Introduction
Il ne serait pas possible de présenter une anthologie du Zen sans y faire la part de l’humour, car c’est là un des traits par quoi il se distingue des autres philosophies religieuses. Dans le Zen, non seulement le rire est permis, mais il est important. R. H. Blyth l’a dit : « Il est possible de lire la Bible ou le Coran sans sourire, et personne n’est mort de rire en lisant les sutras bouddhiques, mais les textes zen abondent en anecdotes hilarantes. L’illumination est, d’ailleurs, fréquemment accompagnée d’un rire d’une essence particulière, qui pourrait être défini : le rire de l’approbation étonnée. » Voici un exemple de ces anecdotes : Un moine demanda à un Maître de l’aider à répondre à la question classique : « Que signifie la venue de Bodhidharma de l’Ouest ? » Le Maître suggéra au moine, avant d’approfondir la question, de s’incliner profondément devant lui, ce que l’autre fit. Tandis qu’il était respectueusement prosterné, le Maître lui donna un vigoureux coup de pied — qui eut brusquement raison des doutes du moine et lui procura une soudaine illumination. Plus tard il devait dire : « Depuis que j’ai reçu le coup de pied de Ma-Tsu, je n’ai pas pu m’arrêter de rire. »
Beaucoup d’Occidentaux ont été d’abord attirés par le Zen en lisant des koans, ces énigmes apparemment absurdes et d’un comique parfois irrésistible, ou certains dialogues entre maîtres et novices, tel celui-ci :
« Sekkyo (Shih-kung) demanda à un de ses moines :
— Peux-tu saisir le vide ?
— Oui, Maître.
-
Montre-moi comment tu fais.
Le moine tendit le bras et fit mine d’étreindre le vide.
-
C’est tout ? dit Sekkyo. Mais tu n’as rien saisi du tout !
-
Comment feriez-vous ? demande le moine.
Le maître saisit alors le nez du moine et le pressa fortement.
-
Oh ! s’écria le moine. Vous me faites terriblement mal !
-
C’est là la façon de saisir le vide », dit le maître.
Une telle anecdote nous rappelle les Poèmes absurdes d’Edward Lear ou Alice au Pays des Merveilles, ces livres dont la faveur auprès de lecteurs de tout âge semble en partie procéder du sentiment que sous une apparence loufoque ils comportent une signification cachée. Il est impossible d’analyser le pouvoir de ces livres familiers. Comment, par exemple, définir le plaisir que nous procure, dans Alice, le débat sur la possibilité de décapiter le chat sans corps de Cheshire ? Chacun sait qu’une plaisanterie perd tout son sel lorsqu’on essaie de l’expliquer — et cela nous ramène dans une certaine mesure au Zen. Les professeurs du Zen affirment toujours que rien ne peut ni ne doit être expliqué. Ou bien on comprend, ou bien on ne comprend pas — et c’est tout. Pourtant, il faut ajouter qu’une part du charme envoûtant de la Porte sans porte, de 101 Histoires zen et d’autres recueils du même genre tient au fait qu’en les lisant on a le sentiment piquant d’être sur le point de comprendre.
R. H. Blyth dit que lorsqu’il a lu pour la première fois les Essais sur le Bouddhisme Zen de D. T. Suzuki, il a ri à chaque koan, sans pouvoir dire de quoi ni pourquoi il riait. Il aurait presque pu dire que moins il comprenait, plus il était enclin à rire. Cette impossibilité d’analyser son amusement lui semblait pourtant sans importance, car pour lui le rire était « une brèche dans la barrière intellectuelle : c’était un rire nullement destructif, pessimiste ou lié à un sentiment de péché ou d’autopunition. Le rire est une manière d’être à la fois ici et ailleurs, un prolongement de l’être. Quand nous rions, nous nous libérons de toutes les contraintes de notre personnalité ou de celle des autres, voire de Dieu, que le rire rejette ».
