Roger Godel
Les sciences contemporaines devant l'expérience libératrice

Tandis que le chercheur de vérité oriental poursuit son itinéraire vers l’intériorité de l’être, le savant d’Occident s’efforce d’interroger le monde extérieur. Dans la substance et dans l’ordre du cosmos se situerait la réalité dont il espère saisir l’expression. Le « réel » pour lui, c’est l’objet, c’est la chose (res) c’est la phénoménologie ambiante. Pour connaître la réalité, il lui faut pénétrer dans l’intime structure de la matière qui l’entoure, par voie d’analyse et par un effort de reconstruction sans cesse renouvelé en synthèses progressives. L’homme acquiert ainsi la science des lois qui dessinent à chaque instant la configuration mouvante du monde. Il peut insinuer et faire jouer son vouloir, son choix dans le mécanisme de la causalité.

(Extrait de L’homme et la connaissance, édition Le courrier du livre 1965)

Tandis que le chercheur de vérité oriental poursuit son itinéraire vers l’intériorité de l’être, le savant d’Occident s’efforce d’interroger le monde extérieur. Dans la substance et dans l’ordre du cosmos se situerait la réalité dont il espère saisir l’expression. Le « réel » pour lui, c’est l’objet, c’est la chose (res) c’est la phénoménologie ambiante. Pour connaître la réalité, il lui faut pénétrer dans l’intime structure de la matière qui l’entoure, par voie d’analyse et par un effort de reconstruction sans cesse renouvelé en synthèses progressives. L’homme acquiert ainsi la science des lois qui dessinent à chaque instant la configuration mouvante du monde. Il peut insinuer et faire jouer son vouloir, son choix dans le mécanisme de la causalité.

Mais voici que, soudain, l’exploration du champ objectif fait déboucher le théoricien des sciences physiques — à un tournant de la mécanique quantique — sur une position bien inquiétante ; un univers incertain lui apparaît où l’observateur et le phénomène observé se trouvent inextricablement entremêlés. Si étroite est leur confrontation, qu’ils se reflètent l’un dans l’autre sans pouvoir se séparer ni se confondre.

Dans ce territoire de l’indétermination, s’évanouissent toutes les images et les formules familières à notre expérience des choses. Les notions d’énergie, de matières exigent une transformation si profonde qu’elles perdent leur sens original ; l’énergie se condense en matière, la matière se dématérialise en rayonnement. Les ondes associées à la propagation des grains de lumière n’ont pas besoin d’un substrat pour se répandre dans l’espace-temps elles n’ondulent ni dans un fluide, ni dans un solide, ni dans un gaz. Seul le fil irréel de l’analogie les rattache à l’image d’une vague ridant la surface de l’eau. En fait ce sont des ondes de probabilité, des ondes de conscience que notre pensée rejette au loin : variation curviligne d’une abstraite fonction.

A chaque point de la courbe correspond un coefficient variable de probabilité en faveur de la présence de photons : chance maxima sur la crête, minima au creux.

Sur cet horizon avancé de l’esprit scientifique, le jeu des phénomènes se laisse saisir sous l’aspect de termes complémentaires. Mais le règne de la dualité n’est ici qu’une apparence puisque les pôles antinomiques solidairement couplés se déterminent réciproquement et se résolvent l’un par l’autre.

Leur opposition relative correspond au mode d’approche d’une pensée que limite son propre dynamisme investigateur. La réalité est au-delà de cette surimposition d’attributs dualistiques ; pour l’atteindre il faut rompre avec les formes temporo-spatiales d’appréhension et laisser surgir dans sa spontanéité la connaissance intemporelle, présente en nous à notre insu. En ce foyer de conscience non-dimensionnel cesse tout déploiement d’apparences.

Mais l’investigateur en sciences physiques se propose d’explorer un autre domaine ; ce qui l’intéresse c’est l’ordre naturel du monde ambiant ; le génie de la recherche l’incite à pénétrer profondément dans la trace complexe des phénomènes ; chaque pas lui ouvre de nouvelles perspectives ; parce que sa pensée procède par analyse, elle découpe et suscite une diversité transfinie de représentations mentales. Aussi reste-t-il nécessairement pris dans les mailles de la relativité. Même s’il parvient à grouper dans la vue d’ensemble d’une synthèse, si compréhensive soit-elle, la pluralité des éléments que l’esprit d’analyse a fait jaillir, il n’en demeure pas moins captif de la forme. Tous ses efforts ne le porteront pas plus loin.

