui qui consiste à se demander: pourquoi y a-t-il des problèmes ? Ce problème nous apparaît, en effet, comme étant essentiel, sinon unique, car si nous arrivions à le résoudre, les autres seraient résolus par la même occasion, mieux: ne se poseraient plus, s’élimineraient d’eux-mêmes. C’est ce que l’on appelle « remonter à la source ».

Voyons donc la « genèse » de nos problèmes. N’est-il pas évident qu’ils proviennent tous de notre « moi » ou, plus exactement, du contenu que nous lui donnons, de l’idée que nous nous en faisons? Il en résulte des problèmes intérieurs: le désaccord entre les diverses parties du « moi », le mécontentement de soi, etc. et des problèmes extérieurs qui surgissent entre chaque « moi » et « les autres », c’est-à-dire entre les « moi » qui s’opposent, ce qui aboutit fatalement à des conflits qui posent de nouveaux problèmes, et ainsi de suite.

Précisons toutefois que ces problèmes intérieurs et extérieurs ne sont pas séparés, ils sont au contraire intimement liés, se renforcent mutuellement et finissent par créer autour de chaque « moi » un réseau qui l’emprisonne. C’est le « moi » qui, tel un ver « à soi » tisse son propre « cocon »… Une phrase riche en allusions et jeux de mots, mais n’insistons pas…

« Moi » en latin se dit « ego ». On a pris ce mot pour faire « égoïsme ». On aurait pu dire aussi bien « moiisme », mais cela sonnerait moins bien, de toutes façon, on aurait tort de croire que nous faisons ici le procès de l’égoïsme. Pas du tout, les gens préoccupés de leur « moi » ne sont souvent pas si égoïstes que ça. Il arrive, en effet, que leur « moi » absorbe en quelque sorte d’autres « moi », s’étende à un groupe entier et qu’ils deviennent alors capables d’abnégation et de sacrifices – tels les « mères poules », les militants, les héros. Matis dans tous ces cas, le « moi » demeure et les problèmes persistent. Autrement dit, le « moi » gonfle mais n’éclate pas.

« Tout ceci pour faire bien comprendre que nous n’abordons pas le problème dit « moi » du point de vue moral: ce que le « moi » devrait être, mais du point de vue strictement psychologique: ce que le « moi » est, ou plutôt ce qu’il n’est pas, car si l’on veut aller vraiment au fond du problème, on constate – et c’est le comble! – qu’en fait le « moi » n’existe pas! Ce qui existe c’est l’idée que chacun se fait de « soi », autrement dit une illusion. Et c’est à partir de cette illusion que nous avons bâti le monde social, économique et politique qui nous entoure, bref cette prétendue « civilisation » qui menace actuellement toute vie sur Terre!

Mais n’allons pas trop vite. Ce que nous venons de dire risque d’effrayer bien des gens, ce qui n’avancerait d’aucune façon la compréhension. Il faut donc que trous prenions le temps de nous expliquer.

Il va de soi qu’il ne s’agit pas d’affirmer « je n’existe pas » ou de dire à un interlocuteur -tout en percevant son regard moqueur -: « Vous n’existez pas! ». De tels propos n’auraient sans doute pour conséquence que de vous faire passer pour un homme qui aime les sophismes, sinon pour un farfelu ou un fou. Non! Ce n’est pas ça du tout: on existe! Mais c’est le contenu que l’on donne à ce « on » qui est purement fantaisiste. Depuis notre naissance, on a eu toutes sortes d’expériences, la mémoire les a accumulées, il s’en dégage une idée de continuité, on fabrique de toutes pièces (pièces détachées!) l’idée d’un expérimentateur que l’on dote d’une personnalité fixe, déterminée, toujours la même.

Ce processus de personnalisation est grandement facilité par le fait que chacun porte un nom. C’est comme une étiquette sur une bouteille de vin bouché. Appellation contrôlée! Pour être « bouchés » nous le sommes bien et, quant au vin, c’est plutôt du vinaigre. Mais essayons de rester sérieux. Ce n’est évidemment pas facile lorsqu’on se trouve en présence de toutes les fumisteries du « moi »; il le faut pourtant si nous souhaitons que notre approche de ces problèmes soit prise au sérieux. Elle le mérite.

Alors, si le « moi » n’existe pas, qu’est-ce qu’il y a? – Il y a des corps, chacun de ces corps est doté d’une conscience et d’une quantité de facultés physiques et psychiques qu’il serait fastidieux d’énumérer. L’ensemble constitue un tout merveilleux: l’Homme (c’est-à-dire l’homme ou la femme, enfant ou adulte). La vie de nos corps se maintient grâce à un continuel échange avec le milieu environnant (respiration, alimentation, etc.). Ce sont des échanges physiques. Mais il y a également des échanges psychiques: les consciences communiquent entre elles, 1a parole et les gestes véhiculent les pensées et les sentiments. La vie psychique est faite de ces communications, de ces relations. Action, réaction, interaction apportent de continuelles modifications dans les éléments en présence. Tout y est mouvant et en perpétuelle transformation. Tout, sauf l’idée que l’on se fait de son « moi », de sa personnalité, une vraie idée fixe, une idée qui a justement pour effet de fausser complètement le jeu de la vie. On ne réagit plus à telle ou telle situation naturellement, spontanément, mais suivant l’idée que l’on se fait de soi et il en résulte forcément des fausses notes, des désaccords, des conflits. Au lieu d’être heureux les uns par les autres, les gens deviennent malheureux les uns par les autres et ce n’est certainement pas en leur recommandant de s’aimer les uns les autres que l’on peut y changer quoi que ce soit. ils feront tout au plus des efforts pour devenir des « moi » aimant, se joueront à eux-mêmes et à d’autres une comédie d’amour qui n’a rien à voir avec le courant qui traverse les consciences qui ne sont plus obnubilées par l’idée du moi.

