Claude Tresmontant
L'Homme et l'Univers

Le problème des rapports ou des relations entre l’Homme et l’Univers, ou l’Univers et l’Homme, est abordé et traité par la pensée humaine depuis qu’elle existe sans doute. Il existe quelques types de réponses à ce problème et heureusement le nombre des réponses possibles et réelles n’est pas indéfini. Il est même tout petit. Une […]

Le problème des rapports ou des relations entre l’Homme et l’Univers, ou l’Univers et l’Homme, est abordé et traité par la pensée humaine depuis qu’elle existe sans doute.

Il existe quelques types de réponses à ce problème et heureusement le nombre des réponses possibles et réelles n’est pas indéfini. Il est même tout petit.

Une première tradition qui remonte aux textes vénérables de l’Inde ancienne, les plus anciennes Upanishad, professe que l’Univers physique est une illusion, une apparence. Seul existe le Brahman, l’Être absolu et unique. Tout le reste est illusion. Nous-mêmes, si nous nous imaginons que nous sommes des êtres distincts les uns des autres, des individus, des personnes, nous nous faisons illusion. En réalité nous sommes le Brahman, l’Être absolu et unique. Nous existons réellement mais notre existence individuelle, singulière, est illusoire. Ce qui existe de véritable en nous, c’est le Brahman.

Dans cette tradition de pensée, l’existence de l’Univers physique est donc niée ou annulée, réduite à l’état d’illusion ou d’apparence ou de songe.

Reste la question de savoir pourquoi, pour quelle raison, le Brahman qui est le seul Être s’est infligé à lui-même cette illusion cosmique, l’illusion de la multiplicité, de l’individualité, qui engendre l’illusion de la douleur.

Car si ce n’est pas lui, le Brahman, qui est-ce donc puisque par hypothèse il est le seul ?

Une deuxième tradition de pensée dont on trouve l’expression chez les plus anciens philosophes matérialistes grecs professe au contraire que l’Univers physique existe réellement. Il n’est pas une illusion, il n’est pas un songe ni une apparence. Il existe de toute éternité et pour toute l’éternité. Il est inusable de même qu’il est incréé.

Les Hébreux, de leur côté, installés par vagues successives au pays de Canaan que nous appelons aujourd’hui la Palestine, depuis le XIXe siècle avant notre ère, professent que l’Univers existe réellement, qu’il n’est pas un songe ni une illusion, contre la grande tradition idéaliste et acosmique de l’Inde. Mais que d’autre part l’Univers physique n’est pas seul ni premier. Il n’est pas l’Être premier. Il a commencé d’exister et il est fragile, il s’use, contre la grande tradition matérialiste qui remonte aux philosophes grecs du Ve siècle avant notre ère, Leucippe et Démocrite. Platon, Aristote, les stoïciens considèrent l’Univers comme un Animal divin, un Vivant animé d’une Âme divine, l’Âme du Monde, un Vivant éternel dans le passé et dans l’avenir. Plotin, au IIIe siècle de notre ère, Proclus au Ve siècle de notre ère, reprocheront amèrement aux chrétiens de ne pas professer comme les anciens philosophes grecs la divinité de l’Univers.

Au XIXe siècle, fleurissent les grands systèmes de l’Idéalisme allemand. Arthur Schopenhauer, par exemple, professe que l’Univers est ma Représentation, Die Welt ist meine Vorstellung. Schopenhauer se rattache expressément aux grands textes sacrés de l’Inde ancienne qui venaient d’être découverts et traduits.

Les systèmes gnostiques des premiers siècles de notre ère conçoivent l’Univers physique comme un lieu de chute et comme résultant lui-même d’une catastrophe. L’Univers physique, selon ces systèmes gnostiques qui pullulent dans les premiers siècles de l’ère chrétienne, est le résultat d’une tragédie antérieure à l’Univers, d’une faute, d’un péché commis dans la vie même de la Divinité. L’Univers physique est soit l’œuvre d’un Principe mauvais qui s’est séparé de l’Unité divine originelle, système de l’école du gnostique Valentin, soit l’œuvre d’un Principe mauvais incréé et éternel, tout comme le bon Principe, — système de l’école de Marcion.