Il importe que nous le sachions : ni l’esprit de synthèse ni l’analyse ne peuvent donner accès à la connaissance du réel. Ce dernier terme de la recherche demande pour s’accomplir un autre mode de réalisation, irréductible aux dynamismes de la pensée informatrice.

Toutefois les acquisitions des sciences contemporaines, pour limitées qu’elles soient, offrent un précieux enseignement. Elles abattent la barrière fictive que notre moi corporel a établie indûment entre le monde objectif et la subjectivité. A bien considérer les faits, toute représentation de nos sens et de l’intellect porte en elle, inextricablement liés, des éléments empruntés à l’extériorité. Les choses, telles qu’elles nous apparaissent, sont les produits de nos modes d’appréhension et de notre activité.

Selon l’heureuse expression de P. Rousseau « l’objectivité s’évanouit » et « le monde atomique enlève à notre vieille idée d’objectivité toute sa raison d’être… Un atome n’est-il pas un objet, non moins réel qu’une montre puisque lui aussi peut être pesé (à la chambre de Wilson) et que ce même appareil permet de le voir, donc de le situer dans l’espace ? Pourtant quand on le serre de près, cette soi-disant réalité glisse entre les doigts et s’évanouit. Vu à la lumière de la mécanique ondulatoire et du calcul des matrices, l’électron se dissipe en une vague nébuleuse métaphysique » [1].

A la lumière de ce lucide et impitoyable examen de la critique scientifique, les notions de concret, de réalité objective, s’évanouissent en effet. De même, le concept d’existence révèle son caractère factice et s’effondre dès qu’il est soumis à un sérieux examen épistémologique, comme l’a démontré fort bien Eddington [2].

Parvenus sur le seuil de l’échelle électronique, notre pensée renonce à toutes les habitudes que l’exercice des sens lui avait imposées ; autres sont les apparences à ce niveau. Des représentations — aussi familières qu’imprécises : telles que le concret, le plein, le vide, l’espace, le temps, l’enchaînement causal — ne sont plus applicables. L’on persiste à les employer, mais c’est là un abus de langage. En somme, le monde des apparences sensorielles s’est effacé pour céder la place à un aspect de l’univers irréductiblement autre.

Tandis que le physicien dépouille ainsi le champ de sa recherche de tant d’attributs et de qualités, il manque de s’apercevoir que c’est, en fait, sur lui-même — sur ses propres modes d’appréhension — qu’il procède au dépouillement. Dans la mesure exacte où l’objet de son investigation perd les caractères d’objectivité, l’observateur, lui aussi, rejette conjointement sa gangue subjective pour tendre vers l’impersonnel. « Le Calcul Tensoriel, disait Langevin, sait mieux la physique que le physicien lui-même » [3]. Pendant que se poursuit, à travers le jeu de la pensée mathématique, le déroulement d’une équation, l’opérateur n’est rien d’autre que l’impersonnalité d’une norme en train de s’exprimer.

Tel est son champ de conscience — empli par l’action de l’impersonnel. De cette qualité normative procède toute la valeur de la formule produite.

En prenant conscience des aspects microphysiques qui caractérisent un champ intra-atomique, le chercheur éclaire dans sa propre intériorité la fonction correspondante. Il pénètre en lui-même, parallèlement à la pénétration dans l’objet, jusqu’à certain niveau profond de l’esprit où les structures de l’atome et du noyau deviennent concevables. En lui se révèlent des articulations de la pensée homologues aux configurations de la matière étudiée. Sur ce plan, les catégories de l’objet et du sujet se lient dans un système d’étroite interrelation plus qu’elles ne s’opposent. La pensée agissante du théoricien-expérimentateur et son matériel d’étude forment ici un plexus indissoluble dont le réseau se projette comme sur un écran dans le champ de conscience en travail. C’est donc lui-même — ou plutôt ses propres fonctions mentales, confondues avec ce qui fut leur objet — que l’observateur découvre. Il assiste à son initiation dans un monde déconcertant d’où sont bannies toutes les notions usuelles de temps, d’espace, de causalité, d’identité et d’individualité, d’extérieur et d’intérieur, de simultanéité et de succession, de mouvement, de matière et d’énergie, de masse, de corps. Il reconnaît la relativité de toutes les apparences, variables et impermanentes selon les divers points de vue, la complémentarité des antinomies dualistiques.

