Serge-Christophe Kolm
Les trois crises et le recours à l'orient

Car il nous faut aussi choisir, faire, nous faire et nous guérir. Or, pour cela, ce sont au contraire les aspects de la pensée bouddhique opposés aux conceptions du monde moderne qui offrent à celui-ci des positions ou savoirs qu’il n’a pas déjà. Et ce sont justement ceux dont il a besoin, comme le montrent d’abord le raisonnement mais aussi ce qu’en retrouvent, sans le savoir, les thérapies et philosophies qui s’attaquent le plus profondément au malaise de la civilisation ».

(Millésime 1984)

Millésime me demande dans quelle mesure, par quels moyens de bouddhisme profond peut aider l’Occident à surmonter sa crise, à affronter la modernité. Il faut distinguer trois crises, ou trois niveaux de la crise : la crise macro-économique, la crise de productivité et la crise profonde. Les deux premières sont économiques, la première macro et la seconde micro, celle-ci trouvant d’ailleurs sa solution dans l’organisation de la société et ses relations avec la personne. La troisième touche aux valeurs profondes. La solution à la première crise n’a rien à voir avec le bouddhisme. Celles des deux autres, par contre, sont très liées à ce qu’il apporte, au niveau des moyens pour la seconde et de façon plus complète pour la dernière.

Sortir de la crise

Sortir de la crise macro-économique, effacer le chômage, restaurer la croissance, en éteignant l’inflation, tel est le sujet de l’ouvrage Sortir de la crise. La solution est simple : c’est le contraire de la politique économique actuelle qui nous enfonce dans la crise comme tout le monde le sait — gouvernement compris — en accroissant le chômage (ce que l’on camoufle dans statistiques en baptisant tel chômeur un étudiant en formation tel autre un pré-retraité) et en faisant tomber l’économie française dans la décroissance pour la première fois depuis l’occupation nazie. La mesure centrale qu’il faut prendre est d’abaisser les pots, non pas d’abord pour les effets d’incitation que mettent en avant les « économistes de l’offre » reaganiens, mais surtout parce que cela fait une relance par la demande tout en diminuant les coûts et par là l’inflation.

Cette relance de la relance doit être accompagnée de la politique monétaire extérieure qui assure l’équilibre extérieur. Cette politique s’oppose à la fois aux parités rigides, aux dévaluations brutales, au flottement anarchique et erratique de la monnaie, et au protectionnisme. Elle peut se définir de trois façons équivalentes : la Banque de France compense les mouvements spéculatifs sur les marchés des changes et cela seulement ; le taux de change glisse pour compenser les effets des différences internationales d’inflation et de croissance ; la balance de base du pays est équilibrée en permanence. Les taux-pivot européens sont ajustés lorsque les parités arrivent à leur limite. C’est cette politique qui respecte les accords du Système monétaire européen puisque ceux-ci exigent des politiques diminuant le chômage et restaurant la croissance — la politique de « rigueur » viole donc ces accords. Cette politique du franc est aussi celle qui rend la spéculation la plus faible possible. Et, puisqu’un déficit d’un pays est un surplus d’un autre, en menant cette politique pour lui chaque pays aide au mieux les autres : les intérêts des différents pays coïncident parfaitement (d’où il résulte d’ailleurs qu’il n’y a plus besoin d’accord entre eux). Par ailleurs, cette politique maintient stables les conditions du commerce extérieur pour les importateurs et exportateurs quant aux variables qui leur importent. Le déficit extérieur français de 1982 était dû à la politique du franc absurde et non à la relance de 1981. L’équilibre depuis mi-1983 est dû aux effets positifs retardés de la hausse du dollar et les dévaluations du franc et non à la « rigueur » dont les mesures sont lancées au même moment (elles mettent plusieurs trimestres à agir) : cela prouve que les variations de parités nominales sont les bons outils, au contraire de ce qu’il est à la mode de dire à Paris.

La productivité économique orientale

Mais par ailleurs, même à emploi donné, la croissance de la productivité du travail s’est fortement ralentie, partout dans le monde, sauf dans quelques pays comme le Japon, la Corée du Sud, Taiwan, Singapour, les zones urbaines de Thaïlande et de Sri Lanka, où elle reste ce qu’elle était au plus élevé ailleurs avant. L’énoncé de ces pays suggère que le bouddhisme peut, là, commencer à intervenir. Et, en effet, quand on recherche ce que ces pays ont en commun et en propre, on trouve, associée à la liberté économique la base bouddhique de leur culture. Et l’analyse spécifique montre comment cet effet joue.

