(Extrait de la revue Autrement : La science et ses doubles. No 82. Septembre 1986)
Cet article a pour but de préciser les places respectivement occupées, au sein de la connaissance globale, par la kabbale, la philosophie et la science. Nullement figée cependant, cette hiérarchie suppose au contraire qu’ait lieu une circulation entre ses étages. Il est remarquable, à cet égard, que l’emploi de l’ordinateur permette aujourd’hui à l’antique technique numérale de la kabbale d’obtenir en des temps raisonnables des résultats qui auraient, au moyen-âge, exigé des vies entières.
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« Toutes les sciences sous leurs soixante-dix faces », enseigne Aboulafia [1], s’inscrivent dans les « sept voies de la Tora [2]. » Voici, en termes évidemment symboliques et concis à l’extrême, une description néanmoins exacte du type des rapports qu’entretiennent la Kabbale et la science. Peut-être s’en étonnera-t-on, tant les idées communément nourries dans ce domaine s’alimentent, pour la plupart, aux sources de préjugés difficilement déracinables. Quoi de plus galvaudé en effet, tout d’abord, que le terme même de Kabbale, où l’on range si souvent pêle-mêle et sans discernement science prétendument « secrète », occultisme, magie, etc. — sans parler de son ultime abâtardissement dans l’expression « monter une cabale » ? Mais, en dépit des apparences, celui de science n’est-il pas à son tour quelque peu malmené ? N’y a-t-il pas quelque naïveté à conclure, sur la foi de prouesses théoriques et techniques certes indiscutables mais relatives, à la forclusion des questions fondamentales posées depuis toujours par la démarche scientifique elle-même, c’est-à-dire à confondre science et connaissance ? Savoir de quoi l’on parle, telle est par conséquent la condition première d’une mise en relation correcte de la Kabbale et de la science.
L’essor sans précédent, depuis deux siècles, des sciences de la nature et ses prodigieuses conséquences techniques ont inévitablement suscité une telle foi dans la démarche scientifique que, jusqu’à une date assez récente, les doctrines traditionnelles se sont vues reléguées au rang de superstitions pures et simples. Dès lors, et par contrecoup, face au rationalisme dogmatique régnant, les traditionalistes, souvent retranchés dans leurs propres dogmes, ont volontiers vilipendé, sinon la science elle-même, du moins ses prétentions et son esprit. Il aura fallu la crise des fondements, ainsi que les déconcertants parcours de la physique moderne, pour qu’enfin les deux camps en viennent à négocier.
Aussi bien, teintés parfois, il faut le dire, d’un soupçon d’engouement, voyons-nous aujourd’hui s’exercer de plus en plus d’efforts pour concilier des thèses naguère encore irréductibles. Quelque louable qu’elle soit, une telle entreprise trahit pourtant à l’occasion de part et d’autre comme des nostalgies : ici, repu de rigueur et friand d’une pointe de mystère, l’on quête dans les replis obscurs de la physique quantique tel « secret » oublié ; là, soucieux de raison et curieux d’énigmes, on tient les traditions pour des sciences perdues qu’il faut remettre « au goût du jour ». Ces voies fourmillent de pièges : maintes fois formulée, l’hypothèse d’une origine extraterrestre de la Bible oublie cette question : mais qui a initié ces initiateurs d’outre-ciel ? Régression à l’infini qui ne résout rien.
Voir dans la Kabbale une science singulière, de quelque dignité et de quelque universalité fût-elle, est proprement un non-sens. Sans doute cette illusion tient-elle à ce que la Kabbale dite opérative, par opposition à la Kabbale authentique ou spéculative, a peu à peu dégénéré dans les esprits en un corps de doctrine plus ou moins magique, largement popularisé, entre autres, par la légende du Golem. Si l’on se souvient en outre qu’au temps de Bacon la science, encore embryonnaire, portait le nom de « magie naturelle », et si l’on songe aux innombrables gloses biblico-aristotéliciennes dont, à l’époque, la nourrissaient les docteurs, tant juifs et chrétiens que musulmans, on ne s’étonnera guère que l’amalgame ait pu se faire, au profit de la Bible d’abord, mais d’une Bible traduite, puis progressivement à celui de la science.
