(Extrait de la Revue Dharma)
Notre expérience directe de nous-même et du monde nous enseigne que nos sens ne sont pas séparés les uns des autres, et que les phénomènes du monde ne sont pas séparés de notre expérience. Expérimentons-nous le monde, ou est-ce le monde qui nous expérimente ?
La synesthésie, fusion des sens
Par le terme « perception », nous voulons dire l’activité concertée de tous les sens du corps lorsqu’ils fonctionnent et se développent ensemble. Si je fais vraiment attention au paysage changeant qui m’entoure, je dois reconnaître que les sens soi-disant séparés sont complètement fondus les uns dans les autres, et ce n’est qu’après-coup que je suis capable de prendre du recul et d’isoler les contributions spécifiques de mes yeux, de mes oreilles et de ma peau. Dès que j’essaie de distinguer la participation de l’un des sens par rapport aux autres, je sépare inévitablement la pleine contribution de mon corps sensible au terrain sensitif. Quand, par exemple, je perçois le vent qui passe dans les branches d’un tremble, je suis, en premier lieu, incapable de distinguer la vue des feuilles frémissantes de leur murmure délicat. Mes muscles, aussi, sentent leur torsion lorsque ces branches se courbent, même très peu, dans ce courant, et une certaine tension tactile influence cette rencontre. Celle-ci est également influencée par le frais parfum du vent d’automne, et même par le goût d’une pomme qui reste sur ma langue. Néanmoins, dans cette brève tentative de reconnaître la contribution des différents sens, j’ai dû me retrancher, m’isoler, de cette première couche d’expérience sensorielle qui précède sa division en sens séparés. Bien que les neuroscientifiques contemporains étudient la synesthésie – le mélange des sens – comme si c’était une expérience rare ou pathologique chez quelques personnes seulement (celles qui affirment voir les sons, entendre les couleurs, etc.), notre expérience primordiale, préconceptuelle, ce que Merleau-Ponty rend évident, est de façon inhérente synesthésique. L’entrelacement des modalités sensorielles nous apparaît inhabituel dans la mesure où nous sommes devenus étrangers à nos expériences directes, et même à notre contact primordial avec les entités et les éléments qui nous environnent.
Néanmoins, nous parlons toujours de couleurs « froides ou chaudes », de vêtements « criants », de sons « durs » ou « légers ». Le corps parlant transpose les qualités de l’un des domaines sensoriels dans l’autre, selon une logique que nous comprenons facilement mais que nous ne pouvons aisément expliquer. Beaucoup d’Occidentaux deviennent conscients de ce recouvrement des sens seulement quand l’allégeance à leur logique présumée impartiale et analytique de leur culture se brise temporairement. (…)
Ceci n’objecte pas que les sens sont des modalités distinctes : ce sont des aspects divergents d’un corps vivant simple et unitaire, des pouvoirs complémentaires apparaissant en une interdépendance complexe les uns avec les autres. Chaque sens est une modalité unique de l’existence de ce corps ; néanmoins, dans l’activité de perception, ces modalités divergentes communiquent entre elles et se recouvrent nécessairement. (…)
Toucher et être touché : la réciprocité du sensible
Selon l’anthropologue culturel Richard Nelson, dans son étude exhaustive de l’écologie des indiens Koyukon de l’Alaska du centre-nord, « Les Koyukons traditionnels vivent dans un monde qui regarde, dans une forêt d’yeux. Une personne se déplaçant dans la nature, même sauvage, cachée ou même désolée, n’est jamais vraiment seule. L’environnement est conscient, sensible, personnifié. Il peut sentir, il peut être offensé, et il doit à tous moments être traité avec le respect approprié. »
Un tel mode d’expérience, qui semble si étrange et confus à nos façons civilisées de penser, devient compréhensible dès que nous reconnaissons, sous nos conceptions conventionnelles, la nature réciproque de la perception directe, le fait que toucher est aussi sentir que l’on est touché, que voir est aussi se sentir vu. La description de Nelson suggère également qu’une telle réciprocité perceptuelle, quand elle est reconnue consciemment, peut profondément influencer notre comportement. Si l’environnement est expérimenté comme sensible, attentif et voyant, alors je dois faire attention à ce que mes actions soient attentives et respectueuses, même lorsque je suis loin des autres êtres humains. Je peux en effet offenser le pays qui voit lui-même.
Peut-être que la nouvelle « éthique environnementale » à laquelle tant de philosophes environnementalistes aspirent – une éthique qui nous amènerait à faire attention non seulement aux vies de nos compagnons humains, mais aussi à la vie et au bien-être de la nature – viendra à exister non pas d’abord au travers de la clarification logique de nouveaux principes philosophiques et de structures législatives, mais par une attention renouvelée à la dimension perceptuelle qui sous-tend toutes nos logiques, par une régénération de notre empathie charnelle et sensorielle avec le pays vivant qui nous supporte.
Une telle restauration est peut-être déjà en cours. Beaucoup d’individus expérimentent aujourd’hui une profonde angoisse qui s’intensifie avec chaque information sur de nouvelles forêts anciennes rasées, de nouvelles marées noires, la disparition de plus en plus rapide des espèces. Cette angoisse semble venir de la terre elle-même, de cette vaste chair dans laquelle notre propre chair sensible est enracinée.
D’après un ancien Koyukon, « Le pays sait ; si vous faites ou lui faites de mauvaises choses, le pays entier sait. Il sent ce qui lui arrive. »
La magie du monde
Nous pouvons résumer les résultats généraux des investigations phénoménologiques de Merleau-Ponty, ou du moins notre interprétation de ces résultats, de la façon suivante :
1 – Les événements de la perception, considérés de façon expérimentale, sont de façon inhérente interactifs, des événements participatifs, un jeu réciproque entre le percevant et le perçu.
2 – Les choses perçues sont rencontrées par le corps percevant comme animées, comme des pouvoirs vivants qui nous amènent de façon active à la relation. Notre expérience spontanée préconceptuelle n’amène aucune évidence d’une division dualiste entre phénomènes animés et « inanimés », et cette distinction n’intervient que pour des distinctions relatives entre diverses formes de ce qui est animé.
3 – La réciprocité perceptuelle entre nos corps sensibles et le paysage animé et expressif engendre et supporte une réciprocité linguistique plus consciente avec les autres. L’échange complexe que nous appelons « langage » est enraciné dans l’échange non-verbal qui continue toujours entre notre propre chair et la chair du monde.
4 – Les langages humains sont donc informés non seulement par les structures du corps humain et de la communauté humaine, mais aussi par les formes expressives du terrain plus qu’humain. Considéré de façon expérimentale, le langage n’est rien de plus qu’une propriété particulière de l’organisme humain en tant qu’expression de la terre animée qui nous entoure.
Extrait de The Spell of the Sensuous. Perception and language in a more-than-human world. (Traduction Lama Mingyour)
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David Abram, né en 1957, est un philosophe et écologiste américain. Il a fondé l‘Alliance for Wild Ethics. En 2014, il occupe la chaire Arne Naess in Global Justice and the Environnement de l’université d’Oslo. Publication en français: Comment la terre s’est tue. Pour une écologie des sens, [1996] Paris, La Découverte