Robert Linssen
L'Eternel Présent et la Mémoire

S’il est vain de spéculer sur l’Eternel Présent, il est plus utile de découvrir les obstacles qui s’opposent en nous à son expérience directe. Le plus puissant de ces obstacles est formé par les AUTOMATISMES de la MEMOIRE. Ces associations mémorielles constituent le conditionnement à la loi le plus subtil et le plus accablant de l’esprit humain. Ainsi que l’exprime le professeur Ellenberger (Genève), « la plénitude de la conscience ne peut être que dans le Présent ».

(Revue Être Libre Numéro 98-100, Octobre 1953 – Janvier 1954)

S’il est vain de spéculer sur l’Eternel Présent, il est plus utile de découvrir les obstacles qui s’opposent en nous à son expérience directe. Le plus puissant de ces obstacles est formé par les AUTOMATISMES de la MEMOIRE. Ces associations mémorielles constituent le conditionnement à la loi le plus subtil et le plus accablant de l’esprit humain.

Ainsi que l’exprime le professeur Ellenberger (Genève), « la plénitude de la conscience ne peut être que dans le Présent ». Nous ne réaliserons la totale présence au Présent que par une lucidité attentive, dépouillée de tout automatisme mental, de toute image du passé. Cette expérience n’est pas de celles que l’on peut considérer comme définitives ». Elle se renouvelle, d’elle-même, SANS NOTRE INVERVENTION, d’instant en instant.

Telle est la religion vivante que Krishnamurti nous suggère de réaliser en nous-mêmes. Elle est une perception directe, toujours renouvelée, d’une Présence Eternelle — que non seulement nous portons en nous — mais que NOUS SOMMES. Nous lisons p. 32 (London Talks 1953) :

«  Lorsque l’esprit est libre du passé, du passé de l’expérience, de la mémoire, de la connaissance, alors l’ESPRIT EST L’INCONNU. Pour un tel esprit il n’y a pas de mort. »

Nous n’avons pas de nouveaux biens à acquérir. Il suffit de nous dépouiller d’une optique mentale faussée nous rendant incapables de nous voir tels que nous sommes.

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Un simple exemple peut illustrer le processus de la mémoire et nous faire comprendre la nécessité de nous délivrer de certains automatismes.

Tout le monde connaît le mécanisme des appareils enregistreurs de son. Les vibrations de l’air provoquées par la parole ou la musique provoquent une tension dans un micro. Cette tension amplifiée est ensuite appliquée à la bobine d’un électro-aimant. Elle y engendre un courant connu sous le nom de « courant inducteur » créant un courant « induit ».

Le fil d’acier qui se déroule continuellement pendant un enregistrement passe dans l’entrefer de l’électro-aimant et reçoit une aimantation « rémanente » constituant une image fidèle des variations de pression acoustiques perçues par le microphone. Autrement dit, le fil sera fortement ou faiblement magnétisé suivant la force ou la faiblesse des sons émis. Il possède, en un certain sens, une MEMOIRE des sons produits devant le micro.

La mémoire humaine résulte de processus assez semblables quoique infiniment plus complexes lors de la formation des engrammes cérébraux.

Tout ce que nous voyons et ne voulons pas voir, tout ce que nous entendons et ne voulons pas entendre s’inscrit dans les neurones du cerveau sous l’action de l’électricité cérébrale. Ainsi naissent les innombrables engrammes doués d’une rémanence qui semble résister au renouvellement cellulaire. Les engrammes s’ajoutent continuellement les uns aux autres et forment la personnalité, qui, par eux, se grossit d’instant en instant. Ainsi que l’exprime Krishnamurti, « le « moi » n’est qu’un paquet de mémoires ». Il n’y a pas réellement de penseur, nous dit-il souvent, il n’y a que des pensées…

En fait, les accumulations mémorielles deviennent un jour tellement complexes que des phénomènes « parasites » sont apparus. La superposition des couches de mémoire a revêtu une telle épaisseur qu’une sorte de « solidité psychologique » s’est édifiée. Cette solidité psychologique a permis la naissance d’un « courant secondaire » : telle est la naissance du « penseur » de l’entité, du « moi ». Nous avons pris l’habitude de nous considérer comme des entités distinctes. Voilà le drame : la partie s’est prise pour le Tout.

L’habitude de nous identifier à nos mémoires remonte à une période tellement lointaine que nous n’en sommes plus conscients. Cette habitude est devenue la « norme ». Elle veut DURER. Elle lutte pour sauvegarder sa continuité. Et la pseudo-entité que chacun d’entre nous constitue ainsi emploie pour se défendre le processus même de son asservissement : la mémoire, l’activité mentale, l’illusion du Temps.

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« La Sagesse consiste en une parfaite réceptivité au Réel », nous dit Krishnamurti. La Réalité ne peut être perçue que d’instant en instant, dans le rythme d’une Présence Éternelle. Si nous voulons la percevoir dans sa spontanéité, dans la délicatesse de ses rythmes créateurs, nous devons cesser de nous identifier à nos mémoires. L’exemple des appareils enregistreurs de son est ici très suggestif. Si après avoir entendu plusieurs fois l’audition d’un discours nous désirons enregistrer un morceau de musique, nous devrons rendre le fil d’acier « disponible ».

A cet effet, nous le faisons passer dans un appareil qui le démagnétisera, qui le  « lavera » de ses mémoires enregistrées.

Nous sommes exactement dans cette situation. Nous avons à nous rendre disponibles aux impulsions créatrices d’une Réalité se renouvelant d’instant en instant. C’est donc d’instant en instant qu’il nous faudra « laver » le fil d’acier vivant que nous sommes. « Il nous faut mourir à nous-mêmes », nous disent les Ecritures. Il est nécessaire, nous dit Krishnamurti, « que le nouveau de chaque instant ne soit plus corrompu par l’ « ancien ».

Chaque moment présent doit se dégager de l’ombre portée du moment passé. Le dépouillement du « vieil homme » dont l’exigence est formulée dans de nombreux textes sacrés n’a pas d’autres significations. Mais ainsi que l’exprimait le Docteur R. Godel (L’Expérience Libératrice) « l’esprit possède une certaine viscosité ». Nous ne pouvons nous empêcher de « coller » à notre propre passé. Nos mémoires semblent s’agripper à nous. Une vigilance de tous les instants s’impose pour nous dégager de leur emprise.

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Cela signifierait-il que nous devrions perdre toutes nos mémoires?

Evidemment non. Dans ce cas, nous ne pourrions plus retrouver le chemin de notre maison. La mémoire est un processus naturel, inévitable. Il est important de retenir que Krishnamurti établit une distinction entre les mémoires TECHNIQUES ou factuelles et les mémoires PSYCHOLOGIQUES.

Les premières sont formées par l’enregistrement naturel des faits. Les secondes proviennent d’une IDENTIFICATION, d’une association psychologique avec les faits. Nous pouvons nous souvenir de l’agressivité de quelqu’un, mais la sagesse consiste à ne plus éprouver de rancune (mémoire psychologique) lorsque le fait (mémoire technique) se présente à notre esprit.

En nous libérant de l’emprise du passé, nous pouvons connaître la félicité du Présent Éternel, mais cette libération s’accorde plus facilement à ceux qui s’ouvrent à la plénitude de l’Amour.

La plénitude de l’Amour revêt une acuité telle que chaque instant se suffit à lui-même et délivre l’âme comblée des tensions de l’avidité. Lorsque cesse l’avidité, l’illusion du Temps tombe d’elle-même. Seule reste la paix infinie de l’Intemporel dont rien ne peut être dit.

R. LINSSEN.