Patrice Sammut
Les rois guérisseurs

(Revue Le chant de la Licorne. No 27. 1989) Rite magique et thaumaturgique, le toucher du roi, qui s’est développé en France et en Angleterre au Moyen-Age, présente bien des analogies avec d’autres formes de guérisons traditionnelles. Le monarque, vu comme l’intermédiaire entre Dieu et l’homme, permet ainsi la convergence des forces curatives vers les […]

(Revue Le chant de la Licorne. No 27. 1989)

Rite magique et thaumaturgique, le toucher du roi, qui s’est développé en France et en Angleterre au Moyen-Age, présente bien des analogies avec d’autres formes de guérisons traditionnelles. Le monarque, vu comme l’intermédiaire entre Dieu et l’homme, permet ainsi la convergence des forces curatives vers les êtres souffrants.

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Les origines

La rareté des sources écrites pro­venant du Haut Moyen-Age rend difficile la détermination précise et exacte de l’origine de cette tradi­tion. La première mention d’une guérison royale est attribuée, en France, à Grégoire de Tours, qui écrit à propos du roi Gontran (v525­-593): «On racontait communément parmi les fidèles qu’une femme, dont le fils souffrant d’une fièvre quartaine gisait sur son lit de douleur, s’était glissée à travers la foule jusqu’au roi et, l’approchant par derrière, lui avait arraché, sans qu’il s’en aperçut, quelques franges de son royal manteau; elle les mit dans de l’eau et fit boire cette eau à son fils; aussitôt la fièvre tomba; le malade guérit. Je ne mets pas, pour ma part, la chose en doute. En ef­fet, j’ai vu moi-même, bien sou­vent, des démons habitant des corps possédés crier le nom du roi et, décelés par la vertu qui émane de lui, avouer leurs crimes» (Historia Francorum, IX, C 21). Ainsi, le pouvoir de guérison s’accompagne-t-il, comme souvent, de celui d’exor­cisme.

Mais c’est avec les premiers Ca­pétiens que naît et se perpétue la tradition du Toucher. On reconnais­sait à Robert le Pieux (v980-1031), second monarque de cette lignée, le pouvoir de guérir les malades. On raconte par exemple que, prié à genoux par un aveugle, il lui rendit la vue en lui aspergeant de l’eau sur le visage. Après ce souverain, son petit-fils Philippe Ier (1052-1108) et Louis VI (1081-1137), qui lui succéda, vont réduire leur champ d’intervention aux écrouelles, sans qu’une raison évidente de nos jours ait pu motiver cette spécialisation.

Les écrouelles sont une atteinte tuberculeuse des ganglions du cou, très fréquente et épidémique durant tout le Moyen-Age, la Renaissance et même les siècles qui suivent. Elle provoque des gonflements cervicaux souvent purulents et pou­vant même envahir le visage et les yeux. Cette pathologie met rare­ment, à court terme, la vie du ma­lade en danger, mais était redoutée pour les lésions inesthétiques qu’elle occasionne. L’évolution est souvent longue, chronique, très aléatoire, certaines améliorations pouvant survenir spontanément avant une nouvelle récidive ou aggravation.

En Angleterre se produit un phé­nomène curieusement analogue et légèrement postérieur. En effet, c’est à Henri Ier (1068-1135) et à Édouard le Confesseur (v1003-1066) que sont attribuées les premières capacités thaumaturgiques, avant qu’Henri II n’établisse la guérison particulière des écrouelles, probablement co­piée sur la tradition française. Le rite évolue ensuite différemment dans les deux royaumes rivaux.

Le rituel

Le rite initial est d’un extrême dépouillement et identique de part et d’autre de la Manche. Avant le toucher, l’usage veut que le roi se recueille et prie. Il pose ensuite ses mains sur les mains et les parties atteintes du malade et trace le signe de croix, suivant l’exemple des nombreuses légendes et histoires des saints thaumaturges. Il prononce en même temps une formule consa­crée qui n’est pas parvenue aux historiens avant le XVIème siècle. À cette époque, le monarque déclare: «Le roi te touche, Dieu te guérit». Il se rince ensuite les doigts dans des cuvettes, et par ce geste infuse à l’eau des propriétés également thérapeutiques. Divers témoignages narrent comment certains malades furent guéris par la seule absorp­tion régulière de l’eau de ces cuvet­tes, «sans aucune autre médecine» (Bibl.Nat. Lat. 11730 Fol. 31 Vo).