II

Cette ascèse de l’esprit familière au physicien, nous trouverons grand profit à la mettre en œuvre dans la recherche d’une connaissance de nous-même. Elle est aisément applicable à l’examen de notre être biologique.

Je regarde ma main gauche. Je pose sur elle la main opposée. Au contact, comme pour mes yeux, elle appartient au monde des objets. Mon corps est aussi un objet extérieur pour autant que je peux voir et toucher sa forme. Mais par l’entremise d’une voie directe d’appréhension je le revendique comme mien ; il se rattache à la subjectivité de mon être. Je sais le mouvoir à mon commandement. Fait singulier, les mouvements compliqués et multiples que je fais exécuter à mes doigts éveillent dans mon champ de conscience le sentiment d’une indivisible unité. Et cependant ils exigent la mise en action d’une pluralité abondante de neurones et de muscles antagonistes.

A contempler l’image mobile de ma main animée devant mes yeux, dans le temps même où j’ai conscience de la mouvoir de l’intérieur, je découvre la signification complémentaire de ce double aspect. Cette dualité des termes me gêne ; il semble que les deux perceptions ne parviennent pas à se recouvrir et à se rendre réciproquement témoignage. L’une et l’autre s’affirment irréductiblement sur le plan de la sensorialité. La résorption de leur antagonisme s’accomplit pourtant quelque part ; l’expérience nous en donne la certitude. Mais où se produit-elle ? En ce point où l’intégration se réalise dans l’unité de l’être, ni les sens, ni l’intellect, ni même les coups de sonde les plus pénétrants de l’introspection n’ont accès. Ce moi intime est indivisible ; il ne connaît donc pas la pluralité dans l’espace et le temps. C’est pourquoi il ne peut contenir aucune image, non plus qu’un sujet et un objet.

On le croit vide parce que sa nature est incompatible avec toute différenciation formelle. Erreur imputable à l’intellect dont la fonction diversifiante est incapable d’expérimenter le principe d’une conscience pure d’image et de sentiment.

Ce même foyer d’intégration où réside, dans la simplicité de l’expérience, notre être indivisible résorbe en lui nos actes, nos pensées, nos représentations. Tout ce qui apparaît un moment dans notre champ de conscience va glisser dans ce gouffre du moi authentique.

Mais cet abîme dont nulle sonde n’explorera jamais le fond, est-ce bien moi ? Pourrais-je jamais soumettre à un examen cette intériorité sans forme ? La contempler est impossible ; et il serait non moins absurde de vouloir analyser l’indécomposable. Pour la connaître il faut vivre par elle, se laisser engloutir. C’est en se perdant en elle qu’on redécouvre sa véritable identité. Alors seulement sont dissipées les erreurs imputables à une fausse position du moi. Je cesse de m’identifier avec mon image corporelle et de me complaire dans ce reflet à la manière de Narcisse. Le flux des émotions, des pensées, des velléités et des actes qui s’écoule dans le champ de mon attention recèle son impermanence. Cela n’est point essentiellement moi, non plus que les configurations mobiles des multiples personnalités qui m’habitent. Ces structures changeantes coulent et tourbillonnent au fil du courant mental, de même que les éléments physicochimiques empruntés à l’ambiance se composent et se décomposent sans interruption pour constituer cet aspect de la vie que je nomme mon corps. S’il était possible de rendre lumineux tous les phénomènes et les atomes qui tracent leur sillage avec la rapidité de l’éclair dans mon entité biologique, rien n’y apparaîtrait jamais stable. Et pourtant je me sais un et en repos au-delà de cette cataracte d’insaisissables mutations ; identique à moi-même, permanente individualité. Serait-ce parce que le mouvement en moi se résout quelque part dans l’immuable, le temps et l’intemporel ?

Si l’homme de culture occidentale décide de suivre la philosophie impliquée dans les sciences contemporaines jusqu’à la conclusion normale, il tendra nécessairement à atteindre une perspective où s’efface l’antinomie qui oppose le monde objectif à la subjectivité.

