Claude Tresmontant
L'histoire de la Création

Nous venons de découvrir, au XXe siècle, l’histoire de la Création. Cela a commencé, au début du XIXe siècle, avec Jean-Baptiste-Pierre-Antoine de Monet, chevalier de Lamarck, dès la Leçon d’ouverture de son cours du 11 mai 1800, puis son grand livre, Philosophie zoologique, 1809. Lamarck découvre l’histoire naturelle de la création des espèces vivantes. Cela […]

Nous venons de découvrir, au XXe siècle, l’histoire de la Création. Cela a commencé, au début du XIXe siècle, avec Jean-Baptiste-Pierre-Antoine de Monet, chevalier de Lamarck, dès la Leçon d’ouverture de son cours du 11 mai 1800, puis son grand livre, Philosophie zoologique, 1809. Lamarck découvre l’histoire naturelle de la création des espèces vivantes. Cela continue par les découvertes, au XIXe siècle, de l’histoire naturelle de la création de l’Homme. Au début du XXe siècle, on découvre l’histoire de la genèse et de la formation de ce que nous appelons en physique, la matière. A partir des années 1927 nous découvrons l’histoire de l’Univers lui-même, et de nouveau l’histoire de la composition de la matière qui s’effectue et se réalise à L’intérieur des étoiles.

Au commencement, dans les tout premiers instants de l’histoire de l’Univers, ce que découvre le physicien, plus précisément l’astrophysicien, c’est de l’énergie quantifiée, du rayonnement. Louis de Broglie, et d’autres, depuis plus de quarante ans, nous ont appris que la matière et la lumière sont en réalité la même chose, si l’on peut encore parler de chose. Dans notre expérience humaine actuelle, nous appelons « chose » une réalité solide, compacte, résistante, stable, un objet de notre expérience usuelle. Cette chose qui est la lumière ne répond à aucun de ces caractères. Si nous disons qu’il s’agit d’une réalité, nous fuyons la difficulté, en utilisant un mot d’origine latine, res, qui signifie précisément ce que nous appelons en français populaire une chose.

Au commencement était la lumière, ou, ce qui revient au même, l’énergie.

Puis nous assistons, au cours de l’histoire de l’Univers, à une composition de cette énergie initiale en systèmes de plus en plus complexes. L’atome d’hydrogène d’abord, puis, par ordre de complexité croissante, des systèmes ou des compositions physiques de plus en plus compliquées. Nous savons maintenant que cette synthèse ou composition de ce que nous appelons la matière du physicien, s’effectue à l’intérieur des étoiles, qui sont des formations relativement tardives. Lorsqu’il n’y avait pas encore d’étoiles, il n’y avait pas non plus de compositions physiques complexes, il n’y avait pas de noyaux lourds.

Notons en passant que le mot matière que nous utilisons en physique a une étymologie qui ne convient pas à ce que nous voulons désigner. Le mot matière dérive d’une racine latine qui se rattache à mater, la mère, la matrice. En grec, le mot utilisé aux origines de la philosophie grecque était hylè, le bois de construction, le matériau.

Mais passons sur cette question de mots. Les mots ne sont pas adéquats à ce qu’ils veulent désigner. Le mot évolution, par exemple, utilisé depuis bientôt deux siècles pour désigner l’histoire naturelle des espèces vivantes, l’histoire naturelle de la matière et l’histoire de l’Univers lui-même, vient du latin evolvere, dérouler. Le mot est donc aussi mal venu que possible, puisqu’il désigne le déroulement de ce qui préexistait. Or, par ce terme d’évolution, biologique, physique ou cosmique, nous voulons précisément désigner une genèse de nouveautés qui précisément ne préexistaient pas. Le terme de développement est dans le même cas, puisqu’il signifie à l’origine le fait ou l’acte d’enlever des enveloppes. Il en est venu à signifier, lui aussi, une genèse, une formation de nouveautés, qui précisément n’est pas un développement de ce qui existait déjà.

Ce qui est remarquable, c’est que la genèse ou la formation des compositions physiques que l’on appelle des atomes — encore un mot très mal venu, puisqu’il signifie, à l’origine, ce qui ne peut pas être divisé, coupé — cette genèse et cette composition ne sont pas indéfinies. Elles s’arrêtent et se terminent en gros à une centaine d’espèces d’atomes, que l’on trouve exposés et décrits dans tous les Traités de Physique.