Le toucher s’effectue d’abord à des dates irrégulières. Saint Louis le pratique tous les jours ou chaque fois qu’il y est sollicité. Sous Louis XI, les malades sont groupés et conduits devant le roi une fois par semaine. Puis le roi se limite aux grandes fêtes: le Vendredi Saint, Noël, Pâques, l’Assomption, la Toussaint… et toujours après son sacre. Pour cette occasion, il se rend, le lendemain de la cérémonie, à Corbeny, dans la vallée de l’Aisne, pour prier sur les reliques de Saint Marcoul, réputé posséder le même pouvoir que le roi sur les écrouel­les. C’est donc dans cette abbaye que, pour la première fois de son règne, il s’adonne à ce rite. À partir du XVème siècle, on effectue une sélection parmi les différents sujets et on n’admet plus que ceux at­teints des écrouelles. En même temps que les bénédictions du souverain, chaque malade reçoit une obole, souvent assez importante. Il est vrai que la générosité fut, durant tout le Moyen-Age, une vertu hautement recommandée et pratiquée par les plus grands.

Avec l’avènement de la monar­chie absolue, le toucher des écrouel­les se développe en faste et solennité. À Paris, la cérémonie se dé­roule dans la grande galerie du Louvre, parfois dans une autre salle du palais et plusieurs milliers de malades se présentent en ces occasions. Ils viennent de tout le royaume et même d’Italie, d’Espagne, d’Allemagne, où les souverains n’ont pas les mêmes «dons».

Les anneaux guérisseurs

Alors que la forme du rite fran­çais demeure relativement simple, se développe en Angleterre un vé­ritable service de guérison. Toute une liturgie est bâtie, où le souverain joue le rôle d’officiant. Henri VIII, par exemple, récite le confi­teor, et après l’absolution du Maî­tre de chapelle sont lus un passage de l’évangile de Marc relatant les miracles du Christ et le prologue de Jean. Sous le règne du même roi, l’aumône est remplacée par une pièce percée que le malade porte au cou, l’Angel, qui devient rapi­dement un talisman recherché.

Parallèlement apparaît Outre-Man­che, au début du second millénaire, un autre rite thaumaturgique: celui des cramp-rings. Chaque année, le Vendredi Saint, il est de coutume que les rois d’Angleterre adorent la croix. Après s’être prosterné, le monarque offre à l’autel de l’or et de l’argent, avant de les racheter pour la somme équivalente. Les pièces récupérées sont ensuite fon­dues et moulées sous forme d’an­neaux possédant alors des proprié­tés médicinales, antispasmodiques et anti-épileptiques en particulier, d’où le nom de cramp rings ou anneaux contre les crampes. En procédant ainsi, les métaux, devenus quelques instants propriété du seigneur, sont sacralisés, ce qui leur confère le pouvoir que l’on sait. Plus tard, les anneaux sont fabri­qués à l’avance et le roi s’en saisit en prononçant la formule: «Seigneur sanctifie ces anneaux et consacre les par le frottement de nos mains que Tu as daigné sanctifier de l’huile sainte, de sorte que ce que la na­ture du métal ne saurait fournir soit accompli par la grandeur de Ta grâce.»

Pour certains, cette tradition re­monterait à Joseph d’Arimathie, figure centrale du christianisme anglais, qui l’aurait ramenée sur cette île. Pour d’autres, c’est à Édouard le Confesseur qu’il fau­drait attribuer l’origine de cette pratique. En effet, selon un conte très populaire, ce roi aurait un jour été croisé par un mendiant et, faute de pièce, lui aurait remis sa bague. Or, sous les hardes de ce pauvre hère, se dissimulait Saint Jean l’Évangéliste. Plus tard, deux pèle­rins anglais rencontrèrent eux aussi le vieillard. Il leur rendit l’anneau et les manda de le rapporter à leur souverain, avec l’annonce de son départ prochain au royaume du Seigneur. Les historiens n’ont, quant à eux, aucun éclaircissement à ap­porter sur l’origine de ce rituel.

La disparition du rite

C’est en Angleterre que le rite disparaît le premier. Les cramp-rings ne résistent pas à la réforme et de­viennent dès le XVIème siècle des objets de collection. Anne (1665­-1714) est, en 1714, le dernier sou­verain à toucher les écrouelles. En effet, les princes de Hanovre qui lui succèdent ne perpétuent pas cette tradition ayant la faveur des parti­sans de l’ancienne dynastie. L’es­sor de la pensée rationaliste semble aussi avoir une part de responsabi­lité dans cette interruption. Toute­fois, la conscience populaire con­servera encore longtemps cette croyance dans le pouvoir de la main royale et les Stuart, bien qu’exilés, furent toujours considérés comme des thaumaturges.

