Après la deuxième guerre mondiale R. Linssen a été un des travailleurs acharnés pour la reconstruction de l’Europe. Ce texte démontre l’intérêt qu’il entretenait à établir un véritable dialogue, qui n’est pas seulement verbale, entre tous.
(Revue Être Libre Numéros 155-157, Novembre 1958 – Janvier 1959)
La démocratie est l’expression sur le plan social d’une loi fondamentale régissant l’Univers : la loi des relations.
Cette dernière est en rapport direct avec la pensée du sociologue Dewey « La démocratie n’est qu’un grand processus de communication ».
Nous avons, à diverses reprises, montré l’importance du fait des relations dans les différents domaines de la matière et de la vie.
Le comportement des constituants atomiques illustre de façon saisissante l’importance du fait des relations : relations continuelles entre le noyau central et les électrons planétaires, relations plus intenses encore au cœur même du noyau atomique, où nous assistons aux interéchanges continuels entre protons et neutrons par l’entremise de pions neutres, positifs ou négatifs. A ce niveau ultime de la matérialité, nous avons mis en évidence l’existence d’une loi fondamentale : le fait des relations est beaucoup plus important que l’individualité des éléments reliés.
C’est dans un esprit semblable, appliqué entièrement au domaine des relations humaines, que le professeur Guido Calogera exposa les rapports existants entre ce qu’il appelle « une éthique du dialogue et les fondements de la démocratie ».
Au cours de trois leçons remarquables, données a l’Université Libre de Bruxelles, en mars 1958, le penseur italien définit l’éthique du dialogue comme une doctrine morale fondée non seulement sur la volonté de se comprendre l’un autre, mais aussi sur la prise de conscience du fait qu’une telle volonté de comprendre ne peut être considérée que comme une règle absolue.
La nature de cette « loi du dialogue » constituant une véritable science des relations humaines. Elle détermine l’idéal même de la démocratie. Le comportement démocratique se réalise en effet dans tout homme dans la mesure où il tient compte de la volonté des autres. Nous comprenons alors immédiatement l’importance d’une étude attentive de la façon dont nous approchons les autres. Pour être fécond et révélateur, le dialogue nécessite de notre part une attitude d’esprit ouverte, une disponibilité, une souplesse intérieure.
Une société réellement démocratique ne se forme qu’à partir du moment où les rapports humains individuels s’inspireront d’une telle loi du dialogue. Il est évident que la transformation du monde en tant que collectivité ne se réalisera qu’à partir de l’instant le comportement de chaque individu — ces éléments constitutifs de l’humanité — subira une métamorphose complète.
Il peut sembler, de prime abord, que la « loi du dialogue » puisse se heurter à des difficultés insurmontables. Celles, par exemple, pouvant se présenter du fait d’un refus systématique de l’idéal démocratique auquel nous donnons notre adhésion.
Le professeur Calogero, envisageant cette hypothèse, signale notamment que dans certaines phases de l’histoire « la conscience individuelle a non seulement le droit mais le devoir de ne pas s’incliner devant la majorité, de maintenir sa position, si isolée et solitaire qu’elle se trouve être. Ne dit-on pas, en effet, que pendant certaines périodes obscures de l’histoire, des voix isolées et non conformistes, ont exprimé la plus profonde et véritable conscience d’une nation ou d’une société ?… »
Comment trouver une règle générale capable de résoudre de telles difficultés ?
« C’est en nous-mêmes, par la réflexion attentive sur ce qui advient dans notre conscience que nous devons chercher la voie pour sortir de l’impasse », nous dit le professeur Calogero.
Par cette démarche particulière de sa pensée, tenant compte de l’importance du facteur psychologique dans les relations entre l’individu et la société, entre la capacité réelle de relations individuelles dans le dialogue et la démocratie, l’éminent penseur italien rejoint à de nombreux points de vue la position du psychologue indou J. Krishnamurti.
Analysant l’aboutissement d’une pensée attentive sur les processus de sa conscience intérieure, le professeur Calogero distingue deux formes de l’angoisse. D’abord une angoisse métaphysique résultant de la découverte d’une solitude absolue, d’une part, et, d’autre part, que nous ne pouvons sortir de nous-mêmes « et que le monde, dans ce sens, n’est autre chose que notre perspective, sans cohérence d’être jeté dans ce monde ».