Après cette genèse ou formation des atomes, les mal nommés (un souvenir des plus anciens philosophes grecs, appelés atomistes, qui s’imaginaient que les atomes étaient des substances solides indécomposables et indivisibles, sans genèse et sans histoire), — après cette genèse des atomes qui a demandé plusieurs milliards d’années, commence une autre histoire, physique elle aussi, la composition des atomes entre eux, la constitution des ensembles d’atomes que sont les molécules, qui sont l’objet d’une science qui est la chimie.

Sur les obscures planètes commence l’histoire de cette composition des atomes entre eux, puis de la composition entre elles des plus petites molécules, puis de la composition des molécules de grosse taille en molécules géantes qui portent, qui véhiculent des messages.

Cette invention, cette composition des molécules géantes et messagères date sans doute de trois milliards d’années et demi en arrière de nous.

Ce qui est très remarquable, là encore, c’est que l’histoire de la composition ou de l’invention de ces molécules qui vont être intégrées, utilisées dans des compositions géantes, cette histoire n’est pas, elle non plus, indéfinie. Une vingtaine d’acides aminés sont inventés, composés, il y a quelque quatre milliards d’années, ou un peu moins, pour servir d’éléments, comme les lettres de l’alphabet, pour écrire les molécules géantes que sont les protéines. Toutes les protéines de tous les êtres vivants, depuis trois milliards d’années et demi, sont écrites avec ces vingt acides aminés, de même que tous les livres de la littérature française sont écrits avec une grosse vingtaine de lettres.

Pour composer les molécules géantes qui, à l’intérieur du noyau de chacune de nos cellules et de chaque cellule de tous les organismes vivants, portent les messages génétiques, quatre molécules ont été inventées ou composées, l’Adénine, la Thymine, la Guanine et la Cytosine. Appelons les A, T, G, et C. On en trouvera la composition, la constitution dans tous les traités modernes de Biochimie et de Biologie. Ces quatre molécules plus une cinquième (l’Uracile) ont été inventées ou composées, elles aussi, il y a plus de trois milliards d’années, et tous les messages génétiques de tous les êtres vivants, depuis trois milliards et demi d’années environ, sont écrits avec ces quatre molécules, selon un système simple, qui est lui aussi le même, depuis les plus lointaines origines de la vie. Vous pouvez écrire par exemple ACC, ou bien GTG, ou bien ATG, etc. Vous avez donc, en utilisant ces molécules trois par trois, 64 combinaisons possibles.

Depuis plus de trois milliards d’années tous les messages génétiques de tous les êtres vivants, depuis le plus simple, constitué d’une seule et unique cellule, jusqu’au dernier venu, l’Homme, tous ces messages génétiques sont écrits et composés avec un système linguistique et un alphabet constitué de quatre éléments utilisés trois par trois, toujours le même.

Si l’on tient compte de l’invention ou de la composition des sucres, des graisses, des vitamines, il reste que la composition des grosses molécules n’a pas été, elle non plus, indéfinie. Une vingtaine d’acides aminés pour composer les protéines, quatre molécules pour composer les molécules messagères, plus une cinquième qui est utilisée dans les molécules qui transportent l’information contenue dans le noyau sur des appareils où s’effectue le montage ou la composition des protéines, avec les vingt éléments que sont les vingt acides aminés.

L’histoire de la nature se poursuit et se continue par la composition de messages génétiques de plus en plus riches en information depuis plus de trois milliards d’années. Au commencement, donc, il y a un peu moins de quatre milliards d’années, invention de deux alphabets, de deux systèmes linguistiques, l’un constitué de vingt éléments, l’autre de quatre éléments à utiliser trois par trois, et d’un système de correspondance entre ces deux systèmes linguistiques, puisque l’information génétique écrite avec le système à quatre éléments, est transmise et ensuite traduite dans la langue des protéines qui comporte vingt éléments.

A partir de ce moment-là, commence une autre histoire, qui est l’histoire naturelle des espèces d’êtres vivants. Avec la langue constituée de quatre éléments sont écrits des messages de plus en plus riches en information qui contiennent des plans de construction pour composer des organes et des systèmes biologiques nouveaux, qui n’existaient pas auparavant.

