Claude Tresmontant
L’espace et le temps

Nous avons souvent rappelé ici même dans ces chroniques que la grande découverte des temps modernes, c’est la découverte de l’âge de l’Univers et la découverte de sa taille. Nos anciens, Augustin mort en 430, saint Thomas d’Aquin, les réformateurs, Bossuet au XVIIe siècle, et beaucoup d’autres à leur suite, jusqu’aujourd’hui, s’imaginaient que l’Univers se réduit […]

Nous avons souvent rappelé ici même dans ces chroniques que la grande découverte des temps modernes, c’est la découverte de l’âge de l’Univers et la découverte de sa taille.

Nos anciens, Augustin mort en 430, saint Thomas d’Aquin, les réformateurs, Bossuet au XVIIe siècle, et beaucoup d’autres à leur suite, jusqu’aujourd’hui, s’imaginaient que l’Univers se réduit à notre minuscule système solaire et qu’il est âgé de quelques milliers d’années.

C’est depuis le XXe siècle que nous savons avec certitude que l’Univers est un gaz de galaxies, un gaz dont chaque galaxie est une molécule, et notre propre Galaxie compte environ cent milliards d’étoiles analogues à notre Soleil.

C’est depuis le XXe siècle aussi que nous savons que l’âge de l’Univers est d’environ dix-huit ou vingt milliards d’années. Les chiffres varient d’un auteur à l’autre. Mais cela importe peu ici pour notre propos.

Il en résulte une vision du monde tout à fait différente de celle de nos anciens et une conception différente de la place de l’Homme dans l’Univers. Chacun se souvient du mot de Pascal qui était effrayé par ces espaces infinis.

Nous savons maintenant qu’en réalité l’espace n’est pas infini. D’ailleurs l’espace n’est pas un être. Ce n’est pas un réceptacle. L’espace n’est pas un panier dans lequel l’Univers serait logé. Lorsque Albert Einstein est arrivé en Amérique, chassé par la persécution nazie, un porteur de bagages lui a demandé : Monsieur le Professeur, en un mot, qu’est-ce que c’est, la Relativité ? Et Einstein a répondu : C’est très simple. Dans le système de Newton, si on enlève l’Univers, il reste l’Espace et le Temps. Dans mon système à moi, si on enlève l’Univers, il ne reste rien.

La découverte du temps, au XIXe et au XXe siècle, nous a permis d’apercevoir quelque chose que nos anciens n’avaient pas bien vu. La Création s’effectue par étapes, progressivement, du simple au complexe, et cette création est en cours. Elle continue. Nous n’en sommes pas encore au jour du Schabbat. La Création est en train de se faire.

Le génie qui a vu cela, c’est Henri Bergson. C’est pourquoi il est très mal vu dans les universités de France. Pensez donc : Il a retrouvé par l’analyse du Réel, le Dieu créateur ! Cela ne se pardonne pas. Il est mal vu des marxistes, des nietzschéens, des heideggériens, des kantiens et même des cartésiens. Et même des thomistes. C’est dire qu’il ne reste pas grand monde.

Si la Création est en cours, en train de se faire, cela change tout. Alors nous sommes nous aussi une étape dans l’histoire de la Création. La plénitude de la Création, la perfection, n’était pas au commencement. Elle sera à la fin, au terme de la Création.

Nos anciens, Augustin, saint Anselme, les réformateurs, Pascal, Bossuet, et jusqu’à François Mauriac et bien d’autres, s’imaginaient que la perfection, la plénitude a été donnée au début de la Création, au commencement. Et puis une catastrophe a cassé ce monde. Nous sommes dans un monde cassé. La nature humaine est radicalement corrompue. C’est, pour reprendre les termes d’Augustin, une massa damnata. Il faut une rédemption, un rédempteur pour restaurer — c’est encore le mot d’Augustin — la nature humaine dans son antique perfection.

En somme, dans le système d’Augustin comme dans le système d’Origène d’Alexandrie, on revient au point de départ. Le terme final est identique au commencement.

Dans la vision du monde qui s’impose désormais à nous à cause de l’expérience universelle, la perfection n’était pas au commencement et l’Homme aujourd’hui même n’est pas achevé. Le passage, la transformation de l’animal à l’homme, est en cours et elle se fait mal. Les antiques programmations animales dominent apparemment dans l’humanité présente.

Nos anciens s’imaginaient que la fin de notre minuscule système solaire, c’est la fin du monde, puisqu’ils supposaient que l’Univers entier se réduit à notre microscopique système solaire. Nous savons bien que si l’Humanité se détruit elle-même, ce à quoi elle se prépare activement et de diverses manières, ce ne sera pas encore la fin de l’Univers, loin de là. Ce sera un échec, un avortement, dans un système solaire. Notre Galaxie peut en comporter plusieurs milliards et l’Univers est fait de milliards de galaxies.

Une chose est sûre et certaine, c’est qu’une méditation sur l’espace et le temps, en cette fin du XXe siècle, permet de mettre à leur juste place les élections cantonales, les élections parlementaires et même les élections présidentielles.

Et lorsque vous avez des ennuis dans l’existence, ou des conflits avec votre chef de service, pensez à l’histoire de l’Univers et à l’histoire de la Création.

Extrait de La Voix du Nord, 2 novembre 1988.