(Revue Spiritualité. No 25. 15 Décembre 1946)
Pour comprendre la profondeur du soi, ou mieux, pour y atteindre, il faut mettre en mouvement, non l’action en soi du pendule de la Vie, mais la compréhension subtile de ce mouvement : soi, non-soi, action qui les relie, ou balancement régulier du pendule, avec assimilation et rejet de certaines connaissances et, par le rythme même de la vie du pendule, le cercle toujours élargi qui se dessine en soi-même et qui parfait la sagesse, l’expérience et la compréhension.
Je suis la chose qui m’intéresse au moment même où elle m’intéresse, parce que ma concentration, née de mon intérêt, me fait devenir momentanément cette chose, soit que je l’assimile à moi-même, soit que je m’y assimile. Mais je ne suis plus cette chose qui m’intéressait dès qu’elle cesse de m’intéresser, parce que je m’en dégage en projetant mon intérêt sur un autre objet. Cependant, à cause de l’intérêt éprouvé, quelque chose de cet objet demeure en moi, une certaine connaissance, une certaine expérience qui transforme mon état d’âme, provoque une émotion, détermine une acquisition spirituelle ou intellectuelle. Ce quelque chose peut être représenté schématiquement par la ligne que trace le pendule dans le cercle de la manifestation individuelle. Elle va du soi au non-soi et réciproquement, sans arrêt, comme le pendule physique, avec une très légère déviation de la ligne première à la ligne seconde, l’être étant différent à chaque balancement, puisque chaque balancement provoque, dans la conscience, un quelque chose de plus ou un quelque chose de moins.
Il ne faut pas oublier d’ailleurs que le soi et le non-soi, par le tracé régulier de la compréhension, élargissent le mouvement du balancier en le faisant pénétrer davantage à l’intérieur du soi, vers l’unité absolue du Grand Soi, et en le projetant ensuite vers la circonférence de l’Inconnu, ou Non-soi qui se conquiert progressivement, si bien que le cercle de la manifestation individuelle croit en proportion des connaissances acquises. A chaque reprise de contact avec l’objet, le mouvement du balancier augmente et, augmentant, augmente au même titre le bagage de la connaissance réelle, ce qui permet un dépouillement de plus en plus conscient des détails superflus. Au début, ils apparaissaient comme étant la chose elle-même, tout en n’étant cependant que l’apparence trompeuse qu’on s’en faisait — et ceci, jusqu’au moment où s’accomplit la fusion totale de l’être avec l’objet assimilé : schématiquement encore, lorsque le pendule, par rapport à l’objet, a terminé le cycle entier de son parcours dans le cercle de la manifestation.
Par le jeu du soi et du non-soi existent donc des cycles mineurs et des cycles majeurs, suivant l’objet étudié et suivant la façon dont on l’étudie. Ce sont les cycles inachevés et repris sans accomplissements définitifs et les cycles poussés jusqu’aux limites extrêmes de la connaissance. L’Évolution ou grand jeu de la vie en tout n’est pas autre chose.
C’est elle qui détermine le mouvement du balancier. Perpétuellement, il va du soi au non-soi, du Connu à l’Inconnu et ne cesse de provoquer dans l’être une accumulation de connaissances. Pareil au Dieu dans sa Lila ou jeu cosmique, l’homme intérieur s’amuse d’être et de ne pas être ce qu’il observe et ce dont il se détourne. Lentement, imperceptiblement, indéfiniment, le balancement éternel du pendule de la Vie élargit son mouvement du Connu vers l’Inconnu, assimilant l’Inconnu et le rendant familier pour atteindre à un inconnu plus lointain. Indéfiniment, imperceptiblement, lentement, le cercle de la manifestation déborde les circonférences successives qui le limitent pour toucher à des points nouveaux ou à des connaissances nouvelles. Cycles mineurs et cycles majeurs se suivent. Et comme une poche d’eau trop pleine crève enfin, incapable de contenir le liquide toujours ajouté, le cercle de la manifestation individuelle atteint l’illimité de l’Universel et disparaît, tandis que du centre de ce cercle désormais inutile, surgit l’Être Parfait, le Dieu libéré, Celui qui, victorieux de l’Inconnu, n’a plus rien à apprendre.
Serge BRISY