Serge Brisy
Les élites devant la troisième guerre mondiale

Comprendre que, dans la période présente, l’individu est au premier plan et décide des événements futurs qui le concernent directement — vie ou mort de sa civilisation —, souligner l’importance de l’individu, de son attitude, de son choix qui, toujours et à chaque moment de son existence, se représente sous une forme ou sous une autre, c’est placer l’homme devant ses propres responsabilités et lui faire réaliser que c’est de lui et par lui que surgiront le progrès ou la régression de l’humanité.

(Revue Spiritualité. No 14. 15 Janvier 1946)

Après les horreurs sans fin de la dernière guerre et les difficultés presqu’insurmontables qu’affrontent les pionniers de la Reconstruction, devant le monde en ruines et surtout, devant les ravages incalculables de la bombe atomique dont les effets, encore mal connus, placent l’humanité face à la mort, en quelque plan du globe qu’elle occupe parler de troisième guerre mondiale, c’est créer une idée-force de destruction nouvelle, jointe à une anxiété collective croissante, ou à une accoutumance à la fatalité inéluctable d’une troisième guerre. Et cette idée-force, augmentée de cette anxiété et de cette accoutumance à une fatalité inéluctable entraînera les gouvernements et les nations vers une course aux armements toujours plus satanique et toujours plus criminelle.

Ne nous y trompons pas. Si nous retombons dans les erreurs passées, si nous élevons la jeunesse en vue de la guerre si nous utilisons les découvertes pour des buts de protection purement nationale et égoïste, — nous vouons délibérément l’humanité à un sort effroyable et serons les artisans de sa chute.

Actuellement, la terre est affreusement blessée. Ses richesses naturelles diminuées, ses règnes affaiblis, ses œuvres d’art mutilées, elle se dresse, sanglante et comme frappée à mort. Il nous appartient cependant encore de la sauver —  non uniquement par des systèmes, des méthodes ou des plans, par des traités, des conventions ou des chartes, — mais par une orientation individuelle plus compréhensive et plus exacte des valeurs avec lesquelles nous jouons, sans en discerner suffisamment les actions et les réactions proches ou lointaines.

Pourquoi toujours souligner, par la voie de la presse, le côté néfaste de la découverte qui a permis la construction de la bombe atomique ? Pourquoi alimenter à plaisir l’angoisse collective, en posant l’accent sur les dangers qui menacent l’humanité, au lieu de le poser sur les possibilités croissantes d’une reconstruction heureuse ? De qui faisons-nous le jeu en perpétuant l’esprit de guerre, l’échéance inévitable d’une guerre nouvelle, la nécessité des méfiances nationales qui vont s’accentuant ? Du capitalisme dirigé par un égoïsme insatiable, des munitionnaires et des marchands de canon ! Ne serait-il pas plus sage et plus constructif de souligner le Bien qui découle de cette découverte ? d’accoutumer le public à une idée-force de progrès ? Car, au fait, par elle, il est possible à l’humanité d’entrer véritablement dans l’Age d’Or que la crainte d’un engin meurtrier fait oublier ; d’adapter les connaissances acquises à un réajustement équitable du bien-être et du confort pour tous —  ce que quelques favorisés semblent craindre.

Chaque découverte scientifique a deux aspects : un aspect humanitaire, bénéfique et un aspect luciférien. La rapidité actuelle des avions — qui, pendant la guerre, servait à intensifier les bombardements — met en rapport le monde entier, et les communications entre les peuples s’en voient améliorées en temps de paix. Ceci n’est qu’un exemple. Mais n’oublions pas que la bombe qui a détruit des villes entières apporte, en même temps, la solution au problème de plus en plus angoissant de la chaleur et de la lumière. Le charbon, chacun le sait, s’épuise dans les mines. Et une énergie qu’on peut appeler « divine » remplace ce qui commence à faire défaut. N’y a-t-il pas un enseignement à tirer de cet équilibre entre les forces de la vie dont l’harmonie dépend de l’emploi qu’on en fait ? Ne faut-il pas veiller à un emploi judicieux de ces forces et insister sans cesse sur leur côté constructeur, le seul qui porte en lui la régénérescence du monde ?

« Le monde ne réalise pas, dit un Hindou (Rohit Mehta), qu’une nation est une entité spirituelle et que l’individu est un être spirituel ». C’est sur le plan spirituel que doivent s’appuyer les principes essentiels de la Reconstruction. Parler de guerre, c’est déchaîner la guerre. Affoler les esprits, envenimer les plaies, y appuyer sans cesse le doigt, c’est déterminer, au cœur même des êtres, une insécurité stérile qui nuit aux possibilités d’un redressement aussi nécessaire qu’urgent.

Nous marchons rapidement vers un Grand Jour de Jugement où le choix, déjà, nous est laissé. Jamais l’humanité ne s’est vue dévolue, dans une aussi large mesure, la responsabilité d’un libre arbitre presqu’effarant. Les derniers progrès de la science donnent à l’homme — et par lui, aux gouvernements et aux nations — une puissance qu’il peut diriger à son gré vers la prospérité et la paix ou vers la misère et la destruction.

L’homme saura-t-il, avant le désastre final, unifier son intelligence et son cœur, contrôler ses sentiments déréglés, équilibrer le jeu de son intelligence calculatrice ?

L’individu choisira-t-il en lui-même et pour chacun, la voie de l’internationalisme et du partage et comprendra-t-il enfin que l’interdépendance des individus est un fait impossible à ignorer plus longtemps ?

Jour de Jugement pour la Terre. Jour de Jugement pour les individus.

Choix implacable et qui ne peut tarder, car il tient aux sources mêmes de l’existence des hommes.

