Michel Random
Les maniéristes italiens

Ici la présence des choses c’est ce qui est immuable, ce qui ne passe pas. C’est une absence à rebours, si je devenais immortel le silence plomberait aussi ma bouche, car à quoi bon parler. Aussi secrète que lui-même la peinture de Clerici reste une énigme. Quelque chose est indicible et indiscernable : la puissance de la mort elle-même. L’inachèvement, ce qui a été et qui n’est plus, le calme du regard qui, au-delà des formes apparentes, contemple l’immuable éternité. C’est dans la force paisible de ce regard que réside la vraie grandeur de l’homme.

(Revue 3e Millénaire. Ancienne Série No 3. Juillet-Août 1982)

Il est sans doute difficile de dire quand le « maniérisme » apparaît en Italie. Le mot est utilisé pour la première fois par Luigi Lanzi à la fin du XVIIIe siècle (1792), mais le maniérisme s’est si bien incarné avec l’Italie qu’il semble dès la Renaissance faire corps avec elle. Quand dans la peinture, dans la statuaire, les plis symbolisés au Moyen Age d’une manière purement graphique et harmonique deviennent « naturels », le maniérisme apparaît. L’image cesse d’être une écriture, un signe, elle devient réaliste, non seulement dans les plis des vêtements ; mais dans le volume des chairs et des espaces.

Aujourd’hui il existe un maniérisme italien certes, mais plus encore romain. Ce maniérisme est dans l’air qu’on respire, dans la décadence somptueuse des palais baroques, dans le beau qui devient grandiloquent, dans la fioriture qui surajoute tant d’invraisemblables exubérances, qu’à force de jeux et de mises en scènes elle en devient attachante comme un jeu, précisément celui de la vie qui est une éternelle représentation. Ceux qui se sont promenés à Rome, au Campidoglio, à la fontaine de Trevi sur la Piazza Navona, entre les ruines du Forum, Piazza del Popolo ou sur le Pincio me comprendront aisément. Une sorte de grandeur aimable flotte partout. Comme une seule arabesque le baroque et le maniérisme mêlent leurs envolées de colonnes, de chevaux fringants, d’ailes angéliques ou triomphantes. Et disons-le, c’est sans doute ce décorum qui rend encore Rome si attachante. La capitale du monde où l’on compte le moins de suicides, est celle où à juste titre les touristes viennent reconnaître les reflets d’un « charme du vivre » qui fut autrefois très grand.

Il n’est donc pas étonnant que les peintres maniéristes soient le plus souvent romains. C’est le cas pour Fabrizio Clerici, Stanislas Lepri et Alberto Savinio. A dire vrai faut-il parler de peinture ou camper des portraits ? Faut-il regarder leurs tableaux comme des événements variés prêts à s’intégrer dans quelque lieu de la vaste scène romaine ? Ou faut-il n’y voir que des allusions et des transparences d’un rêve qui ne parvient jamais au bout de ses désirs ? Regardons Fabrizio Clerici (1913-1993). Son œuvre est une méditation foisonnante sur la vie, la mort, la gloire, les vanités, l’Éros quelquefois, sur l’œil et son secret. La vie est tragique certes, mais une représentation du tragique est une force contre l’adversité. La Comedia del arte est une merveilleuse philosophie pour représenter nos malheurs et rire de nos peurs. Clerici a l’esprit non pas fantastique mais fantasmatique. Des ombres antiques passent dans ses décors, vous entendez résonner les grandes salles vides des palais, vous découvrez des têtes, des corps, immobiles, en attente. A Rome plus que partout ailleurs on sait que la vie est éternelle, et que la sagesse suprême consiste à savoir observer le temps qui passe. Tout se joue dans la qualité et l’intensité de la présence. C’est pourquoi il n’existe pas de choses vaines ou futiles. C’est le regard de l’homme qui donne la dimension.

