Écrit en 1978.
L’illustre historien anglais Arnold J. Toynbee est né en 1889. À partir de 1925, il a été directeur d’études à l’Institut royal des Affaires internationales et maître de recherches d’histoire internationale à l’Université de Londres. Il est mort en 1975. Il laisse une œuvre monumentale, A Study of History, qui n’est pas traduite en langue français. Elle comporte douze volumes. Pendant la dernière guerre mondiale, un lecteur enthousiaste de l’œuvre de Toynbee, D. C. Somervell, rédigea un condensé des six premiers volumes parus à cette époque. Toynbee a revu cet ouvrage et l’a publié en 1946. C’est ce condensé qui a été traduit en langue française et publié en 1951 par la librairie Gallimard sous le titre : L’Histoire, un essai d’interprétation.
En 1972, Arnold Toynbee lui-même publiait une synthèse de son œuvre entière désormais achevée, synthèse plus complète que le résumé réalisé par Somervell. C’est cette synthèse qui est désormais accessible aux lecteurs de langue française dans la traduction publiée par les éditions Elsevier-Séquoia. Malheureusement, cette traduction est extrêmement négligée et il faut souvent se reporter au condensé plus ancien de Somervell pour comprendre le texte. En particulier les éditeurs ont voulu faire l’économie des notes et des références. Des textes innombrables sont cités dont on ne nous indique pas l’origine. Il faut donc se reporter à l’édition anglaise pour disposer d’un instrument de travail convenable.
Arnold Toynbee a été pour l’histoire humaine ce que P.-P. Grassé est pour l’histoire naturelle : le savant qui sait à peu près tout ce qu’on peut savoir aujourd’hui. Son érudition est incomparable. Mais ce n’est pas cela qui constitue l’intérêt exceptionnel de l’œuvre de Toynbee. Ce qui en fait l’importance, c’est que Toynbee ne s’est pas contenté de connaître, autant qu’on peut le faire aujourd’hui, l’histoire de l’humanité. Il a cherché à la comprendre, c’est-à-dire à comprendre son développement. Il a recherché les causes, la raison d’être de ce qui est.
Dans son monumental ouvrage, Toynbee tente de considérer l’histoire humaine dans son ensemble, depuis les origines connues jusqu’aujourd’hui.
Au lieu d’étudier l’histoire locale d’une nation, comme l’Angleterre, la France ou l’Allemagne, Toynbee étudie des sous-ensembles, des unités intelligibles qui sont les civilisations. Toynbee étudie trente et une civilisations. Il en étudie la genèse, le développement, les échecs, les régressions, les disparitions. Il cherche à comprendre la genèse, le développement et la mort des civilisations, tout comme le naturaliste, le zoologiste, cherche à comprendre la genèse, le développement et la disparition des groupes zoologiques, des espèces vivantes.
Les naturalistes ont remarqué en effet qu’au cours de l’histoire naturelle des espèces vivantes, les groupes zoologiques se succèdent et se relaient les uns les autres. Dans chaque cas, on remarque d’abord une première période d’expansion, de fécondité, puis de stagnation et enfin de déclin. Le groupe zoologique dominant est alors remplacé, relayé par un autre, plus jeune, plus fécond, plus créateur. Toute l’histoire de l’évolution biologique s’effectue ainsi par poussées successives qui semblent dirigées vers un avenir indéterminé. On constate de fait que cette orientation générale de l’histoire naturelle des espèces vivantes semble dirigée vers la genèse des systèmes nerveux de plus en plus développés, et vers la formation de cerveaux de plus en plus complexes. Lorsque l’Homme apparaît, quelles sont les lois du développement de l’humanité ? Est- ce que ce sont encore des lois qui relèvent de l’histoire naturelle ? Ou bien est-ce que ce sont des lois nouvelles, propres à l’Homme ?
Pour ce qui concerne la genèse des espèces animales, on sait que depuis le début du XIXe siècle deux grandes écoles ou théories s’opposent. Lamarck, au tout début du XIXe siècle, dans son œuvre géniale, la Philosophie zoologique, propose une théorie de la genèse des espèces vivantes. D’après Lamarck, c’est le milieu, en se modifiant, qui suscite de la part du vivant une réaction créatrice de riposte et c’est cette réaction créatrice qui explique la genèse des espèces nouvelles, l’invention, la création des dispositifs biologiques nouveaux. L’évolution biologique, d’après Lamarck, s’explique par une relation dialectique entre le milieu et le vivant. Le vivant ne prend pas l’initiative, mais il répond à un défi, à une provocation du milieu, et c’est cette réponse qui est intelligente et créatrice.