On a appelé évolution cette histoire naturelle des espèces. Nous avons observé déjà que le terme d’évolution est très mal venu, puisqu’il ne s’agit pas du déroulement de quelque chose qui préexistait, mais de l’invention ou de la création de systèmes biologiques qui n’existaient pas auparavant. Par exemple le système nerveux, le système hormonal, le squelette, le système constitué par la circulation sanguine, tous les systèmes qu’étudient les anatomistes ou les physiologistes, ont un âge. Ils sont apparus à un certain moment dans l’histoire naturelle. On peut les dater. Lorsqu’un système biologique nouveau apparaît dans la nature, c’est qu’un message génétique nouveau a été composé à l’intérieur de ces molécules géantes qui supportent l’information génétique et qui se trouvent pelotonnées dans le noyau de chacune de nos cellules. Si, comme le pensent aujourd’hui d’éminents biologistes, il faut doubler le nombre supposé de cellules nerveuses dans le cerveau de l’Homme, et passer de cent milliards à deux cents milliards de neurones, on devine approximativement quel est le nombre des cellules qui entrent dans la constitution d’un organisme comme le nôtre. Dans chacune de ces cellules il existe un noyau, et dans chaque noyau de chaque cellule il existe une double molécule géante enroulée sur elle-même en spirale et qui contient tous les renseignements, toutes les instructions, toutes les informations requises pour composer l’organisme entier…

L’histoire naturelle des espèces est donc l’histoire d’une composition progressive de systèmes biologiques de plus en plus complexes et en particulier — tous les zoologistes semblent sur ce point d’accord — toute l’histoire de la vie semble orientée vers la formation d’un système nerveux de plus en plus perfectionné et vers la formation de cerveaux de plus en plus volumineux.

Tout se passe comme si l’histoire de la vie était orientée vers la formation d’un être pourvu de conscience et capable de se penser lui-même et de penser l’Univers dans lequel il vient d’apparaître.

Les zoologistes ont remarqué que dans l’histoire naturelle des grands groupes zoologiques et des espèces, il existe une loi qu’ils appellent la loi des relais. Après une période de développement, d’épanouissement et de spécialisation, les grands groupes zoologiques deviennent statiques, puis ils semblent entrer dans une phase de décadence, et enfin ils s’éteignent et ils disparaissent, en laissant des reliques vivantes qui n’ont plus d’avenir évolutif. Ainsi les grands Reptiles du Secondaire qui ont régné sur la planète il y a plusieurs centaines de millions d’années ont disparu, et ont laissé ces reliques qui sont les lézards…

Nous avons observé que cette loi des relais se vérifie dans toute l’histoire de l’Univers : la genèse de la matière physique est relayée par la genèse ou la formation des molécules fondamentales, qui est relayée par l’histoire naturelle des espèces.

Dans l’histoire de la genèse de l’Homme, on observe le même phénomène. Les divers types de Préhominiens semblent se relayer dans le mouvement qui conduit à celui que nous sommes, l’Homme moderne.

Et le grand historien anglais Arnold Toynbee a cru observer le même phénomène en étudiant, pendant une vie entière, vingt et une civilisations. L’histoire humaine serait donc, à certains égards, de l’histoire naturelle encore.

La question qui se pose maintenant et même s’impose est bien entendu de savoir si cette histoire de la Création que nous venons de découvrir au XXe siècle, est achevée ou non. L’histoire de la création de la matière qu’étudie le physicien semble achevée. L’histoire de la formation ou de la composition des molécules fondamentales utilisées depuis près de quatre milliards d’années pour écrire les messages qui commandent à la construction des systèmes biologiques nouveaux, et donc des nouveaux types d’organismes, semble terminée elle aussi. L’histoire de l’invention ou de la construction des grands groupes zoologiques, des principaux systèmes biologiques, semble terminée si l’on en croit des biologistes et zoologistes éminents comme P.-P. Grassé.

Mais la création de l’Homme est-elle achevée ? N’assistons-nous pas une fois de plus à cette loi des relais que nous avons vu à l’œuvre dans l’histoire de l’Univers et de la nature qui nous est connue maintenant sur une période d’environ vingt milliards d’années ? La création de l’Homme n’a-t-elle pas pris le relais des créations antérieures ? Des zoologistes, des paléontologistes comme J. Piveteau, à la suite de Teilhard, pensent que l’Homme n’en est encore qu’aux toutes premières étapes de sa genèse.

S’agit-il de nouvelles créations de types biologiques qui vont survenir pour l’achever ? Ils ne le pensent pas, mais ils pensent que la création de l’Homme se poursuit et doit se poursuivre sur un autre registre, d’une autre manière.

Nous proposons pour notre part de regarder, pour voir la Création se poursuivre et se continuer, du côté d’une zone que nous appelons germinale ou embryonnaire de l’histoire humaine, du côté du peuple hébreu.