Et puisque nous parlons de consciences, essayons de nous rendre compte de ce qu’il y a derrière ce mot. Ce n’est pas facile. Lorsque Bergson avait du mal à définir tel ou tel aspect de l’existence, il s’en tirait en disant que c’était « une donnée immédiate de la conscience ». Formule ingénieuse mais qui, chez une personne tant soit peu éveillée, aboutit fatalement à ce qu’elle se pose la question: mais qu’est-ce que c’est la conscience. L’élémentaire honnêteté consiste à convenir que l’on n’en sait rien! Il semblerait qu’elle soit liée au cerveau. Mais est-ce un « produit » des neurones cérébraux ou bien est-ce quelque chose qui est capté et transmis par le cerveau? On ne sait pas. La deuxième hypothèse n’est en tout cas pas moins scientifique que la première. Une ampoule électrique émet la lumière car elle est traversée par un courant. Mais ce courant elle ne le produit pas, il lui vient d’ailleurs.

De même un transistor transmet la musique car il capte les ondes, On aura beau le démonter, on n’y trouvera pas les musiciens de l’orchestre que 1’on vient d’entendre. Ce ne sont là évidemment que des exemples, mais ces exemples donnent à réfléchir. Rien ne prouve, en effet, que notre conscience, prétendue « individuelle », n’est pas quelque chose d’infiniment plus vaste que ce que nous pensons.

Rien ne prouve non plus que ce n’est pas la même conscience qui se manifeste à travers tous ces corps qui ne joueraient, en fin de compte, que le rôle d’antennes. Derrière la diversité des apparences, il existe peut-être une unité sous-jacente profonde. Une sorte d’océan infini à la surface duquel chacun de nous n’est peut-être qu’une vague, une vague qui a bien une forme et une potentialité qui lui est propre mais aussi combien imprécise et éphémère. Et alors 1a question se pose, sans doute la seule question sérieuse que puisse se poser un être conscient: suis-je cette vague ou suis-je l’océan? Autrement dit: à quoi correspond ce « moi » qui nous cause tant de tracas? Peut-on le circonscrire dans un cercle ayant un certain contenu ou bien faut-i1 le considérer comme n’ayant pas de limite, suivant cette « définition » que Pascal donnait de l’Univers: « une sphère dont le centre est partout et la circonférence nulle part »? – En fait, 1’univers et le « moi » ne feraient qu’un, de même que l’océan infini et une vague évanescente ne font qu’un, eux aussi. On pourrait en déduire que toutes les divisions entre le «  »toi » et le « non moi » ne sont que des vues de l’esprit, des confections d’un mental diviseur.

C’est d’ailleurs justement ce qu’ont tendance à affirmer bien des personnes qui se sont donné la peine de réfléchir sur ce sujet. Malheureusement, leurs affirmations sont, elles aussi, mentales, En effet, elles ont intellectuellement compris que leur moi n’est qu’une illusion mais leur conscience se trouve en présence de toute une structure mentale, faite d’habitudes de penser et de réactions stéréotypées qui se sont formées sous l’emprise de l’idée du « moi » qui, dès l’enfance, préside à toute la vie psychique de l’individu. Bref, il y a tout un poids du passé qui est 1à et écrase en quelque sorte cette prise de conscience, tant que cette dernière reste purement intellectuelle. On y pense et puis on pense à autre chose et on constate que les pensées reprennent leur cours habituel, c’est-à-dire en ayant continuellement le « moi » comme ingrédient. Se dire alors qu’il ne faut pas penser à soi,  se préoccuper de soi, etc. ne mène, selon toute évidence, à rien puisque derrière toutes ces réflexions i1 y a forcément encore le « moi » qui est tout disposé à jouer son ultime comédie de « non moi » mais qui, en fait, s’affirme de plus bel.

Il n’y a donc rien à faire. Sinon observer passivement l’agitation de ce « moi ». C’est d’ailleurs assez amusant car il peut se livrer à des facéties, à des astuces et à des tours de passe-passe inimaginables. Il est permis toutefois de se demander si le fait d’être observé ne lui enlève pas petit à petit de sa vigueur. Surtout si l’on ne commet pas l’erreur de le condamner, de le traiter de « moi haïssable », d’engager la lutte contre lui. En fait, cette condamnation du « moi » se traduirait par un semblant de lutte du « moi » contre lui-même et il en sortirait inévitablement triomphant! Ce qui arrive à des idéalistes qui s’imaginent être des « saints » ou des « sages » et qui, en fait, ont plutôt tendance à empoisonner la vie de leur entourage.

Certains de nos lecteurs seront peut-être déçus par ces considérations quelque peu désabusée: mais, au lieu de les abreuver de « il n’y a qu’à… » qui embrouillent tout et ne résolvent rien, n’est-ce pas plus honnête de convenir que les fins du « moi » sont plutôt difficiles?

Nous reviendrons d’ailleurs sur ce sujet qui, telle une montagne, présente sans doute plusieurs versants, Notre but ne sera toutefois pas d’atteindre le sommet. Il  se pourrait, en effet, que notre unique difficulté consiste à nous rendre compte que nous y sommes déjà!