Valentin et Marcion vivaient tous les deux au IIe siècle de notre ère et ils se sont sans doute rencontrés à Rome.

Dans le système d’Origène d’Alexandrie (né vers 185), la première création est purement spirituelle. C’est à cause d’une chute, d’une faute, d’un péché, que les substances spirituelles pures et nues sont tombées dans la matière et dans les corps. L’Univers, dans ce système du docteur alexandrin, est donc encore le résultat d’une chute, d’une catastrophe. Il est produit ou créé après la création des substances spirituelles. Il est le lieu de leur aliénation ou de leur exil.

Au XIIIe siècle de notre ère, les grands docteurs chrétiens tels que Albert le Grand, Thomas d’Aquin, Bonaventure, puis, un peu plus tard, Jean Duns Scot, discutent avec les philosophes nourris d’Aristote et de philosophie arabe, de la question de savoir si l’Univers physique est éternel dans le passé, ou non. Les philosophes arabes et leurs disciples judéens ou chrétiens prétendaient que oui : l’Univers physique est éternel dans le passé et dans l’avenir. Les docteurs chrétiens orthodoxes rejetaient cette thèse mais la question était de savoir comment convaincre leurs adversaires.

Dans des chroniques nombreuses nous avons rappelé ici même que la question de l’âge de l’Univers physique n’est plus maintenant un problème relevant de la métaphysique mais un problème relevant de la physique cosmique ou de l’astrophysique. Nous avons rappelé à maintes reprises que la grande découverte du XXe siècle, et peut-être la plus grande découverte des temps modernes, a été la découverte du fait que l’Univers n’est pas un système fixe, un système sans genèse et sans histoire comme se l’imaginaient les anciens philosophes grecs, mais au contraire un système historique, un système en régime de genèse ou d’évolution.

La question des rapports entre l’Homme et l’Univers s’en trouve totalement transformée, renouvelée et enfin il est possible d’envisager de traiter cette question par des voies ou des méthodes positives. Nous venons en effet de découvrir que l’apparition de l’Homme dans l’Univers, ce matin à l’aube, il y a quelques dizaines de milliers d’années, est le résultat, le fruit, d’un long travail cosmique, physique, biochimique et biologique antérieur. L’Homme n’et pas plus tombé dans le Monde que la pomme n’est tombée dans le pommier. L’homme qui vient d’apparaître est le résultat d’un travail commencé depuis au moins dix-huit milliards d’années.

J’ai sous les yeux un travail très remarquable de deux astrophysiciens de l’Université de Liège, Jacques Demaret et Christian Barbier, travail dans lequel ces deux savants récapitulent les recherches qui sont en cours depuis une vingtaine d’années sur le problème suivant : quelles sont les conditions physiques et cosmologiques requises pour qu’un être capable de pensée puisse apparaître dans l’Univers ? Des savants, des physiciens et des astrophysiciens, sur la Terre entière, s’intéressent en ce moment même à cette question. Car ils ont découvert que parmi les nombreuses propriétés ou caractéristiques de l’Univers physique que nous connaissons maintenant sur une durée d’au moins dix-huit milliards d’années, si, par hypothèse, vous modifiez l’une de ces caractéristiques physiques, la taille, l’âge, la vitesse d’expansion, la structure du noyau atomique, la masse totale de l’Univers, etc. — vous découvrez que pour des raisons physiques précises l’apparition de la vie dans l’Univers est impossible.

Ce qui signifie en clair que l’Univers est ainsi construit, physiquement, qu’il est capable de supporter et de recevoir la création en lui des êtres vivants et pensants.

Certains savants, depuis le début de ce siècle, supposaient que l’apparition de la vie et à plus forte raison des êtres pensants dans l’Univers est un accident, un défaut d’asepsie.

Les travaux qui sont en cours montrent au contraire que l’Univers est physiquement pré adapté depuis ses origines pour permettre la genèse des êtres vivants et pensants.

Extrait de La Voix du Nord, 27 juin 1982.