Comme le dit un très grand biologiste contemporain, mort il y a peu d’années, Paul Wintrebert, c’est le vivant qui est le créateur de sa propre évolution.
L’autre théorie de l’évolution, proposée au milieu du XIXe siècle, c’est celle de Darwin. L’évolution s’explique par une série de modifications fortuites, au hasard, sélectionnées, triées au cours du temps dans le combat pour la vie. Cette théorie ne fait pas appel à l’activité créatrice du vivant. Le vivant est passif dans cette théorie. C’est le hasard des mutations qui est le créateur de toute nouveauté, puisque la sélection ne fait qu’éliminer les inaptes, les ratés.
Notons en passant — nous y reviendrons une autre fois plus longuement — qu’au début du XIXe siècle, un médecin de génie, Samuel Hahnemann, inventa une théorie médicale selon laquelle, pour obtenir la guérison de l’organisme malade, il faut susciter, de la part de cet organisme, une réaction active, il faut provoquer une riposte en lui communiquant, sous une très faible dose, une substance qui, à forte dose, serait toxique. Cette théorie médicale fait appel à l’activité du vivant, à l’activité de l’organisme malade ; elle suscite, elle provoque cette activité, tandis que l’école médicale adverse se substitue à l’organisme et prétend agir à sa place. Tout le monde sait que l’école médicale inventée par Hahnemann s’appelle l’homéopathie.
Aucun doute que dans son effort pour comprendre la genèse, le développement, le déclin et l’agonie des civilisations, Arnold Toynbee se situe dans la lignée de Lamarck. Toynbee rejette, pour expliquer la genèse des civilisations, les explications qui font appel à des causalités purement physiques ou raciales. Ce n’est pas la race, ce n’est pas le milieu qui crée une grande civilisation. Ce qui explique dans tous les cas la genèse d’une grande civilisation, c’est la riposte, la réaction active, intelligente et créatrice des hommes à une difficulté, à un défi, à un obstacle, à une épreuve qui est placée sur leur route. Une grande civilisation est toujours une victoire remportée sur un obstacle et la réponse à un défi. Là où il n’y a pas d’épreuve, pas de défi, pas d’obstacle, il n’y a pas non plus de civilisation. Une humanité sans difficulté ne se développe pas. Elle reste stagnante. On devine qu’Arnold Toynbee va nous proposer une éthique de l’histoire.
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Arnold Toynbee, nous l’avons vu dans notre précédente chronique, prétend étudier et tente de comprendre l’ensemble de l’histoire humaine. C’est donc l’ensemble qu’il envisage, ou plus précisément ces ensembles que sont les civilisations. Toynbee estime que les nations sont des découpages artificiels, factices, qui ne permettent pas à l’historien de comprendre réellement l’histoire de l’humanité. Il faut, selon Toynbee, étudier ces ensembles naturels que sont précisément les civilisations. Toynbee a des mots très durs à l’encontre des nationalismes modernes. L’idée de nationalité, écrit-il, c’est un ferment aigre du vin nouveau de la démocratie dans les vieilles outres du tribalisme. Prétendre comprendre l’histoire d’une nation comme la France, l’Angleterre ou l’Allemagne à part, en ne considérant qu’elles, c’est se condamner à ne rien comprendre de l’histoire réelle des hommes.
Les spécialistes qui ont consacré leur vie à étudier un petit secteur particulier de l’histoire d’une nation ou d’un peuple ont souvent été exaspérés par la tentative d’Arnold Toynbee qui consiste à tenter de comprendre l’ensemble de l’histoire humaine en envisageant ces unités naturelles qui sont les civilisations, tout comme les spécialistes de tel ou tel secteur de l’histoire naturelle des espèces ont été exaspérés, pour les mêmes raisons, par la tentative du paléontologiste français Teilhard de Chardin qui a consisté à envisager l’ensemble de l’évolution pour en discerner la signification. Or les paléontologistes et les préhistoriens ont remarqué que l’on ne discerne parfois la structure d’ensemble d’une cité engloutie dans les sables qu’en prenant de la hauteur, en envisageant l’ensemble, qui échappe au fouilleur fantassin sur le terrain. De même, pour l’histoire naturelle des espèces et l’histoire humaine, c’est en considérant l’ensemble que l’on aperçoit tout à coup les grandes dérives et la signification, l’orientation de tout le processus.