C’est justement contre cet amalgame que, dans l’Épître des sept voies, s’insurge notamment Aboulafia, en restituant à la Kabbale son véritable sens : celui d’une voie d’accès à la Tora par la connaissance. Or, selon la tradition, la Tora admet quatre niveaux successifs de lecture : les niveaux ordinaire, allusif, interprétatif et fondamental, chacun répondant à un certain niveau de conscience du lecteur. Leur ensemble, en hébreu, est désigné sous le nom de Pardès, qui signifie « jardin », mais a ici le sens d’un sigle formé des initiales des quatre mots nommant les quatre niveaux : Pscaht, Remez, Darosch et Sod, soit PaRDèS, compte tenu de la nature consonantique de l’alphabet. On notera accessoirement que c’est là l’origine du mot « paradis », où la joie d’une connaissance parfaite cède le pas aux délices d’un jardin. Des « sept voies » mentionnées par Aboulafia, les quatre premières répondent alors aux besoins des trois premiers niveaux de lecture, les trois dernières, qui forment proprement la Kabbale, préparant quant à elles l’accès au plus profond. C’est là, et là seulement, que prend tout son sens, par exemple, la « création du monde ».
Mais qui dit sens dit du même coup intelligibilité, ce qui renvoie d’emblée à la philosophie. Or, dans sa vocation première, celle-ci se donne pour tâche la fondation des sciences, dont le lien avec la Kabbale commence ainsi à s’esquisser. Mais, en regard de la philosophie, quel rang donner à la Kabbale ? Sur ce point, Aboulafia est des plus nets : la Kabbale est reine et la philosophie servante. Encore faut-il y réfléchir, en déceler pour nous le sens, compte tenu de ce qu’Aboulafia vise essentiellement ici l’aristotélisme.
ET UN FLEUVE SORT DE L’ÉDEN
Appuyons-nous à cet effet sur un exemple, d’ailleurs essentiel. On lit dans la Tora (Genèse 2-10) : « Et un fleuve sort de l’Éden », expression maintes fois reprise et commentée par le Zohar, l’un des livres principaux de la Kabbale. Or le mot hébreu nahar, communément rendu par « fleuve », signifie originairement « ce qui s’écoule », un flux. Ce dernier mot évoque aussitôt les arguments sophistes et, à partir d’eux, l’ensemble du scepticisme jusqu’à Hume : comment penser l’unité d’une chose qui ne se donne jamais que dans un flux de sensations ? Flux héraclitéen où semble se dissoudre toute objectivité. On rapprochera évidemment l’insistance montrée par le Zohar du combat permanent, depuis Platon, de la philosophie contre l’hydre sceptique. À supposer en effet d’ores et déjà levé par la Tora un paradoxe aussi capital, mettant en jeu jusqu’à l’existence du monde, il n’est pas surprenant que la Kabbale mette aussi fort l’accent sur le flux de l’Éden, l’Éden n’étant d’ailleurs rien moins lui-même qu’un « paradis ». Dès lors, tout examen critique du scepticisme et, partant, toute réflexion sur la possibilité du monde et de la connaissance du monde se doivent de s’appuyer sur l’idéal kabbalistique qui, proprement, les commande. Dans cette optique, une hiérarchie s’impose donc, où la philosophie joue un rôle charnière : d’un côté, en « servant » la Kabbale elle vise à bon escient les buts qu’elle s’assigne et, par rétroaction, de l’autre elle fonde effectivement les sciences.
On estimera peut-être par trop subalterne le rang assigné à celles-ci. C’est que, nous l’avons déjà dit, malgré les apparences, la science n’est pas exempte de naïveté : engagée dans l’expérience, elle accepte sans y penser la donnée du monde, ce qui revient à dire que le savant ne prend jamais pour thème d’étude son expérience elle-même, au moment même où il la fait, ce qui d’ailleurs n’est pas son rôle en tant que savant. Pour nous faire une idée de cette naïveté, qui invalide d’avance toute tentative d’auto-validation de la science, posons-nous la simple question : « où est hier ? ». Nous prenons aussitôt conscience de ne vivre qu’au présent, le monde devenant soudain une immense énigme, fondement d’ailleurs de tout scepticisme. La solution consiste alors dans le retour à soi : comment puis-je, moi, toujours maintenant, accorder à cet objet, dans le flux de ses apparitions, de ses disparitions, de ses réapparitions, la moindre valeur d’existence, sinon par référence, d’une part à l’ensemble « stocké » en conscience de ses apparences passées, que vient confirmer l’apparence actuelle, et, de l’autre à des apparences à venir censées confirmer à leur tour cet ensemble. Mais, dès lors, est-il par principe impensable que l’expérience cesse soudain de concorder, qu’une apparence nouvelle relègue soudain l’objet au rang d’illusion, d’hallucination ?