Le domaine le plus gros de l’ensemble de ce champ est l’entreprise japonaise. Comme on le sait, si la technique y est semblable à celle de l’entreprise européenne ou américaine, l’esprit et les relations sociales qui y règnent sont tout différents, et ils expliquent la différence de croissance de la productivité. Or quand on analyse ces traits de l’organisation et de la personne au Japon, on voit qu’ils découlent pour l’essentiel de la composante bouddhique de la culture. Contentons-nous ici de noter quelques-uns des principaux, qui se réfèrent soit à la personne et à sa façon d’être au monde, soit à la manière de faire collective par comparaison avec ce qu’elle est dans les communautés de moines bouddhistes : les capacités personnelles de concentration, de maîtrise de soi, d’apprentissage, de flexibilité ; l’attention aiguë à l’ici-maintenant ; en particulier le sens aigu de l’écoulement du temps, de ce que le changement est naturel et souhaitable, de ce que « le passé est le passé » ; quant à l’avenir, l’« esprit de non-profit » et le sens de l’immanence de la fin dans le moyen ; la frugalité et donc le haut taux d’épargne ; la projection de soi dans son environnement qui crée une fusion profonde entre l’individu et le groupe ; d’où l’intériorisation des buts du groupe par l’employé et le dévouement de celui-ci (acceptation de mobilité, de baisses de salaires, grèves symboliques, etc.) ; et en revanche l’intégration des fins personnelles des employés dans le but du groupe et la protection (non-licenciement et emploi à vie fréquent, aides et protections diverses) ; la décision collective par consensus ; la fusion entre décision et action ; l’initiative de propositions venant de tous ; etc.

Bien des leçons spécifiques peuvent en être tirées pour l’Occident et appliquées dans ses entreprises, quant au mode de décision et d’action, à l’accroissement de l’information des diverses branches les unes sur les autres, à la formation et à la protection des employés, à la participation ou à l’« autogestion ». Il en résulterait à la fois une meilleure vie pour les employés, et une plus grande efficacité de l’entreprise par accroissement de ses capacités d’innovation et d’adaptation, meilleure coordination de ses diverses branches, forte limitation des diverses pertes et gaspillages, emploi de son potentiel humain meilleur pour elle et pour lui-même. D’ailleurs, plusieurs études ont montré que les entreprises occidentales les plus performantes l’étaient parce qu’elles avaient certains de ces traits (ce que Ouchi appelle « l’entreprise Z ») [1].

Cela est un emploi de moyens bouddhistes de formation de soi et de façons d’être en groupe pour des fins de croissance économique qui ne sont pas nécessairement bouddhistes en elles-mêmes. Retenir les moyens efficaces du bouddhisme sans ses fins, ou même à leur encontre, a une longue histoire, en particulier au Japon, où les Samouraï utilisaient la formation bouddhiste de soi pour être les plus efficaces des tueurs alors que le bouddhisme est non-violent. Sur le développement économique en lui-même, le bouddhisme est assez neutre cela dépend d’abord de ce qu’on en fait et surtout de ce qu’on fait de soi dans le processus.

La crise profonde : sa cure par l’Eveil

Cela nous mène au troisième niveau de la crise : celle des valeurs, des fins individuelles et collectives. Il n’est pas indépendant des autres : les fins traditionnelles (ordre du monde, patriotisme, familisme, etc.) ont été largement remplacées par l’enrichissement et la croissance, qui maintenant s’effondrent. C’est là que le bouddhisme profond, qui est la partie élaborée de l’ensemble de la pensée orientale, peut apporter à l’Occident une aide irremplaçable correspondant exactement à ses besoins. Cela est le sujet de l’ouvrage Le Bonheur-Liberté. Cette aide vient grâce à des théories et positions philosophiques répondant précisément à nos questions les plus angoissantes, à une connaissance du psychisme humain sans équivalent même lointain, et éventuellement à des méthodes d’auto-connaissance et d’auto-formation.

Le principal résultat est une conscience supérieure et très claire de ce qu’il en est de soi et de sa relation au monde. Cela permet d’abord de supprimer toute « angoisse existentielle » causée par cette question. Et non seulement de choisir au mieux mais aussi de choisir ses critères de choix, ses valeurs, ses désirs. Cette formation consciente de soi-même est le nouveau champ d’expansion de la liberté dont les progrès dans les différents domaines l’un après l’autre ont été l’histoire constitutive de l’Occident. En réalisant à l’extrême l’individu, elle fait éclater ce concept. Elle permet que la liberté entraîne nécessairement le bonheur alors que, tronquée comme nous la connaissons maintenant, elle a si souvent l’effet contraire. Pour voir comment ces idées se précisent et se développent, comment l’Occident, luttant pour résoudre ses problèmes, retrouve maladroitement et sans le savoir des bribes de bouddhisme (psychanalyse, existentialisme, etc.), comment cette adéquation du bouddhisme à l’Occident s’explique peut-être parce qu’il a créé les concepts clefs de celui-ci par son influence très probable sur les penseurs de l’Antiquité (individu, causalité, etc.), nous ne pouvons que renvoyer à l’étude citée.