Le peuple hébreu apparaît, à notre connaissance, vers le XXe siècle avant notre ère. Il est caractérisé par une série de messages ou d’informations que l’Humanité reçoit dans cette zone-là. Dans l’histoire de l’Univers et de la nature, avant l’apparition de l’Homme, la Création s’effectue toujours par communication de messages. Cela est particulièrement vrai pour la genèse des grands systèmes vivants. Un nouveau système biologique, un organisme nouveau, c’est d’abord, nous l’avons vu, un nouveau message génétique qui commande à la genèse, à la construction, à la formation de ce nouveau système biologique qui vient d’apparaître.

Mais avec la création de l’Homme, la Création change de registre. L’Information créatrice, avant l’apparition de l’Homme, est communiquée aux êtres vivants, à leurs gènes, sans qu’ils soient consultés, sans qu’on leur demande leur avis, sans qu’ils aient à coopérer.

Avec l’Homme, apparaît un être capable de connaissance réfléchie. Désormais l’Information créatrice sera communiquée à son intelligence, à sa pensée, afin qu’il intègre et assimile l’information créatrice, s’il le veut, et qu’il la rejette, s’il n’en veut pas. La création de l’Homme s’effectue donc désormais avec le consentement, avec la coopération de l’Homme, s’il le veut. L’Information créatrice passe du peuple hébreu à l’humanité entière. Nous sommes dans cette période de la création de l’Homme où l’Information créatrice communiquée d’abord à l’intérieur du peuple hébreu est maintenant communiquée à l’ensemble des nations païennes, progressivement.

L’Information créatrice est maintenant dans l’Humanité comme le levain dans la pâte, ou encore comme une semence. Nous assistons à un phénomène qui n’a pas encore été étudié d’une manière suffisante : la résistance violente de la vieille humanité à cette Information créatrice nouvelle qui l’a transformée, qui veut la transformer et la créer nouvelle, si l’Humanité y consent.

Avec l’apparition de l’Homme, un animal pourvu d’un cerveau qui compte cent ou deux cents milliards de neurones, un nouveau problème apparaît, c’est celui de la normative. Jusqu’à l’apparition de l’Homme, tout développement biologique est programmé et toute programmation, par exemple celle qui commande au développement de l’embryon, est bien une certaine norme. La preuve en est que si le message initial est abîmé, ce message qui se trouve dans l’œuf fécondé, l’enfant qui va naître sera anormal. Il ne sera pas conforme au type que le biologiste reconnaît comme normal pour chaque espèce envisagée.

Avec l’apparition de l’Homme, et s’il est vrai que la création de l’Homme n’est pas achevée mais qu’elle est en cours, le problème de la normative et donc du développement change de régime, puisqu’il faut désormais que l’Homme consente à cette norme de développement qui lui est proposée pour le créer, pour le conduire à son achèvement, à sa plénitude. L’Homme peut parfaitement refuser cette norme de croissance, de création et de développement qui lui est proposée, et nous voyons de fait la vieille humanité réagir avec violence et rejeter souvent avec horreur cette nouvelle norme du développement et de la création de l’Homme nouveau.

La création de l’Homme ne peut se poursuivre, se continuer et s’achever sans le consentement de l’Homme à cette norme créatrice nouvelle qui lui est communiquée. La création de l’Homme est donc en danger et l’apparition d’un être capable de pensée, de conscience réfléchie, impliquait donc un risque certain, et même un risque de mort pour cette humanité qui a franchi le seuil de la connaissance réfléchie. C’est, à mon avis du moins, ce qu’a voulu dire, dans son langage d’homme du Xe ou du IXe siècle avant notre ère, le vieux théologien hébreu qui a composé le chapitre 3 du livre dit de la Genèse.

L’Humanité, en cette fin du XXe siècle, vient de découvrir l’histoire de la création passée, sur une durée de quelque vingt milliards d’années. Elle peut, par là même, découvrir le sens et l’orientation générale de l’histoire de la création passée. Cela est déjà beaucoup. Mais bien entendu, bien évidemment elle ne peut pas, en étudiant l’histoire de la création passée, découvrir ou deviner la création à venir, et encore moins la finalité ultime de la Création. Seul le Créateur qui est à l’œuvre jusqu’aujourd’hui peut nous faire savoir, s’il le veut, quelle est la finalité ultime de la Création.

(Extrait de La Voix du Nord, 28 août, 1 et 2 septembre 1982)