(Revue Question De. No 55. Janvier-Février-Mars 1984)
« Plus on pénètre dans le monde de Toenanacatl,
plus on voit de choses.
Et on voit aussi le passé et l’avenir
qui sont là ensemble
comme une seule chose déjà achevée, déjà passée.
J’ai vu des chevaux voler
et des villes englouties
dont l’existence était inconnue,
et elles vont être amenées à la lumière.
J’ai vu des millions de choses
et j’ai su. » MARIA SABINA
Voir. Savoir. Passer cette porte des nuages mouvants que le chamane huichol évoque dans sa longue pérégrination vers la terre sacrée du peyotl. « Nous devons aller et voir notre vie », dit-il. Là, retour à la demeure divine, à l’espace mythique, où la vision divinatoire est la lecture des signes du Temps Primordial, temps de l’origine de toutes choses. Sur la terre du Jicuri, le peyotl parle, chante et danse. La communauté entre dans l’orbite du « rêve les yeux ouverts ». Ouverture de la plante élue qui lève le voile de l’amnésie tissée par les sens. Ainsi les indiens Tukano prennent-ils du yage pour retourner à la matrice, au tréfonds de l’origine, ainsi les Zunis pénétrant dans le Royaume des plumes, ainsi la prêtresse de Delphes respirant la fumée des graines de jusquiame et prononçant l’oracle.
À la fécondité visionnaire du peyotero mexicain – « Cela faisait déjà de nombreux mois que je vivais dans les montagnes quand se présenta à moi notre Frère-Aîné-Cerf. Il commença à me révéler peu à peu les grands secrets de l’univers. Pendant deux ans, je menai une vie très heureuse. Je pouvais comprendre le langage des oiseaux, des animaux, je pouvais communiquer avec eux comme dans les temps anciens. (…)
Chaque fois que je prenais du jicuri, j’avais des visions extraordinaires. Je pouvais lire dans la cendre du feu comme dans un livre : j’y voyais écrites toutes les choses du passé, du présent et du futur. [1] »
Répond, en creux du temps, le regard intérieur d’un Blake : « Les prophètes décrivent leur vision comme quelque chose de bien réel, qu’ils ont vu avec leur œil immortel (…) l’œil de lumière perçoit directement les objets. Ce sont des phénomènes qui procèdent d’un degré d’organisation dépassant infiniment les pouvoirs de la nature mortelle. Celui qui ne « voit » pas plus distinctement, plus clairement plus fortement et plus lumineusement qu’avec son œil mortel, celui-là ne voit pas. »
LE LIVRE SACRÉ DU LANGAGE
Alors, le monde est comme un livre ouvert en l’homme (Boehme). Celui qui a conclu l’alliance avec la substance émerveillante – herbe, champignon, liane ou cactus – déchiffre l’emblématique nature. La fleur sacrée de l’étoile polaire (datura), la liane de l’âme (yage), le guide vers les ancêtres (Iboga), la graine de l’esprit (yopo), la semence du soleil (virola), les petites fleurs des dieux (psylocibes), l’axe du ciel (amanite tue-mouches) sont les plantes-ordalies qui permettent d’accéder au livre originel. « Je compris que les champignons me parlaient. Je ressentis un bonheur infini. Sur la table des êtres principaux apparut un livre, un livre ouvert qui se mit à grandir jusqu’à atteindre la taille d’un homme. Sur ses pages, il y avait des écritures. C’était un livre blanc, tellement blanc qu’il resplendissait (…) Le livre était devant moi, je pouvais le voir, mais pas le toucher. J’ai essayé de l’effleurer, mais mes mains n’ont rien rencontré. Je me suis contentée de le contempler, et à ce moment-là ; je me suis mis à parler. Et alors je me suis rendu compte que j’étais en train de lire le Livre sacré du Langage. Mon livre. Le livre des êtres principaux. [2] » N’est-ce pas cette même langue éternelle, « de l’autre côté dés choses », fluide de gemmes vivantes, amas de radiances, qu’Artaud perçut sur la terre rouge des Tarahumaras ? « Ce qui sortait de ma rate et de mon foie avait la forme des lettres d’un très antique et mystérieux alphabet mastiqué par une énorme bouche, mais épouvantablement refoulée, orgueilleuse, illisible, jalouse de son invisibilité ; et ces signes étaient balayés en tout sens dans l’espace… [3] »
ALICE ET PROMÉTHÉE
Il y a là un passage où se dévoile avec splendeur l’ordre récurrent du désordre. Passage paradoxal (Eliade), passage au blanc (Jünger) où se livre la Présence. Au sein de cette photosynthèse mystique, les hiéroglyphes parlent, révèlent : « Maintenant, le monde du dehors, lui aussi, devient mantique, plein de présages. Les bruits qui parviennent de l’extérieur se changent en frappements, en annonces. L’oreille écoute jusque derrière les sons : l’aboi des chiens, le cri des oiseaux acquièrent un pouvoir prophétique. Le regard change ; il transperce les murs, et même celui de l’événement, pour pénétrer bien loin dans l’avenir. [4] »
Expérience de la lumière, remontant aux premiers pas de l’homme dans la connaissance de son environnement végétal, portée par de simples, d’humbles plantes, bien avant l’écriture, bien avant l’histoire, charriant inlassablement la vision qui confronte l’être à son visage originel. « Voir, c’est n’avoir plus d’yeux (…) Il suffisait de quelques centimètres à franchir, hors de soi, pour que tout cela cesse. Le lointain, l’inimaginable lointain était là, tout près. La barrière des paupières était infiniment épaisse. On la crève. On l’a crevée. Ceux qui crèvent leurs yeux sont de l’autre côté de leurs yeux, et ils voient les choses intactes. [5] »
Plante-Alice qui nous fait revenir transfiguré de l’autre côté du miroir. Plante-Prométhée qui nous introduit dans l’enclos des dieux pour en ravir la lumière.
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1 Marino Benzi, Les derniers adorateurs du peyotl, p. 423, Gallimard.
2 Autobiographie de Maria Sabina, la sage aux champignons sacrés, pp. 4243, Seuil.
3 Antonin Artaud, Les Tarahumaras, O.C., tome IX, Gallimard.
4 Ernst Jünger, Approches, drogues et ivresses, pp. 190-191, Idées-Gallimard.
5 J.M.G. Le Clézio, Mydriase, pp. 38-39, Fata Morgana.