La comparaison entre les pensées occidentale et bouddhique offre un panorama extraordinaire. Considérons leurs conceptions les plus fondamentales (ce qui est nécessaire pour parler au singulier de ces constellations de pensées que sont tant l’esprit occidental et moderne que le bouddhisme). Sur certaines, l’opposition est totale, et la position bouddhique est choquante ou absurde pour la pensée occidentale ordinaire. Sur d’autres, par contre, l’identité est complète, et la pensée bouddhique est évidente et banale pour cette pensée occidentale standard (…).

Ces deux pensées universelles ont le rare privilège de savoir penser l’universel. Celui de l’homme d’une part, avec la liberté individuelle. Et celui de la causalité de l’autre, avec le déterminisme. De plus, ces conceptions à la fois fondent ces deux ethos et leur sont propres. En découlent des positions générales essentielles qui à la fois leur sont communes mais s’y appliquent fort différemment : l’eudémonisme, la méthode scientifique, la démocratie, divers aspects de la rationalité (…).

Mais nous expliquer n’est pas tout, ou même, peut-être, n’est pas important du tout. Car il nous faut aussi choisir, faire, nous faire et nous guérir. Or, pour cela, ce sont au contraire les aspects de la pensée bouddhique opposés aux conceptions du monde moderne qui offrent à celui-ci des positions ou savoirs qu’il n’a pas déjà. Et ce sont justement ceux dont il a besoin, comme le montrent d’abord le raisonnement mais aussi ce qu’en retrouvent, sans le savoir, les thérapies et philosophies qui s’attaquent le plus profondément au malaise de la civilisation ».

Ces positions spécifiques du bouddhisme existent donc aussi en Occident, et cela est vrai pour presque toutes et, dans certains cas, depuis longtemps. Mais elles y sont très minoritaires, hétérodoxes, et infiniment moins développées que œ qu’en fait la philosophie de l’Eveil. On trouve cependant aussi d’éminents esprits occidentaux pour dire que le soi n’existe pas, que l’introspection le montre, qu’il faut ajuster ses désirs aux moyens plutôt que l’inverse, etc.

C’est-à-dire que le bouddhisme a une cinquième colonne dans la tradition occidentale. Ces espions, cependant, ne savent presque jamais eux-mêmes qu’ils sont bouddhistes. La philosophie de l’Eveil est la prose de ces Messieurs Jourdain. Ces originaux sont des philosophes, des psychologues, des psychanalystes.

Dans la philosophie, de par la nature de ce qui importe dans le bouddhisme, ces éléments bouddhistes se rencontrent dans la morale comme « art de vivre » de la philosophie antique, dans la psychologie philosophique, dans la « philosophie première » et la métaphysique, dans l’ontologie, dans l’épistémologie, dans la « psychologie rationnalle », dans l’« égologie ».

Ces bouddhismes occidentaux couvrent toute l’étendue historique possible, depuis des contemporains du Bouddha comme Pythagore, jusqu’à, de nos jours, la psychanalyse, la philosophie analytique, l’existentialisme, la phénoménologie.

On trouve donc ainsi des auteurs présentant des développements qui sont originaux, et ont choqué, dans leurs milieux, mais qui sont exactement bouddhistes, souvent de façon stupéfiante, jusqu’à la formulation même (…).

L’influence entre les pensées de l’Est et de l’Ouest apparaît, dès que l’on aperçoit ce qu’elle peut recouvrir, comme le sujet le plus important de l’histoire des idées, et l’un des plus intrigants ; on peut même légitimement le considérer comme le plus important de l’histoire tout court si l’on considère que ce sont les façons mêmes d’être humain et les plus fondamentales, qui peuvent avoir été suscitées ainsi ».

Serge-Christophe Kolm et l’auteur des ouvrages Le Bonheur-Liberté, bouddhisme profond et modernité (P. U. F, 1982) et de Sortir de la Crise (Hachette, 1983).


[1] Voir en particulier M. Y. Yoshino, Japan’s Managerial System, Cambridge, MIT Press, 1968 ; Ronald P. Dore, British Factory-Japanese Factory, Berkeley, Un. of California Press, 1974. Ezra F. Vogel, Japanese Organization and Decision Making, 1975, et Japan as Number One (Lessons for America), Harvard University Presse, 1979 (traduction française Le Japon médaille d’or, Leçons pour l’Amérique et l’Europe, préface de J.-J. Servan-Schreiber, Gallimard 1983) ; Richard Tanner Pascale, Zen and the Art of Management, Simon and Schuster, 1979 ; Willima G. Ouchi, Theory Z. Avon, New York, 1980 ; et de nombreux articles, notamment ceux de la Harvard Business Review réimprimés dans le volume How Japan Works (Peter Drucker, E. Vogel, R. Pascale, W. Ouchi, Robert H. Hayes, Steven C. Wheelwright, etc.) et « Les secrets de la compétitivité japonaise », d’Octave Gelinier, Chroniques d’actualité de la SEDEIS, 15 avril 1980.