On pourrait voir là une explication de la durable popularité de ces deux « fous sacrés » du Zen, les insouciants vagabonds Kanzan et Jittoku, si chers aux artistes zen, qui se contentent de regarder tomber les feuilles, ou la nouvelle lune, ou des oiseaux se disputant un ver. Jittoku et Kanzan sont libres, libres comme les épouvantails en loques des champs qui leur ressemblent — et un vieil haïku de Dansui nous rappelle d’ailleurs que
Même devant Sa Majesté
l’épouvantail n’enlève pas
son chapeau tressé.
Il est significatif que Bodhidharma — ou Daruma, comme l’appellent les Japonais — soit représenté parmi les poupées japonaises sous l’aspect d’un joyeux petit homme sans jambes que son ventre rond et lesté de plomb empêche de renverser. Il est connu que les professeurs du Zen, au Japon, se servent de cette poupée pour faire entendre aux Occidentaux à grosse tête que la conscience n’a pas nécessairement son siège dans le cerveau et qu’un bon équilibre ne dépend pas seulement d’« une tête bien faite ». La littérature zen compte par dizaines des histoires du genre de celle de ce Maître du XIe siècle qui, mandé par un groupe de disciples qui cherchaient l’illumination, se borna à leur dire : « Que faites-vous là ? Allez plutôt prendre le thé ! » et s’en alla.
Mais il ne faut jamais oublier que, dans le Zen, des commentaires irrationnels ou des répliques inadéquates ne sont pas de simples mystifications. S’asseoir en rond pour parler du Zen, discuter des points de doctrine, philosopher, conceptualiser, ce n’est pas là le moyen de provoquer l’éveil réel de la conscience — et c’est pour le souligner que les Maîtres du Zen ont eu recours à certaines plaisanteries, dont la cible est parfois le Zen lui-même. Des histoires comme celles de l’Esprit de pierre ou du Tisonnier zen, qui figurent dans le Shaseki-ku, illustrent fort bien cela :
« Hogen, un Maître chinois, vivait seul dans un petit temple de campagne. Un jour, quatre moines errant lui demandèrent la permission d’allumer un feu dans sa cour pour se réchauffer. Ce faisant, ils se mirent à débattre de la subjectivité et de l’objectivité. Les ayant écoutés, Hogen leur dit :
-
Voici une grosse pierre. La considérez-vous comme extérieure on intérieure à votre esprit ?
-
Du point de vue bouddhiste, répondit l’un d’eux, tout est une objectivation de l’esprit. Je dirais donc que cette pierre fait partie de mon esprit.
-
Dans ce cas, dit Hogen, vous devez vous sentir la tête lourde… »
Hakuin, l’un des plus grands Maîtres du Zen de tous les temps, aimait à parler à ses élèves d’une vieille femme qui tenait une boutique de thé et qui, selon lui, avait du Zen une compréhension très rare. Sceptiques, les élèves allaient alors la trouver pour se rendre compte par eux-mêmes.
« Lorsque la vieille les voyait arriver, elle pouvait dire tout de suite s’ils étaient venus pour lui acheter du thé ou pour mettre à l’épreuve sa connaissance du Zen. Dans le premier cas, elle les servait avec affabilité. Dans le second, elle les invitait à la suivre dans son arrière-boutique et, lorsqu’ils lui obéissaient, elle les frappait d’un coup de tisonnier. C’était le cas pour neuf sur dix. »
Le Zen a souvent exercé son humour aux dépens des théoriciens verbeux et des « obstracteurs de quintessence ». Un jeune élève, désireux de se faire valoir aux yeux d’un maître, lui dit :
— L’esprit, Bouddha et les choses sensibles n’existent pas. La vraie nature des phénomènes est le vide. Il n’y a ni compréhension, ni illusion, ni sagesse, ni médiocrité. Rien n’est donné et il n’y a rien à recevoir…
Le Maître l’écouta en silence et, soudain, frappa violemment le jeune homme avec sa pipe de bambou. L’élève, vexé, se mit en colère.
— Si rien n’existe, dit le Maître, d’où vient ta colère ?