Autrefois, les cataclysmes prodigieux de l’Atlantide ont englouti des continents, en ont fait surgir de nouveaux, anéantissant par là les secrets de certaines découvertes prématurées. Dans le domaine mental, nous traversons une époque aussi dangereuse et qui peut entraîner des cataclysmes aussi prodigieux.

L’équilibre du monde, l’interdépendance des univers ne permettront pas à l’homme, « ce pou rêveur d’un piètre mondicule » (Jules Laforgue) de déterminer des ruptures d’équilibre anormales. La Terre se défendra. Car l’homme ne se joue pas impunément des lois universelles et cosmiques. S’il peut en édicter d’humaines, les enfreindre ou les adapter à ses besoins immédiats, il est impuissant devant celles qui président à l’harmonie du grand ensemble, dont la planète n’est qu’un invisible atome. Se dresser contre elles, leur résister, c’est se faire broyer par leurs réactions impartiales. Une nouvelle Atlantide, plus meurtrière que la première, un nouveau Déluge déferleront sur les civilisations pourries et arracheront, des faibles mains de Prométhée, le feu dérobé aux dieux.

Si beaucoup, aujourd’hui, envisagent « un Grand Jour de Jugement », c’est parce que, des discussions actuelles, des préliminaires de la paix, sortiront les décisions qui orienteront inexorablement les peuples vers un pôle de leur Histoire : Paix ou Guerre, Reconstruction ou Destruction.

Le temps n’est plus aux discours, aux promesses, aux mots ronflants que démentent les intentions réelles. Il ne s’agit plus de foyers d’incendie, limités à certaines contrées, voire même à certains continents. La civilisation du monde entier est en jeu et, par elle, le sort de chaque individu. Nous le réalisons tous intelligemment, mais, déchirés entre cette réalisation tangible et nos appétits égoïstes de confort individuel, nous refusons de tourner la page, c’est-à-dire de jeter individuellement le lest nécessaire qui mettra de l’ordre dans le chaos, de l’équilibre dans les contradictions infinies de la vie contemporaine.

L’individu réclame une liberté factice et s’enchaîne à un esclavage collectif, parce que son bien-être particulier — qu’il sait cependant fragile et à la merci de la moindre conflagration — lui est plus cher que la prospérité de l’ensemble. Il refuse les sacrifices immédiats qu’on exige de chacun, sans se rendre compte que, par ce refus, il s’offre en holocauste, avec toute sa descendance, aux horreurs d’une misère inévitable. Il cherche à limiter sa vie aux effets de causes toutes proches. Mais les effets, de plus en plus, s’avèrent rapides dans leurs réactions et déjouent les plans de ceux qui les ont égoïstement édifiés. L’immense creuset de la Vie donne à chacun une réponse précise et détermine des conditions nouvelles qui rendent plus faciles les solutions à venir, ou dressent d’insurmontables obstacles à l’accomplissement d’une réorganisation saine de la société.

Comprendre que, dans la période présente, l’individu est au premier plan et décide des événements futurs qui le concernent directement — vie ou mort de sa civilisation —, souligner l’importance de l’individu, de son attitude, de son choix qui, toujours et à chaque moment de son existence, se représente sous une forme ou sous une autre, c’est placer l’homme devant ses propres responsabilités et lui faire réaliser que c’est de lui et par lui que surgiront le progrès ou la régression de l’humanité.

La Terre attend. Elle fait partie d’un système planétaire dont elle est un atome errant. Elle subit donc les influences interplanétaires qui président à l’évolution du système complet. Elle n’est pas plus isolée dans l’espace que nous ne le sommes, dans son corps, où nous représentons nous-mêmes des atomes ou des fragments. Mais, vivants sur elle, faits d’elle, nous subissons, avec elle, les influences cosmiques et sommes soumis aux décrets inexorables de leurs lois. Comme des microbes nocifs, nous sommes en partie cause de la grave maladie de la planète. Mais sommes-nous capables de la faire mourir ? Elle se défendra contre nous, comme un corps se défend contre l’infection qui le dévore. Et, dans ce domaine comme en tant d’autres, nous sommes affrontés par un choix gigantesque qui nous incite, soit à nous tourner vers une compréhension de plus en plus précise des forces guérissantes de l’évolution et d’en être les agents actifs, soit de nous laisser emporter par le courant dévastateur de la maladie et de la mort, dont nous serons les premières victimes.

Réfléchir à ce choix, en prendre conscience, œuvrer à l’éveil des masses, faire comprendre en quoi réside notre liberté individuelle et collective, éduquer la jeunesse — toute la jeunesse — en vue de buts d’entr’aide et de solidarité, est la tâche urgente et délicate du pionnier de la Paix. Elle n’est pas insurmontable. Mais elle exige une prise de conscience inflexible des faiblesses et des forces qui se partagent le cœur humain.

L’intelligence a marché plus vite que le cœur. Et le cœur, nourri de sentiments indécis et craintifs, n’arrive pas à rattraper l’intelligence qui ne voit plus qu’elle-même. Cette intelligence se fourvoie et mène l’humanité à un cataclysme qui dépassera en force tout ce que le monde a connu jusqu’ici.

Assisterons-nous à cette course à l’abîme sans nous dresser comme les messagers et les porte-flambeaux de la Civilisation ? Une fois de plus la propagande de guerre triomphera-t-elle de la propagande de paix ?

Serge BRISY

La science qui purifie l’âme et l’intelligence est l’unique sagesse. Tout le reste est ignorance. Tant que l’égoïsme réside en nous, il ne peut y avoir pour l’âme, ni vraie connaissance, ni libération.

Ramakrishna