Sur le fil ténu du présent, la croyance dans le monde, on le voit, n’est pour chacun de nous qu’un acte de foi. Ainsi la science, dont l’objectivité, en fin de compte, dépend d’un consensus, repose en dernière instance sur cet acte de foi collectivement vécu, principe ultime de l’existence du monde qui, au même titre que tout autre principe, ne vaut que pour autant que le confirment des conséquences dont le reliquat est toujours à venir. Finalement le monde « vrai », celui que vise la science dans un progrès toujours cohérent en dépit de périodiques remises en cause, n’est qu’une idée téléologique située à l’infini.
EGO SUM : JE SUIS QUI JE SUIS
Mais où à l’infini ? Car, excepté nos sensations actuelles, rien ne nous est donné du monde, tout passé et tout avenir n’ayant de sens que dans l’infinité de nos consciences, chacun de nous partageant avec tous les autres pour ainsi dire son propre rêve, qui ainsi prend corps. Où donc, à l’infini, cette idéalité du monde « vrai », sinon dans une conscience ultime intégrant toute conscience passée, présente et future, et dispensant, toujours à présent pour chacune, des sensations réglées selon une loi formant un monde à chaque instant créé ?
Sur la balance ont été pesés, dit le Livre du Secret, noyau du Zohar, ceux qui furent, ceux qui sont et ceux qui seront. Aussi bien, dans l’épisode du buisson ardent où Moïse lui demande de la part de qui il doit s’adresser au peuple, Dieu répond-il (Exode 3-14) : « Je suis qui Je suis, et ainsi tu diras aux enfants d’Israël : « Je suis m’a envoyé vers vous ». » De ce verset, peut-être le plus fondamental de la Tora, le Zohar dit : « Je suis est le résumé de tout. Quand les sentiers sont barrés et ne conduisent nulle part, Dieu est appelé Je suis. En résumé, c’est le Tout caché et non révélé. Et quand un fleuve sort de ce Tout, il prend le nom de qui Je suis, ce qui signifie : Je suis engendre toute chose ». Il est éminemment significatif en l’occurrence que Dieu, ici, se fasse nommer par référence à l’unique évidence absolument indiscutable dont chacun, comme le premier l’avait vu Descartes, puisse disposer au point de départ de la méditation philosophique : je suis, ego sum.
Et la Kabbale ne met-elle pas justement sur la voie de cette évidence première en soulignant que Dieu se nomme ainsi « quand les sentiers sont barrés et ne conduisent nulle part », c’est-à-dire quand toute évidence banale, quand tout « cela va de soi » en vient à s’évanouir à la première réflexion critique ? Nous avons là un exemple particulièrement frappant des rapports de la Kabbale et de la philosophie : le philosophe, sachant par la Tora que Dieu fait l’homme à son image et, par le Zohar, que Je suis engendre toute chose, se voit, au commencement de sa philosophie, guidé vers son propre Je suis.
Nous venons à l’instant d’évoquer Descartes qui, de tous les philosophes occidentaux, fut le premier à chercher dans Je suis le point de départ radical de toute méditation philosophique authentique. Or, c’est à ce moment précis que les sciences, sortant de l’état de « magie naturelle » où les avaient confinées les gloses médiévales, prennent leur essor effectif et deviennent, entre autres avec Galilée, sciences exactes de la nature. On pourra bien entendu attribuer cette coïncidence à la conjugaison de facteurs d’ordres social, économique, etc., dans une démarche historique, certes rigoureuse et pertinente, mais néanmoins essentiellement solidaire de ces mêmes sciences et, par suite, partie prenante dans le cas qu’elle prétend résoudre.
Il y a là comme une pétition de principe qui, si l’on s’y obstine, ne fait que perpétuer une véritable cécité quant à la « raison » même des choses. C’est qu’en effet le point capital n’est pas ici à proprement parler la conjonction de Descartes et de l’explosion des sciences, mais celle de Je suis et de cette explosion : tout se passe comme si Descartes, à la recherche du point de départ, s’inspirait de la Kabbale, était inspiré par elle plutôt, et, pour le plus grand profit des sciences, mettait « à son service » toute sa philosophie. Ici, l’exemple est net de la hiérarchie dont nous avons parlé, où finalement la Kabbale apparaît en quelque sorte comme une limite asymptotique de la démarche philosophique.