On cite souvent aussi le mot d’un grand roshi qui invitait à « se rincer la bouche après avoir prononcé le nom de Bouddha ». Dans une veine similaire, Christmas Humphreys rapporte l’histoire du Maître qui, s’adressant à un élève prolixe, lui disait :
— Tu parles beaucoup trop du Zen.
— N’est-ce pas naturel ? Pourquoi cela te déplaît-il ?
— Parce que cela me donne la nausée, répliqua le Maître.
D’autres anecdotes prennent pour cible les manifestations exagérées ou formalistes de la piété, telle celle-ci :
« Une nonne qui aspirait à l’illumination fit une statue du Bouddha et la couvrit d’or à la feuille. Partout où elle allait, elle l’emportait avec elle. Un jour, elle vint vivre dans un petit temple de montagne où il y avait déjà de nombreux Bouddhas. Souhaitant brûler de l’encens devant son Bouddha doré, sans que les autres en profitassent, la nonne imagina un dispositif, en forme de cheminée, de manière que la fumée de l’encens ne montât que vers sa statue.
Le résultat fut que la fumée de l’encens noircit le nez du Bouddha doré, le rendant beaucoup plus laid que les autres. »
Une vieille histoire chinoise illustre de manière plaisante le détachement des moines. Une vieille femme riche avait pendant vingt ans subvenu aux besoins d’un moine, le nourrissant et le laissant disposer d’une petite maison. A la longue, elle se mit à se demander quel progrès il avait fait grâce à ses bienfaits. Pour s’en assurer, elle imagina un petit complot avec une jeune fille « riche de désirs ». Celle-ci devait aller trouver le moine, l’embrasser avec ardeur, lui avouer le feu qui la brûlait et demander son aide. Ce qu’elle fit. Mais le moine se borna à lui tenir des propos vagues et poétiques, du genre : « Lorsqu’un vieil arbre pousse sur un rocher froid, en hiver, il est vain d’en attendre quelque chaleur… » Lorsque la jeune personne fit son rapport à la vieille femme, celle-ci entra dans une grande colère et s’écria :
— Quand je pense que j’ai nourri cet homme pendant vingt ans ! Comment a-t-il pu faire aussi peu de cas de tes désirs ? Il n’a même pas tenté de t’aider à comprendre ta condition ! Bien sûr, on ne lui demandait pas de répondre à ton désir, mais il aurait pu au moins manifester sa compréhension et sa pitié !
Sur quoi elle chassa le moine et fit brûler sa demeure.
Citons encore l’histoire des deux moines mendiants qui, au cours d’un de leurs voyages, arrivèrent au bord d’un large ruisseau qui coupait leur route. Près de lui se tenait assise une jeune femme élégante et séduisante. L’un des moines, sans arrière-pensée, la prit dans ses bras et lui fit traverser l’eau sans se mouiller — puis reprit sa route avec son compagnon. Après un long silence, le second moine ne put se taire davantage. Il rappela à son frère que tout contact et tout commerce avec les femmes leur étaient strictement interdits. Comment, dès lors, l’autre avait-il pu prendre une femme dans ses bras et la porter de l’autre côté du ruisseau ? Le premier moine lui dit alors d’un air surpris :
— Tu veux dire que tu sens encore le poids de cette femme ? Il y a pourtant longtemps que je l’ai laissée derrière nous…
Le Zen mettant volontiers l’accent sur l’absence de différence entre l’Être et le non-Être, la mort elle-même y est prétexte à plaisanteries pleines de sous-entendus, comme c’est le cas dans cette anecdote rapportée par R.-H. Blyth :
« Il est normal pour les moines zen de mourir assis, dans la posture du zazen. Pourtant, le Troisième Patriarche, Seng-Ts’an, mourut debout, en 606, les mains croisées. Chihhsien de Huanch’i (mort en 905) demanda un jour à ses disciples :
-
Qui meurt assis ?
-
Un moine, répondirent-ils.
-
Et qui meurt debout ?
-
Les moines illuminés.