Le temps, l’espace la causalité, l’indétermination, oppose  l’aspect dualistique dont sont revêtus les phénomènes ambiants et ses propres dynamismes biologiques lui apparaîtront comme des catégories issues de la relativité conjointe de son esprit et des choses. L’image de son corps, sa sensorialité, ses émotions et jusqu’à son intellect iront rejoindre le cosmos auquel ils appartiennent.

Que restera-t-il de lui au terme de cette discrimination épistémologique ? Une évidence singulière, irréductible à tout qualificatif. Certes une telle réalisation, exempte de contenu, peut sembler bien pâle à qui ne l’a pas expérimentée. Mais sans doute compense-t-elle l’évanouissement des silhouettes et des ombres par l’intensité incommensurable de sa fulguration. Toutefois, de cette connaissance inqualifiable rien ne peut être dit, car aucune formule n’en passe le seuil.

III

A l’inverse du chercheur occidental dont la démarche est tournée vers le « monde extérieur », c’est au-dedans de lui-même que l’Indou ouvre un itinéraire vers la réalité. Il est en route depuis plus de vingt-six siècles ; et cela lui procure sur nous une sérieuse avance. Sa pérégrination lui a depuis longtemps enseigné que les mots « extérieur », « intérieur », « sujet », « objet » perdent leur signification à partir d’un certain point de vue. A peine avons-nous commencé, en Occident, à soupçonner cette vérité élémentaire. Pour le Sage — ou libéré-vivant, selon l’expression védantique — le réel c’est l’axe permanent de notre être, et non la perception que nos sens évoquent ou le concept construit par l’intellect ; c’est l’expérience intime de l’individualité ; elle se révèle dans la transcendance de toute qualification ; la dialectique est vaine quand elle prétend donner à Cela — l’indénommable — un nom.

Ainsi l’Indou, choisissant le chemin le plus court, la voie directe, a atteint le but de la course, tandis que le chercheur occidental se perdait dans les méandres de la cosmologie. Socrate, cependant, plus perspicace que ses devanciers et que ses contemporains, sut abandonner à temps ces pistes à longs circuits et plongea vers l’intériorité. Bien lui en prit, apparemment.

Mais de nos jours, parce qu’une intime liaison commence d’apparenter les sciences physiques avec celles de la vie, la voie cosmologique pourrait cesser d’être l’itinéraire interminable et aberrant qu’elle fut jadis. Encore faut-il qu’une saine et lucide épistémologie en éclaire le cheminement et que l’itinérant renonce à se complaire dans la relativité des points de vue. Mais s’il est soutenu par une persévérance inlassable, ses pas le porteront par un chemin qui lui est propre vers le but [4].

De quelle sorte est la transmutation qui se réalisera en lui à l’achèvement du voyage ? Demandons-le au jivan-mukta, cet homme établi à la dernière étape.

Mais voici que nous ne savons plus comment formuler notre embarrassante question ! C’est qu’en effet la prise de conscience de l’intemporel abolit au regard de l’être libéré les apparences du devenir. Donc, rien ne se transforme dans la phénoménologie d’un humain incarnant la Sagesse. C’est là un des plus déconcertants paradoxes de cette paradoxale situation. Quant à la nature même de l’expérience transcendante,  il est entendu qu’aucune dialectique ne peut littéralement en rendre compte.

Serions-nous condamnés à garder le silence sur le problème capital de la Réalisation ? Il est certain que jamais la langue humaine n’a proféré de vérité absolue. Le caractère de complémentarité qui affecte toute allégation condamne le langage métaphysique plus particulièrement à exprimer des termes d’apparence contradictoire.

L’homme « libéré-vivant » connaît l’indestructibilité de la vie véritable, celle dont il expérimente l’essence intemporelle. La condition humaine se résout, par lui, dans l’Inconditionné. Son rayonnement bénéfique — d’amour et de connaissance — s’exerce avec un désintéressement absolu sur les êtres qui l’approchent. Il stimule en eux, silencieusement ou par la parole et l’enseignement de sa vie, la recherche du vrai.

Toutes les activités de sa nature d’homme, parfaitement intégré [5], obéissent aux injonctions de la Sagesse impersonnelle. C’est un instrument d’abondantes dispensations, un automate vigilant que meut la vérité.

Pourtant rien d’extraordinaire ne le différencie des gens de sa race. Ce que nous appellerions, un peu à la légère, ses qualités et ses défauts, le font semblable au commun des mortels. Il apparaît pleinement humain.