Avec Fabricio Clerici, la théâtralité est celle du monde des formes qui s’emboîtent : tiroirs à arcanes que sont les images. Un rayon de lumière traverse l’œil de l’espace, traverse les couloirs sans fin d’un château enchanté où les messagers du temps attendent tranquillement leur heure.

Ici la présence des choses c’est ce qui est immuable, ce qui ne passe pas. C’est une absence à rebours, si je devenais immortel le silence plomberait aussi ma bouche, car à quoi bon parler. Aussi secrète que lui-même la peinture de Clerici reste une énigme. Quelque chose est indicible et indiscernable : la puissance de la mort elle-même. L’inachèvement, ce qui a été et qui n’est plus, le calme du regard qui, au-delà des formes apparentes, contemple l’immuable éternité. C’est dans la force paisible de ce regard que réside la vraie grandeur de l’homme.

Après tout, chacun de nous est un maniériste qui s’ignore. Nos rêves qu’ils soient éveillés ou non ont souvent cette surcharge d’éloquence. Et c’est pourquoi à notre insu cette peinture nous attire si fortement.

Le mot « maniériste » est devenu au XVIIe siècle péjoratif, par opposition aux formes naturelles. Les ors, les pompes, les excès des maniéristes offusquaient le goût français. Le maniérisme à l’italienne était incompris. Quelle œuvre plus tragique, plus grandiose et plus maniériste à la fois que celle de Michel-Ange ? Le débat des « écoles » est un débat d’idées. On tente de concilier le néo-platonisme (l’expression de la réalité intérieure) avec un naturalisme arrangé. Comme le font les traités théoriques d’Armenini (1587), de Lomazzo (1584 et 1590). L’histoire italienne montre que le plus petit danseur efface le plus honorable théoricien. Les écrits, les traités, sont des conventions. L’importance du texte vaut par la dérision. Seul le spectacle est vrai. Après tout, le maniérisme peuple les parcs et jardins de faunes, de naïades, de fontaines innombrables. La volupté, le caprice, et la mort.

Stanislas Lepri (1905-1980) n’est plus. Avec lui un air de fête, une ironie des jeux a disparu. Ce grand romain, qui a passé il est vrai la plus grande partie de sa vie à Paris, ce grand rêveur, auscultait la vie avec un humour nonchalant. Il avait vu, vécu et compris tant de choses. Il avançait sur la pointe des pieds, et la pointe de l’art très fin, allusif, joyeux ou terriblement tragique. Vivre était une histoire qui depuis toujours le concernait de loin, en spectateur. La réalité, il l’a jouée à pile et face : les deux côtés comme faces simultanées et apparemment contraires. Les musiciens ont des instruments dont ils ne peuvent jouer, les dîneurs ont un plantureux repas qu’ils ne peuvent manger. Les enfants courent après des papillons plus gros qu’eux, qu’ils ne peuvent attraper. Arlequin est de la fête, mais il reste à l’écart.

En Italie les choses ne sont jamais ce qu’elles sont. L’homme ne cherche ni le paradis, ni l’enfer. Il cherche la grandeur. Ou plutôt un reflet de grandeur pour en jouer. Tout le maniérisme italien exprime un goût démesuré de la grandeur, mais c’est pour en faire voir les fissures, pour démanteler les colonnes et les ors. La scène de théâtre, celle de la vie et celle de l’art sont identiques. Chaque personnage pourrait revêtir tour à tour le rôle du noble, de l’homme d’église, du brigand et de la fripouille. La vérité italienne a toujours existé en tant de dimensions, en tant de « manières » qu’elle est devenue parfaitement ésotérique tous les autres peuples ; sauf bien entendu aux Italiens eux-mêmes. C’est pourquoi le maniérisme joyeux, dérisoire et tragique est l’exorcisme nécessaire. Un art toujours actuel et vital pour l’Italie.