Cette angoisse métaphysique est en réalité pour Krishnamurti et le bouddhisme Zen le signe précurseur d’un dépassement de l’angoisse. Comment se réalise ce dépassement de l’angoisse ? Par la prise de conscience du processus mental qui l’engendre.
Ce processus mental constitue, du point de vue de Krishnamurti, un facteur d’isolement. Lorsque cesse l’énergie qui engendre l’identification avec la séparativité, il y a pour Krishnamurti « relation véritable » et délivrance de l’angoisse.
C’est indiscutablement vers cet état de relation véritable que le professeur Calogero arrive par une approche différente du problème.
Pour lui, l’angoisse n’est pas « l’angoisse de l’existence », mais l’angoisse du choix… Elle est le poids de la responsabilité « de devoir choisir ».
La pensée de Krishnamurti et le bouddhisme Zen nous montrent également les limitations inhérentes à tout acte de choix. Un écrivain Zen, le Dr. Hubert Benoit, nous dit « que nous croyons choisir, mais nous sommes en réalité choisis ».
Il est remarquable de constater que pour Krishnamurti et Calogero, l’acte de choix s’oppose à la compréhension. Il y a phénomène d’angoisse dans l’acte de choix, car cet acte même constitue le maillon essentiel de la chaine de nos servitudes, de notre isolement et de l’identification avec cette condition d’isolement. Là, où il y a choix, il n’y a pas relation véritable, nous fait comprendre Krishnamurti. Le dialogue est donc impossible.
Examinant de plus en plus près la solution à porter aux problèmes posés par cette « éthique du dialogue », le professeur Calogero examine le problème fondamental des relations. Il met en évidence l’importance du fait des relations, fait essentiel et continuellement renouvelé dans lequel s’exprime le processus même de la vie. Ainsi se trouvent définies, en d’autres termes que Krishnamurti, les bases d’une disponibilité, d’une attitude d’approche faite d’ouverture, de non conditionnement par les éléments qui font l’objet même des relations.
« Celui qui veut comprendre est toujours aux écoutes, et les autres finissent par lui parler, même s’ils ne sont pas la tout de suite. L’histoire ne se termine jamais. Nous continuons à vivre. La volonté de comprendre est le seul fonctionnaire, en ce monde, qui n’est jamais autorisé à prendre sa retraite ».
Peu à peu se précise la pensée du penseur italien, qui finit par mettre nettement en évidence le caractère de priorité qu’il faut accorder au dialogue par rapport aux vérités qui s’y trouvent confrontées. Il y a, nous dit-il, « supériorité du devoir du dialogue sur toute vérité qui pourra être soutenue dans le dialogue. Toute théorie peut être changée, et toute révélation peut être corrigée par une révélation nouvelle : mais le devoir du dialogue reste toujours le même. » Il reste toujours le même parce qu’il correspond pleinement à la nature des choses et que les relations constituent le langage universel de la vie, physiquement, biologiquement et psychologiquement.
La règle des règles définissant l’attitude fondamentale du dialogue est énoncée comme suit : « notre volonté de comprendre les autres doit toujours aller au delà de ce que nous avons déjà compris ».
Encore faut-il insister sur le fait que cette volonté de comprendre n’est pas absolument un acte de choix du moi. Elle est l’expression naturelle de la nature profonde des choses. Dans l’optique du Zen et de Krishnamurti, cette nature profonde sera celle d’une intelligence inconditionnée, totalement étrangère aux confections mentales, aux images, aux habitudes qui nous sont familières. La mission la plus haute de l’homme est la réalisation d’une lucidité et cette lucidité n’est atteinte qu’en relation, nous dit Krishnamurti.
Dans cette perspective particulière une vérité apparait de plus en plus évidente : il y a priorité indiscutable du fait des relations par rapport aux idées émises sous prétexte de les établir. Dans sa doctrine du « Non-Mental », le Zen va même jusqu’à enseigner, que la où il y a des idées, il n’y a pas de relation réelle ni révélatrice.
« Une volonté de comprendre qui va toujours au delà de ce que nous avons compris », comme l’exprime le professeur Calogero, n’est même plus à proprement parler une volonté. Nous la voyons plus exactement comme une force de la nature, comme la manifestation impersonnelle dans un point particulier d’une force de vie cosmique. Si nous sommes disponibles à cette poussée intérieure, nous réalisons la « condition du miroir » employée par Chuang Tzu, le disciple célèbre de Lao-Tzu : « le miroir voit tout, mais il ne prend rien ». Tout voir, tout enregistrer mais ne rien garder, ne rien choisir. Réaliser à chaque instant une attitude de disponibilité, d’ouverture. Ne pas permettre aux préjugés et automatismes mémoriels du passé de projeter une ombre sur la lumière des relations présentes qui sont toujours nouvelles. Telles sont les lois essentielles du dialogue au point de vue desquelles ils semblent que de nombreuses similitudes existent entre les positions du professeur Calegero, celles de Krishnamurti et du Zen.