En France, les rois poursuivent cette pratique durant le XVIIIème siècle. Louis XV et Louis XVI tou­chent, au lendemain de leur sacre, plus de deux mille scrofuleux. Le déclin du prestige de la monarchie et l’avènement de la raison rendent toutefois ce rite de plus en plus discuté, voire ridiculisé, sauf dans les couches populaires où le roi continue à être perçu comme un être surnaturel. Après avoir longtemps hésité, Charles X, en 1825, est le dernier monarque européen à toucher les écrouelles.

Le Roi à l’union du profane et du sacré

On peut se demander comment une telle tradition a pu s’établir. Qu’est ce qui, dans la conscience collective, donne au monarque l’au­ra d’un magicien, d’un saint thau­maturge ? En fait, c’est que le roi, au Moyen-Age surtout, n’est pas considéré par ses sujets comme un être ordinaire mais comme un per­sonnage sacré.

Il est d’abord sacré par le sang, d’où la transmission dynastique de la couronne dans tous les royaumes européens. Avant le christianisme déjà, les Germains ne choisissent leur roi que dans certaines familles nobles, alors que les chefs de guerre sont essentiellement désignés par leurs capacités au combat. Le sou­verain, demi-dieu, possède, comme l’empereur dans la tradition chi­noise, un pouvoir parfois guéris­seur mais surtout une influence sur les éléments. La qualité des condi­tions atmosphériques et des récol­tes est censée être proportionnelle à son degré de sagesse. Son corps peut même parfois être conservé comme relique afin de favoriser la prospérité.

Le Christianisme porte un rude coup à ces croyances. L’église abaisse le roi à une position plus temporelle. Gardant le prestige du sang, les Mérovingiens se succè­dent sans rite particulier. Mais lors­qu’en 753, Pépin le Bref dépose Clotaire III, il lui est nécessaire de donner à sa propre lignée un cachet d’authenticité. Reprenant une tra­dition déjà inscrite dans l’Ancien Testament, il est le premier roi de France à recevoir l’onction divine. Puis, le 25 décembre 800, dans la basilique Saint Pierre, Charlema­gne, plusieurs années après avoir reçu la même onction, est couron­né par le pape Léon III. Enfin, son successeur Louis le Pieux reçoit à Reims l’onction et la couronne en deux gestes depuis lors indissocia­blement unis. La même cérémonie apparaît en Angleterre au IXème siècle.

Avec le sacre, le roi devient le trait d’union entre le spirituel et le temporel, le sacré et le profane. Selon les périodes et selon les cou­ches de la population, il occupe une position variable sur le fléau de cette balance. Ainsi, l’intransigeance du pape Grégoire VII (1015-1085) tend à rabaisser le roi à un simple politique et à lui dénier toute odeur de sainteté. À l’inverse, la ferveur populaire porte aux nues le souve­rain. Le plus adoré est sans doute Louis IX ou Saint Louis (1215-1270). Louis XII (1462-1515) fut surnom­mé le père du peuple.

Un rite populaire

Il est sûr que cette ferveur popu­laire, et la position du roi entre Dieu et l’homme, sont pour beau­coup dans l’affluence des malades au Toucher des écrouelles. Si les Français ne tiennent pas de comp­tes précis, on évalue à plusieurs centaines, voire milliers, le nombre de malades présentés chaque année au roi. François Ier, le jour de l’as­somption 1527, se fait présenter plus de 1500 malades. À 9 ans, Louis XIII touche, à Pâques, 3125 scrofuleux. Louis XIV, quelques mois avant sa mort, voit défiler devant lui 1700 de ses sujets. En Angle­terre, les chiffres sont analogues et sont en partie proportionnels à la popularité du souverain.

Au XIIIème siècle, le toucher fait même son entrée dans les livres médicaux et chirurgicaux. Guy de Chauliac le cite ainsi dans sa Grande Chirurgie. Souvent, le médecin renvoie au roi les cas rebelles au traitement qui comporte alors, ou­tre la cure chirurgicale, la scrofu­laire et d’autres plantes telles le cresson, la figue, la fève, l’ivraie, le petit houx, le câprier…

La Renaissance et la Réforme re­présentent un des tournants de la popularité de cette tradition qui n’est reconnue que du bout des lèvres dans les milieux intellectuels et médicaux. Dans ses écrits chirurgi­caux, Ambroise Paré ne fait aucune mention de cette alternative théra­peutique.