Un trait particulier caractérise cet être unique : son incapacité de faire le mal. Loi éthique à soi-même. Dans l’amour réside sa liberté et son déterminisme — transcendance des contraires [6].

IV

S’il est satisfait de l’enseignement et du spectacle que lui offre un Sage, l’auditeur occidental souhaite, naturellement, savoir de lui des psychotechniques. La théorie ne lui suffit pas, il veut la mettre en pratique. Avant de quitter celui qui l’a éclairé sur l’essentiel, il sollicite des directives. Que dois-je faire, demande-t-il avec insistance? Donnez-moi des méthodes, une discipline, des procédés efficaces. Il lui paraît impossible de pouvoir progresser sans le secours d’une technologie éprouvée vers un but qu’il a entrevu à peine.

Son exigence est légitime. C’est à la technicité que nos civilisations, comme aussi les sciences contemporaines, doivent leur configuration propre. De même, sous l’effet d’une discipline méthodiquement appliquée, les aptitudes intellectuelles de l’homme et son comportement éthique sont susceptibles de subir d’intimes et profitables transformations. Le mathématicien, le physicien, le psychologue, au même titre que l’artisan, le poète ou le virtuose suscitent en eux-mêmes des capacités nouvelles grâce à l’emploi d’une ascèse soutenue avec persévérance.

En Inde, les divers exercices de yoga, s’ils sont convenablement pratiqués sous le contrôle d’une direction compétente, produisent des résultats remarquables auxquels les médecins d’Occident commencent à accorder depuis peu l’attention sérieuse que méritent de tels faits [7].

Les civilisations occidentales et orientales reconnaissent donc unanimement que l’homme doit mettre en œuvre une psychotechnique adéquate s’il veut accéder à un niveau supérieur du développement de ses facultés.

Mais l’Expérience libératrice — ce jaillissement aigu d’une intemporalité manifeste en nous — dépendrait-elle pour sa réalisation des exercices gymnastiques que la psyché s’impose à elle-même ? C’est bien douteux. L’état de liberté inconditionnée (Sahaja), dénouement (au sens propre du terme) de toute recherche poursuivie jusqu’aux limites extrêmes les plus déliées de la nature humaine, ne peut s’acquérir par l’entraînement, par effort, par une tension quelconque — fût-ce celle du pur désir.

Son intemporalité même et sa secrète omniprésence, sous l’ondoiement du flux temporel, exclut l’idée naïve d’une technique d’abordage.

L’expérience libératrice est une réalité donnée, fulgurante. On y établit sa demeure en glissant sans une pensée dans son évidence. Parce que l’expérience se révèle absolument irréductible à la nature de l’intellect et de la sensibilité émotionnelle dont elle transcende les qualités spécifiques, l’hétérosuggestion, non plus que l’auto-suggestion ne peuvent l’imiter d’aucune manière. La joie abondante qu’elle dispense à la psyché n’est qu’un reflet de l’incommensurable paix réalisée à l’arrière-plan.

S’il est vrai que l’usage de nos mécanismes psychiques ne peut aucunement déterminer en nous la réalisation de l’Inconditionné, devons-nous pour autant renoncer à toute tentative d’approche mentale vers la réalité libératrice ? Les recherches orientées dans ce sens seraient-elles vaines ? Mais alors à quoi bon écrire ! Prenons le parti de nous taire. Et même l’enseignement du Sage devient inutile.

En fait, quand un libéré-vivant affirme que l’Expérience de l’intemporel est entièrement indépendante des lois du déterminisme, qu’elle ne peut être produite par des conditionnements psychiques, ni prendre appui sur leurs structures, c’est tout le problème de la causalité qu’il remet en question. Sa logique est saine : la notion de déterminisme implique celle d’un champ temporel qui offre le substrat nécessaire au déploiement de ses séquences causales. Or, au foyer de l’Expérience où le Sage est établi, la temporalité se résorbe. Avec elle s’évanouit l’optique du déterminisme. La réalisation de la vérité, à l’ultime éveil, efface les images fallacieuses « d’itinéraire mystique » — celle d’illusion de cheminement vers le centre — d’étapes, d’épreuves, de progrès et de reculs, dont était jadis hanté le champ de conscience de celui qui se croyait un « pèlerin de l’Absolu ». Dans le plein jour qu’évoque l’homme libéré-vivant, les perspectives élaborées par l’histoire perdent leur consistance, car sa vision non-dimensionnelle procède d’un foyer où les valeurs temporo-spatiales sont réduites à n’être rien d’autre que des formes conceptuelles d’expression. Bien qu’il fasse usage en ses entretiens d’une dialectique applicable à l’espace-temps, le Sage a toujours soin d’en signaler, et d’en corriger l’ambiguïté. Les ressources — depuis longtemps connues en Inde — du principe de complémentarité lui permettent d’opposer, par couples, des termes antagonistes également vrais dans leur affrontement d’apparences contradictoires [8].