Car si Descartes, comme on sait, en mettant hors de doute la géométrie n’atteint pas, de ce fait, le pur radicalisme du point de départ, il n’en reste pas moins que, sous son impulsion, la philosophie prend une orientation radicalement nouvelle qui, en passant entre autres par Kant et Leibniz, débouche avec Husserl sur la phénoménologie moderne. C’est avec celle-ci que commence réellement à s’accomplir l’idéal cartésien, et cela par une éminente purification du Je suis philosophique, où la mise hors jeu de tout présupposé fait prendre conscience, au-delà de l’objectivité naïve, de l’unité indissoluble du sujet percevant et du monde perçu.
Si la phénoménologie doit avoir sur les sciences le même impact que le cartésianisme, il faut s’attendre à des bouleversements inouïs, d’ores et déjà annoncés par les doctrines relativiste et quantique, dont le recours, en physique, au rôle de l’observateur est bien connu. Et, comme au temps de Descartes, c’est, par l’approfondissement du Je suis, à la Kabbale que ce bouleversement devra être imputé en dernière instance. Et s’il est vrai que la Kabbale se voit sans cesse approchée par le progrès philosophique, il semble clair que, plus se réduit l’écart à la limite, plus les sciences, en tant qu’elles s’enracinent dans la philosophie, doivent exhiber des résultats d’allure traditionnelle. Il n’est pas surprenant, dès lors, que l’on « retrouve » dans la science certaines données de cet ordre, mais il serait suprêmement naïf d’exciper de telles rencontres pour conclure, quant à la Kabbale, à quelque singulière « science oubliée », au sens où l’on entend aujourd’hui ce terme. Montrons ce qu’il en est sur un aspect, d’ailleurs essentiel, de la Kabbale : la guématrie.
LA GUÉMATRIE ET L’ARBRE DES SÉPHIROTH
À chacune des vingt-deux lettres de l’alphabet hébreu est traditionnellement attribuée une valeur numérique, selon un code grâce auquel chaque mot hébreu possède lui-même une valeur, obtenue simplement en effectuant la somme de celles des lettres qui le composent. La guématrie consiste alors en quelque sorte à « traiter », dirions-nous aujourd’hui, le texte biblique par les nombres qu’il met ainsi en évidence. À côté du code traditionnellement admis, dont les résultats sont indiscutables, Raymond Abellio [3] en a proposé un qui présente le mérite de s’accorder spécifiquement à la démarche phénoménologique. D’emblée, d’ailleurs, ce code fournit, sur le moindre verset biblique, des centaines de résultats concordants.
Or la Kabbale propose à la réflexion une structure particulière, l’Arbre des Séphiroth, dont l’importance donne à penser qu’il est au cœur même de la tradition juive. On en retrouve en effet les termes à tout propos dans les textes tant bibliques que kabbalistiques, et, de plus, son extrême simplicité — trois triangles superposés plus un point — donne tout lieu de croire qu’il nous est parvenu intact depuis les temps mosaïques au moins.
Nous ne pouvons, dans le cadre de cet article, en aborder le détail, encore moins l’exégèse. Bornons-nous à dire que les dix Séphiroth occupent respectivement les neuf sommets des trois triangles superposés, et le point isolé au bas de la construction. Or l’analyse sémantique des noms hébreux de ces pôles — qui ont donné lieu à des traductions certes fort poétiques mais passablement douteuses a permis, en en restituant le sens d’origine, d’y voir en particulier, centrées sur le Moi et le Nous, les huit fonctions essentielles de la conscience subjective et intersubjective, organisées selon une structure bien déterminée, la structure absolue, invariant universel qui constitue l’apport décisif de Raymond Abellio à la phénoménologie.
Numériquement « traitées » conformément à cette structure et selon le code original précédemment mentionné, les Séphiroth donnent lieu à d’impressionnants résultats, parfaitement homogènes au « traitement » phénoménologique, de telle sorte que l’accord s’établit aussitôt entre les trois types d’organisation, kabbalistique, phénoménologique et numérique, de ces pôles. C’est ainsi, par exemple, que la Séphirah Yésod, de valeur 73, fournit, si on l’assimile à l’identité de l’objet dans le flux de ses apparences, le produit 7 X 73 = 511, où le facteur 7, symbole du « repos », traduit l’identification achevée de l’objet en question. Par ailleurs, la juxtaposition des valeurs respectives, 66 et 70, des Séphiroth Binah, la différenciation, et Hokmah, l’intégration, qui commandent à elles deux le flux, fournit, par 66-70, le nombre 6 670 = 1 + 2 + 3 + … + 114 + 115, qui n’est autre ainsi que la somme des 115 premiers entiers. On voit dès lors disposés « face à face » les deux nombres symétriques 115 et 511, « mesures » respectives du flux et de ce qui se constitue dans le flux.