Quelle efficacité ?

Le problème de l’efficacité du Toucher des écrouelles est débattu dès la fin du Moyen-Age. Les dé­tracteurs sont d’abord italiens, puis allemands. En fait, plus qu’à une analyse rigoureuse, les partisans et adversaires se livrent à un débat d’opinion et sont peu soucieux d’impeccabilité dialectique. En France comme en Angleterre, il est bien entendu hors de question, surtout durant l’absolutisme, de remettre en cause le pouvoir du roi.

Parmi les témoignages, on retrouve de nombreuses mentions de guéri­son. Ainsi ce seigneur breton, dis­simulant son mal sous une fraise énorme, et qui, raconte-t-on, guérit instantanément après qu’Henri IV lui ait donné l’accolade. Plus tard sont établis des certificats attestant des effets bénéfiques du toucher du roi.

Aujourd’hui, la rareté des écrits du Moyen-Age rend difficile l’éva­luation de ce pouvoir, à une époque pourtant où la foi populaire fut maximale. Des documents les plus récents, du XVIIème et XVIIIème siècles surtout, on peut néanmoins tirer quelques conclusions : Même si le roi ne guérit pas tous les scrofuleux qu’il touche, un cer­tain nombre d’entre eux, dans une proportion difficile à déterminer vue l’absence de grandes séries d’ob­servations, en sont grandement améliorés, voire «guéris». La gué­rison survient progressivement, en quelques semaines voire deux à trois mois après le toucher, exception­nellement de façon spontanée et comme dans le cas cité plus haut. Les certificats sont le plus souvent délivrés un trimestre au moins après cette date. Toutefois, l’absence d’un suivi à long terme et les critères mêmes de la guérison, consistant uniquement dans l’observation de la régression des tuméfactions et l’amélioration de l’état général, ne permettent pas de prendre position de manière catégorique. La tuber­culose est une maladie chronique, tenace, pouvant changer de locali­sation et la guérison des régions cervicales ne signifie pas automati­quement la destruction dans tout l’organisme du bacille de Koch. Il n’en demeure pas certain, au vu des témoignages, que l’effet à quelques mois de la main du roi pouvait être spectaculaire.

Une analyse difficile

Le but de cette courte étude n’est pas, au lendemain du bicentenaire de la révolution française, de faire l’apologie de la monarchie. Néan­moins, ce rite de guérison original qui s’est perpétué jusqu’au siècle dernier ne manque pas d’intérêt. Il présente par exemple des analogies avec d’autres traditions médicales.

Comme c’est le cas dans ces der­nières, la guérison n’est pas le fait de l’homme, mais d’un pouvoir immanent, Dieu ou le Christ pour les uns, la compassion des Boud­dhas pour les autres, le Grand Es­prit pour d’autres encore. Dans ce système, le guérisseur est un être particulier par la naissance et per­pétue une lignée. Cet être moitié homme, moitié dieu, permet la convergence des forces de guérison vers les êtres souffrants. Enfin, une autre condition importante est la foi du patient, capable, selon les écritures, de soulever des monta­gnes et qui, dans de nombreux cas de guérisons miraculeuses, appa­raît comme un facteur décisif. Au vu des documents d’époque, per­sonne ne peut affirmer aujourd’hui que les rois aient accompli des mi­racles, mais personne ne peut non plus affirmer le contraire. Rejeter cette éventualité par le seul fait qu’elle contredit les théories méca­nistes et matérialistes d’aujourd’hui reviendrait à se cristalliser dans un dogme et à se couper toute possibi­lité de progrès. Et si le miracle était, comme les observations de Coper­nic ou de Galilée, le contre-exem­ple qui suffit à rendre la théorie qu’il contredit caduque? Une telle hypothèse a de quoi effrayer ceux qui ont des intérêts matériels ou émotionnels à ce que perdurent les valeurs établies. La question reste pourtant posée. Et d’autres obser­vations de guérisons ou rémissions plus récentes et beaucoup mieux observées ne manqueront pas de mettre plus sérieusement en péril le dogme mécaniste en vigueur au­jourd’hui.

BIBLIOGRAPHIE

LE TOUCHER DES ROIS, par Renée-Paule GUILLOT dans Historia No 396

LES ROIS THAUMATURGES, par Marc BLOCH, Éditions Armand Colin

HISTOIRE DE LA MÉDECINE par Charles LICHTENTHAELER, Éditions Fayard

LE LIVRE DES SIMPLES MÉDECINES, Éditions Ozalid.