Il existe mille manières d’aborder le Japon, ce pays inépuisable où toutes les apparences sont trompeuses, diverses et changeantes. Si nous tentons de définir quelles sont ses propriétés stables, force est d’opérer sur nous-mêmes une considérable révolution qui remet en cause tout ce que nous croyons savoir, nos modes de culture, de pensée, et notre sensibilité même. Rares sont ceux qui sont prêts à faire le saut. Le Japon est le contraire d’un pays qui souhaite exporter sa culture ou ses formes de pensée. Il opère dans son ensemble comme un homme qui, pour conserver sa paix et ses secrets, construirait autour de lui des structures destinées à distraire l’attention des visiteurs et à leur faire perdre jusqu’au souvenir de leurs questions.
La sensibilité japonaise, constamment sur la défensive envers tout ce qui vient de l’Occident, obéit à une véritable stratégie non écrite, invisible, mais permanente, consistant à écarter le plus possible les étrangers de tout contact profond et essentiel avec le pays. À tort ou à raison, les Japonais sont convaincus que l’esprit et la sensibilité des Occidentaux sont totalement inadéquates pour les comprendre et qu’il vaut mieux ne pas tenter de faire le moindre effort.
Pourtant, me direz-vous, les Japonais exportent tout ce qu’ils peuvent et en particulier les arts martiaux qui, sous différents aspects, illustrent bien le fond de leur pensée.
Rien de plus vrai. Voilà, me semble-t-il, un exemple bien choisi qui permet de comprendre ce qu’on ne comprend pas. Pardonnez-moi de faire une digression. Nous pouvons en effet considérer que nous avons tous notre idée sur ce que sont le judo, le karaté, l’aïkido, le kendo, le tir à l’arc et les différentes techniques appliquées. L’ensemble de ces techniques est symbolisé par le sabre.
Au Japon le symbole du sabre se nomme « ce qui est ». L’être d’une chose est un ensemble de propriétés où rien n’est séparé, où tous les éléments apparemment divers procèdent d’une même essence et retournent à cette même essence, à l’image d’une roue possédant un moyeu et trente-six rayons. Chacun de ces rayons diverge et converge à la fois vers l’extérieur et vers l’intérieur. Cette unité fondamentale exprime la Manifestation elle-même, c’est-à-dire la Création en ses rapports où tout est ressenti et conçu comme l’expression d’une unité fondamentale et d’une énergie cosmique, le ki, agissant d’une manière à la fois spontanée et soudaine. Ce qui exprime en fait une relation où toute action et toute pensée ne se situent ni dans le passé ni dans le futur mais dans un temps « soudain », c’est-à-dire présent. Ce présent est l’être de toute chose et le noyau de l’espace-temps proprement dit.
Traduisons : dans les arts martiaux, l’être de toutes les énergies est en quelque sorte focalisé en un point situé, d’après la tradition, à deux centimètres au-dessous de l’ombilic et nommé hara. Le hara (ou tanden) est le lieu des forces physiques, psychiques et spirituelles. C’est le centre de l’être. Du hara partent et retournent également toutes les énergies et la plus subtile de toutes : le ki.
Disons qu’un homme qui a un centre possède une horizontalité et une verticalité. En ce sens il devient le maître du mouvement. Il est libre.
L’homme lui-même est à la fois un microcosme et un macrocosme. En lui s’établit la relation parfaite entre Terre et Ciel. Il est tel un arbre, l’expression de l’Harmonie réalisée.
Pour nous le mot « harmonie » a une consonance poétique. Pour un Japonais, c’est l’état naturel de l’être. Disons que tout ce qui favorise l’harmonie est bien, tout ce qui va à son encontre est mal. Pourquoi ? Parce que l’Univers cosmique dans son ensemble est l’expression, on l’a dit, d’une merveilleuse unité. La loi d’harmonie est la structure même du réel. Le réel apparent n’est autrement dit que l’expression d’un réel caché, sous-jacent à chaque chose.
Deuxième point très important : ne pas séparer ceci et cela, l’esprit du corps, le corps de toutes les énergies subtiles ou matérielles qui le composent. Ce n’est pas une attitude idéaliste mais au contraire profondément réaliste. Les Japonais considèrent que l’ensemble des qualités de l’Univers sont homogènes entre elles et fonctionnent bien à tous les niveaux comme une physiologie sans doute subtile mais une physiologie tout de même, impliquant tout le jeu des interactions et des échanges sensoriels et spirituels entre tous les différents aspects de la réalité.
Cette interaction est à la fois cosmique et tout à fait présente en chaque être. Une énergie universelle que l’homme peut comprendre à de multiples niveaux et utiliser de même. Certes l’application du ki est spectaculaire dans les arts martiaux, mais il s’exprime aussi dans la médecine, dans l’art du thé, dans la calligraphie, dans la poterie, etc.
Troisième point : le concept d’impermanence. Toute chose est comme n’étant pas. Certes les choses ont bien des propriétés positives, rationnelles, mesurables, etc. Mais plus nous opérons à des niveaux fins et complexes, plus la réalité se dérobe. Autrement dit, de la certitude des choses tangibles et mesurables, nous passons à l’approximation, à ce qui à la fois est et n’est pas. Ce double antagonisme : être, non-être, à l’image du masculin-féminin, génère la Création et tout mouvement créateur, ce qui donne vie à toutes choses. Ainsi la réalité n’a d’égale qu’une même, profonde et identique irréalité.
(L’orient Intérieur. Collectif. Autrement 1985)