Ses auditeurs, tenus par lui en éveil, ne risquent pas d’attribuer à sa terminologie dualistique un sens littéral. Pour eux comme pour leur instructeur, les images familières d’ « itinéraire », de « discipline », de « passage au-delà », de « proximité » ou d’« éloignement », d’« obstacles » par rapport au foyer de l’Expérience, ont la valeur de simples analogies, une valeur de signalisation. Ces conventionnelles figures verbales sur lesquelles l’esprit prend un appui provisoire ne compromettent pas plus l’enseignement métaphysique que les inévitables imperfections d’un diagramme n’entravent les recherches du géomètre.

***

Malgré tout ce qui peut et doit être dit, en principe, au sujet de l’indétermination de l’Expérience Libératrice, nous sommes bien obligés de reconnaître que le chercheur de vérité emploie des méthodes pratiques, en apparence fort utiles, et que l’efficacité de certaines techniques appliquées avec persévérance est admise par les maîtres les plus éminents.

Ce fait n’est pas incompatible avec la nature inconditionnelle de l’expérience transcendante. Les diverses disciplines exercent leur pouvoir sur les dynamismes du champ de conscience dont elles transforment la structure dans le sens d’une plus exacte intégration. Elles ne procèdent pas au-delà.

Sous leur influence [9] les images du moi corporel — ces produits d’une sensorialité infantile, pathologiquement surestimée (narcissisme) — sont dépouillés de la puissance attractive qu’elles exerçaient sur l’attention. L’énergie ainsi libérée s’oriente alors spontanément selon sa loi propre et se laisse résorber par le foyer naturel d’où elle est issue, dans l’axe d’intégration qui est reconnu pour être le moi authentique.

A mesure que l’homme prend plus intensément conscience d’être ce principe même il tend à établir là son centre de gravité. Il lui apparaît qu’il est Cela, indivisible, permanent, lieu unique de référence pour toute la phénoménologie en flux alentour. Sa position, à une certaine profondeur de la psyché, est celle d’un témoin de soi-même ; témoin qui se pourrait définir comme un point impersonnel et indifférencié d’intégration. Toutefois, le temps et l’espace, bien qu’amenuisés à l’extrême, n’ont pas encore disparu d’ici. Et les psychotechniques les plus perfectionnées ne conduiront pas leurs adeptes au-delà de cette frontière. Mais la psyché est préparée maintenant à faire fructifier sur ce sol, dans toute son ampleur, l’expérience ultime si elle vient à surgir. La plupart des conditionnements défectueux, qui eussent opposé une résistance aveugle à l’imprégnation ont molli et cédé. De souples techniques, adaptées dans chaque cas à la diversité des tempéraments individuels, ont infléchi dans une même direction — vers l’indivisible unité de l’être — les tendances intellectuelles, affectives et les structures fondamentales du caractère.

Avant d’apprendre à connaître ce qu’il est authentiquement, l’homme a dû, au préalable, désapprendre. Durant cette phase d’instruction négative, il découvre et rejette les identifications erronées qui l’ont fixé jusqu’alors à un stade infantile d’égocentrisme. Les méthodes qui lui sont appliquées doivent tenir compte de l’état larvaire dans lequel il se trouve encore retenu. C’est à un enfant obstinément assoupi qu’elles s’adressent, à un enfant semi-automate et dont la croissance est bloquée. Le disposer au réveil et le délier de l’engourdissement n’est pas une tâche facile.

C’est donc dans les limbes du sommeil ou de l’état crépusculaire que les psychotechniques devront nécessairement opérer.