Mais le résultat d’ensemble le plus remarquable est sans conteste celui obtenu significativement à partir de la valeur 37 de Ehyeh, expression hébraïque de Je suis, qui, composée avec celle, 27, de El, l’un des noms de Dieu, fournit le produit 37 X 27 = 999. Celui-ci permet en effet une organisation de l’ensemble des entiers selon une structure mathématique classique désignée, en algèbre, sous le nom d’anneau des entiers modulo 999, lequel constitue une sorte de « matière première », de support de l’intuition pour une interprétation tant kabbalistique que phénoménologique du texte biblique. Des milliers de résultats concordants, que seul l’ordinateur permettait d’obtenir en un temps raisonnable, en attestent selon nous la valeur.
C’est ainsi que, dans cette organisation, les trois lettres Hé, Vav, Yod, traditionnellement mises à part en tant que composantes du Tétragramme YHVH, forment « spontanément » une sous-structure à part où elles s’engendrent mutuellement sans fin. Quant à Je suis, sa valeur 37 fournit la somme 1 + 2 + 3 + … + 36 + 37 = 703 des 37 premiers entiers, où le nombre 703 = 363 + 340 rassemble la valeur 363 du mot eth, désignant la propriété de toute conscience d’être conscience de quelque chose, et celle 340 de ascher ehyeh, expression hébraïque de qui Je suis, telle qu’elle apparaît dans Ehyeh ascher ehyeh : Je suis qui Je suis. Il en résulte que Je suis, qui « engendre toute chose », engendre d’abord qui Je suis, le qui de cette expression, par sa valeur 303, débouchant effectivement sur le monde. Les exemples de cette sorte surabondent et nous ne saurions ici nous y étendre. Relevons simplement le fait capital que, non content d’être déjà au cœur tant de la philosophie que de la Kabbale, Je suis, par sa valeur 37, commande encore, semble-t-il, la totalité de la numérologie biblique.
LA TOTALITÉ DU SENS POSSIBLE
On voit sur cet exemple combien il serait absurde de prétendre réduire au nombre arithmétique 37 le Je suis vivant et concret du philosophe, à plus forte raison celui du kabbaliste, et de substituer par suite à la philosophie et à la Kabbale le simple développement d’une structure algébrique. Les nombres, en effet, renvoient aux sens des mots, dont ils dévoilent le jeu selon une technique guématrique qui, en rapprochant les mots de même valeur, vise à en déceler l’essence commune, qu’il reste à vivre au-delà des nombres. C’est que la tradition tient la langue hébraïque pour auto-validante, pour un langage en quelque sorte « en prise » sur la réalité, qu’à la limite on devrait spontanément connaître. Sans doute alors la numérologie introduit-elle à l’un de ses modes d’organisation. Mais, à côté de la guématrie, la Kabbale connaît encore bien d’autres techniques, non numériques celles-là. C’est ainsi qu’à côté des nombres, mais en liaison avec eux, la forme des lettres se voit l’objet d’une attention particulière, ainsi que les permutations de lettres au sein d’un mot, etc.
L’hébreu, assure Aboulafia, intègre les « soixante-dix langues des nations », autrement dit comprend la totalité du sens possible. On notera ici que le nombre soixante-dix, valeur déjà rencontrée de la Séphirah Hokmah, l’intégration, symbolise donc en principe la totalité intégrée du savoir. Ainsi, considérée comme philosophie ultime, mais déjà présente, la Kabbale intègre d’ores et déjà toute philosophie possible et, par suite, toute science possible : « les soixante-dix faces de la science ». Peut-être, finalement, la Tora n’étant que l’expression exhaustive du Nom, du Grand Nom de Dieu, but suprême du chercheur, la Kabbale n’est-elle à son tour que l’exhaustif développement du Je suis, germe donné par Dieu aux enfants d’Israël, au peuple, en vue de toute philosophie.
CHARLES HIRSCH Philosophe
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1 Abraham Aboulafia : L’Épître des sept voies, éd. De l’Éclat, Paris, 1985 (p. 32).
2 Tora : Au sens strict, les cinq premiers Livres de l’Ancien Testament (Genèse, Exode, Lévitique, Nombres, Deutéronome). Au sens large, l’ensemble de la Loi juive.
3 Raymond Abellio et Charles Hirsch : Introduction à une théorie des nombres bibliques, Gallimard, Paris, 1984.