Lorsque nous parlions, il y a quelques instants, d’une « force de la nature » et d’une « manifestation impersonnelle d’une vie cosmique », nous n’avons pas employé là, en dépit des apparences un langage subjectif et sentimental. Nous constatons que des physiciens éminents, tels Niels Bohr, R. Oppenheimer, Einstein, des biologistes réputés, des penseurs de toutes tendances s’accordent à reconnaitre à la structure la plus intime de l’Univers et de nous-mêmes, des caractères d’une conscience cosmique complétèrent désanthropomorphisée.
Le coté expérimental de cette réalité ultime et impensable fait l’objet le plus essentiel de l’enseignement profond du bouddhisme Zen et de la pensée de Krishnamurti.
Les considérations qui précèdent mettent en évidence l’importance d’une religion du laïcisme. Ainsi que l’exprime Calogero, « la religion du laïcisme est plus importante et universelle que toute autre religion. »
La religion du laïcisme peut être considérée comme une religion naturelle respectant toutes les données de l’éthique du dialogue. A la base de cette religion se trouve une véritable science des relations, non seulement des titres humains entre eux, mais aussi de celles existant entre l’homme et l’Univers.
Les religions traditionnelles ne sont en fait que « la pensée congelée des hommes », nous dit Krishnamurti. Ces cristallisations mentales forment des conditionnements paralysant toute possibilité d’établir des relations adéquates. Le dialogue véritable est alors impossible. Il n’y a donc pas de religion authentique.
Dans l’optique généralement admise aujourd’hui, la pensée occupe une place de priorité dans tout dialogue. Calogero et Krishnamurti nous proposent au contraire la prééminence du dialogue par rapport aux pensées qui prétendent à elles seules en être le prétexte.
Dans le bouddhisme Zen, par exemple, il est enseigné que les pensées ou confections mentales s’interposent entre les faits et nous. Elles corrompent la spontanéité de notre approche.
Ainsi que l’exprime le professeur Calogero, « c’est notre volonté de comprendre qui crée nos frères réels, et non pas nos frères naturels qui créent notre volonté de comprendre ».
« Le laïcisme » n’est pas une doctrine opposée à d’autres doctrines. Il est la volonté de donner sa chance à toute doctrine, et de ne donner à aucune autre doctrine une situation de privilège dans le dialogue… La religion du laïcisme est plus haute que toutes les religions au débat desquelles il préside ».
Le psychologue français Carlo Suarès a démontré dans sa « Comédie Psychologique » que dans tout acte de compréhension se trouve impliqué un facteur d’acuité de conscience. Mais cette dernière ne trouve son maximum d’acuité que si nous laissons fonctionner librement en nous le mécanisme du doute. Autrement dit, force nous est de mourir à nous-mêmes, de nous affranchir de l’emprise de nos préjugés, de nos conclusions passées, afin qu’une disponibilité, une ouverture puissent se réaliser d’instant en instant au cours du dialogue.
L’acuité de conscience liée au processus à la fois destructeur et créateur du doute, implique la mise à néant en nous des processus inhibiteurs de l’identification. L’identification et l’attachement aux idées constituent les principaux obstacles à l’établissement de tout dialogue véritable.
Pour être véritablement en relation, il est donc nécessaire de nous libérer de l’attachement à tout ce que nous pourrions avoir compris dans le passé, afin de réaliser une totale ouverture au présent.
Dans cette disponibilité au présent par un dépassement continuel de ce que nous avons appris ou compris dans le passé, réside l’une des bases psychologiques essentielles de l’esprit démocratique. Par elle nous nous ouvrons à la possibilité de comprendre toujours plus profondément les autres.
Ainsi que l’exprime le professeur Calogero, « tout ce que nous considérons comme le bien, la morale et la civilisation ne dépend de rien « d’autre que de notre volonté de comprendre les autres… et cette volonté de comprendre les autres ne dépend que de chacun de nous, car personne d’autre ne peut ni lui imposer, ni lui retirer la responsabilité d’un tel choix ».