Cet art de jouer, Lepri l’a élevé en art absolu. Il se peint lui-même comme un bilboquet avec pour nez une corne de rhinocéros. Le fin mot d’un homme de bien, n’est-ce pas de savoir « jouer » jusqu’au bout ?

La famille de Lepri appartenait à la noblesse vaticane ou noblesse noire. Elle possédait palais et blasons. Aujourd’hui, ce ne sont plus que des images jaunies dans l’album du temps. La corne du rhinocéros résiste, elle, au temps. Elle confère un nouveau pouvoir héraldique celui qui s’en recommande. Voyez les titres de ses œuvres ; « Jeux de poursuite et de massacre » ; « Le Complexe d’Icare » ; « Grandes et Petites Eaux » ; « Sotto-sopra » ; « La Voix du Sang ». Titres-prétextes. Lepri emploie des mots d’ici pour décrire des situations de là-bas. Ses tableaux sont des états décalés de plusieurs vies. Ce là-bas, n’est pas l’autre-monde. C’est le rêve des morts qui se prolonge ici dans notre propre esprit.

Stanislas Lepri était un homme grand, secret, cachant une délicate austérité, comme une sensibilité trop vive. Il a semé au vent avec profit, car la vie n’est qu’un accident passager qui ne saurait troubler durablement le cours des choses. Tout le prodigieux « égoïsme » romain s’explique là. L’homme n’est que par l’intemporalité, d’où la gloire. L’important est ce qu’il parvient à être ou à paraître. La mort vaut mieux que la disgrâce, et la roche tarpéienne est toujours là, deux pas du Capitole.

Tous ces traits, nous allons les retrouver en partie dans l’œuvre de Savinio (1891-1952). Savinio, frère de Giorgio De Chirico incarne parfaitement l’homme cultivé qui se joue de la culture. Écrivain, poète, musicien, peintre, il est un sensuel qui se moque de la sensation. La vie est un rébus, un jeu de contrastes, un clair-obscur où les événements les plus insolites et les plus incongrus arrivent. La peinture est une mise en scène de ce qui est vu intérieurement en opposition à ce qui est vu au sens littéral : donc l’art du décalage. L’insolite, l’étrange, l’incongru, c’est cela, l’art d’appuyer sur une réalité qui n’étant ni ceci ni cela, pourrait bien être et ceci et cela. Seul le mouvement de l’intelligence qui relie, donne un sens apparent à ce qui n’est qu’une science du trompe-l’œil. C’est pourquoi les symboles de Savinio sont de faux symboles. Il décrit un monde dont l’essence se perçoit malgré — les formes, ou de surcroît. De Chirico disait très justement : « Ce que j’écoute ne vaut rien, il n’y a que ce que mes yeux voient ouverts et plus encore fermés. »

C’est l’invisible sous-jacent qui est le vrai visible. Le secret est toujours là. L’énergie cachée est le vrai corps de la forme. Odilon Redon résumait bien cela en disant que « la logique du visible doit être au service de l’invisible ». Ainsi entre 1910 et 1920 le maniérisme s’est paré de symbolisme et de métaphysique, donnant naissance au Surréalisme.

Alberto Savinio se nourrit de tous ces courants et n’appartient aucun. « On ne doit pas regarder ma peinture, écrit-il, on ne peut la juger par la manière dont on la regarde, comme l’on juge la peinture née directement de l’œil, du coup de pinceau, des rapports de tous, et d’autres fariboles. Chacune de mes peintures est née comme naissent les mondes. Chacune de mes peintures est un monde. Juge-t-on un monde ? Maintenant, de surcroît, alors que le monde n’est ni beau ni vilain, ni bon ni mauvais. Et pas même continu. Mes peintures ne finissent pas où s’achève la peinture. Elles continuent. Et on le comprend. Elles étaient déjà nées avant qu’elles soient peintes. Il est juste qu’elles vivent aussi au-delà de la toile peinte. »

Michel RANDOM