Par leur force persuasive elles incitent l’intellect en léthargie à s’éclairer au foyer d’une raison plus haute, tandis que la sensibilité lourde s’affinera, en résolvant avec la lucide intuition du cœur, les énigmes initiales ; elles sollicitent l’esprit d’abandonner les fausses notions du moi, de rejeter l’illusion d’une dualité où s’opposeraient un monde d’objets et la subjectivité, de découvrir sous le jeu des sens, de la pensée et de toutes activités biologiques en général, le foyer qui les absorbe et d’où elles émergent — substrat unique, permanent et insondable.

Le pouvoir des psychotechniques s’étend plus loin encore. Les plus subtiles d’entre elles mènent la pensée jusqu’à cette indécise frontière où l’intuition transcendante la recueille et l’appelle. Au bord de cet abîme de silence cesse toute possibilité de formulation. Le centre — cette réalité indénommable mais suprêmement vivante — ne se laisse connaître qu’à la faveur d’une immersion exhaustive. Sa nature même le soustrait à toute représentation en termes d’objet ou de sujet.

Aucun exercice de concentration ou de détachement, aucune ascèse ni invocation ne peuvent forcer ce seuil.

Parvenu en ce lieu de repos que nul n’outrepasse sans être appelé [10], l’homme peut attendre dans la joie, que l’amour et la connaissance dissipent la fiction des derniers liens. L’expectative de l’ultime visitation l’a établi dans une claire prescience de l’épiphanie prochaine. Déjà il découvre la paix des confins où la vie et la mort échangent indifféremment leurs masques.

Mais c’est l’embrasement de la Sagesse, jaillissant à l’improviste, qui mènera à parfaite maturité sa nature d’homme : mort-vivant libre d’illusion temporelle.

[1] Pierre Rousseau, La Conquête de la Science, pp. 279-280, Arthème Fayard. édit., Paris 1945.
[2] Eddington: The Philosophy of Physical Science : the concept of existence, pp. 154 et suiv., Cambridge 1949.
[3] Cité par M.G. Bachelard dans Le Nouvel Esprit Scientifique, P. 54.
[4] « That path alone, by following which a man becomes grounded in the knowledge of the real « I » principle, is the right path for him. There is no one single path which suits all alike. » (traduit par Sri Atmananda d’un texte de Sureshwarâchârya, disciple de Shankarâchârya, in Atma Darshan, p. 3).
[5] Une différence fondamentale oppose le Sage indien au philosophe d’Occident. Chez le Sage toutes les activités psychiques — affectives, intellectuelles, spirituelles — sont harmonieusement intégrées par le fait même de leur orientation vers le centre ; aussi la conduite de sa vie est-elle en pleine conformité avec ce qu’il enseigne. Il n’a rien à cacher. Son existence est un livre ouvert — non point un manuel de morale mais une formulation de l’éthique la plus haute. Peut-on en dire autant du savant occidental ? Dans nos cultures, la philosophie a très tôt revêtu le caractère d’une spéculation mentale ; elle concerne seulement l’intellect. On la voit se développer trop souvent en marge de la vie — parure pour la façade intellectuelle plutôt que fonction du cœur. Le philosophe pense la philosophie, le Sage vit la Sagesse.
[6] R. Godel, Essais sur l’Expérience Libératrice, Gallimard édit., Paris 1952.
[7] Dr Thérèse Brosse, La Science Expérimentale du Yoga et le Problème de la Civilisation Contemporaine, in Approche de l’Inde, sous la direction de Jacques Masui, Paris 1948.
[8] Cf. Les études remarquables que M. Stéphane Lupasco a consacrées à cette « science de la contradiction ». S. Lupasco, L’Expérience microphysique et la Pensée humaine, Presses Universitaires de France, Paris 1941, et S. Lupasco, Le Principe d’antagonisme et la Logique de l’énergie, Hermann et Cie, Paris 1951.
[9] Nous ne pouvons entreprendre de donner, dans le cadre de cet exposé, une description des techniques. Chaque individu requiert, en effet, une conduite appropriée exactement à ses besoins ; il ne peut exister de méthodes pratiques qui soient applicables à la généralité des cas. Tous les maîtres du yoga reconnaissent la nécessité de diriger individuellement les sujets en exercice.
[10] Par le terme « appelé », dont la consonance peut paraître trop religieuse, nous entendons seulement marquer la peut absolument inconditionnée, transcendante de l’Expérience pure. « Atma is known only by Atma » dit le Sage.