Manifestement les lois dégagées par Arnold Toynbee dans son enquête sur les trente et une civilisations qu’il a étudiées, ces lois sont de nature éthique. Une grande civilisation se développe si les hommes savent répondre activement, courageusement et intelligemment à un défi, à une difficulté suscités soit par le milieu naturel, soit par d’autres ensembles humains. Toynbee prend l’exemple de Sumer, de l’Égypte, de la Grèce, d’Athènes en particulier, et bien d’autres encore. Une grande civilisation ne continue à se développer que si elle ne tombe pas dans le culte d’elle-même et de son passé, si elle ne sombre pas dans l’excès de spécialisation, si elle ne se fie pas à la lourdeur de ses armements, si elle reste disponible pour répondre à d’autres défis et surmonter d’autres obstacles. Le combat de David enfant contre le géant philistin Goliath constitue pour Toynbee une parabole qui contient un enseignement historique permanent. La décadence d’Athènes, la décadence de Venise s’expliquent, selon Toynbee, par cette fatale aberration qui a poussé Athènes et plus tard Venise à faire une idole d’une image morte d’elle-même, à se reposer sur son passé.
Les civilisations, selon Toynbee, ne sont donc pas fatalement vouées à l’écroulement et à la mort. Ce n’est pas une nécessité naturelle, physique, ou biologique. C’est la responsabilité humaine qui est engagée dans la décadence des civilisations comme dans leur genèse.
De même pour l’Empire romain d’Orient : l’erreur intérieure qui a été la cause de l’effondrement a été l’idolâtrie d’un système politique historique particulier que l’on avait sorti de la tombe et paré du prestige du passé. L’action missionnaire de l’Église orthodoxe a été paralysée par la sujétion du patriarcat œcuménique à l’autorité laïque du gouvernement impérial car cet asservissement de l’Église orthodoxe à État romain d’Orient a suscité une difficulté insurmontable pour les royaumes convertis à la foi orthodoxe.
En effet, les peuples qui se convertissaient au christianisme orthodoxe devaient en même temps et par le fait même accepter la domination de celui qui était le maître du patriarche de Constantinople, l’Empereur. Les peuples convertis devaient donc choisir entre le maintien de leur paganisme ancestral ou la conversion à un christianisme qui impliquait la perte de leur indépendance politique. Les peuples convertis au christianisme par l’Église d’Occident n’étaient pas soumis à cette alternative, car le fait d’accepter la doctrine et la liturgie de l’Église de Rome n’entraînait pas la nécessité de se soumettre à l’Empire. La conversion de la Bulgarie à la religion chrétienne orthodoxe en 864 et toute l’histoire qui s’en est suivie illustre cette difficulté initiale, et cela éclaire aussi l’histoire de la Russie jusqu’aujourd’hui. La cause fondamentale du désastre, estime Toynbee, réside en fait dans la sujétion de l’Église à État dans l’Empire romain d’Orient.
Toynbee montre que l’histoire de la papauté de Rome vérifie aussi une loi de caractère éthique. Tant que la papauté a exercé une autorité de caractère spirituel, sans prétention territoriale, ce fut une période de croissance et de développement. Mais dès lors que la papauté d’Hildebrand, au XIe siècle, a choisi d’opposer la violence à la violence, elle a conduit l’Église sur une voie qui devait aboutir à la victoire de ses adversaires. C’est donc, selon Arnold Toynbee, une infidélité à l’enseignement évangélique qui a conduit la papauté aux désastres.
Toynbee considère ce qu’il appelle les religions supérieures comme des sociétés d’une nouvelle espèce, distinctes des sociétés antérieures, et il considère que ces religions exercent une fonction de ferment et de direction dans la genèse des civilisations. Les Églises, écrit-il, brisent les cadres des civilisations et c’est la raison pour laquelle elles doivent être traitées comme des sociétés de type distinct.
Les lois éthiques qu’Arnold Toynbee dégage pour comprendre la genèse, le développement, le déclin et la mort des civilisations, ne sont pas essentiellement différentes des lois éthiques qui se vérifient dans nos existences individuelles. Les naturalistes avaient déjà dégagé cette loi : les espèces qui ont choisi le parasitisme ont certes obtenu la sécurité, mais au prix de la perte du développement et de la régression. Pour les civilisations comme pour nous, les individus, le confort, la facilité, la satisfaction et le contentement de soi ne sont pas causes de développement mais, au contraire, risques de régression. Et l’histoire des civilisations montre que la sanction est implacable. Ce qui était caché au commencement se manifeste à la fin, et les fautes secrètes comportent leurs conséquences inéluctables.
L’œuvre d’Arnold Toynbee, d’une extraordinaire richesse du point de vue de la science de l’histoire, présente un intérêt et une importance philosophique considérables puisqu’elle nous permet de voir en action les normes qui commandent l’histoire. Et à partir de là il est même possible de reprendre, pour le traiter à nouveau, l’antique et célèbre problème du mal.