Alors Chihhsien fit sept pas, et mourut debout.
Lorsque Teng Yinfeng fut à son tour Ar le point de mourir devant la
Grotte de Diamant, à Wutai, il dit à ceux qui l’entouraient :
-
J’ai vu des moines mourir assis ou couchés, mais y en a-t-il qui moururent debout ?
-
Oui, plusieurs, lui répondit-on.
-
Et la tête en bas ?
-
Non, jamais encore on n’a vu cela !
Alors Teng, pour mourir, se mit sur la tête.
On décida de porter son corps au lieu où il devait être brûlé, mais il restait dans ces positions insolites. Des gens venus de partout assistaient avec surprise à cette scène. Alors la sœur cadette de Teng, une jeune nonne, se mit à lui faire des reproches :
-
De ton vivant, dit-elle, tu ne te souciais guère des lois ni des usages et à présent que tu es mort, il faut que tu continues à ennuyer tout le monde !
Sur quoi, elle le poussa d’un doigt et le corps de Teng tomba enfin, ce qui permit de l’emporter au crématoire. »
Le sens de cette histoire semble être que, du point de vue du Zen, une chose aussi naturelle, aussi « organique » pourrait-on dire, que la mort appartient tout naturellement au domaine de l’humour, le grand « égalisateur » de toutes choses.
C’est ainsi que, d’une façon générale, l’humour zen exprime le plaisir serein que l’on goûte à dépouiller les choses de toute emphase et de toute ostentation.
N. W. R.
Monkey par Arthur Waley
C’est en 1943 qu’Arthur Walley publia sous le titre de Monkey [1] sa traduction d’un chef-d’œuvre d’humour écrit en Chine au XVIe siècle, et qui a pour sujet la petitesse et la vanité des humains. Dans ce récit cocasse et picaresque, se mêlent avec un rare bonheur la sagesse et la bouffonnerie. Il relate les voyages, les aventures et les mésaventures de Monkey, et de ses trois compagnons : Pigsy, Sandy et Tripitaka. Un critique y voyait « une combinaison particulièrement heureuse des aventures de Mickey Mouse, de Davy Crockett et de Pilgrim’s Progresse [2]. En fait, il n’y a dans la littérature occidentale rien de comparable à Monkey, à cet étonnant mélange de profondeur et d’absurdité, de spiritualité et de terre-à-terre.
Monkey, le principal personnage de cette exubérante épopée populaire, symbolise, a-t-on dit, « l’instabilité sans repos du génie » ; Pigsy, comme son nom le laisse entendre [3], incarne « l’appétit physique, la force brute et une sorte d’obstination têtue » ; Sandy représente la sincérité et la générosité ; Tripitaka, enfin, qui s’inspire d’un personnage réel, Hsuan-Tang, célèbre voyageur chinois du VIIe siècle, représente « l’homme ordinaire, gaffeur et inquiet, aux prises avec les difficultés de la vie ». Le thème de base de ce grand livre, connu en Chine sous le titre de Hsi-Yu-Ki, est l’invraisemblable pèlerinage fait en Inde par Hsuan-Tang, quelque neuf siècles plus tôt, pour s’initier à la connaissance du bouddhisme.
Dans l’extrait qu’on va lire, Monkey, l’aimable fanfaron, monte au Ciel et y va avec Bouddha à une de ces rencontres que les Chinois et les Japonais se divertissent à imaginer sans qu’en soit en rien affecté leur respect pour l’Être Suprême. D’ailleurs, ce qui est ici tourné en dérision, c’est seulement l’incroyable prétention des humains, sans que soit le moins du monde diminuée la sagesse ou la grandeur du Bouddha.
N. W. R.
-
Je te propose un pari, dit Bouddha. Si tu es vraiment si malin, tu devrais pouvoir franchir d’un bond la paume de ma main droite. Si tu réussis, je dirai à l’Empereur de Jade de venir vivre avec moi dans cette partie du Paradis et je te ferai don de son trône. Mais si tu échoues, tu devras retourner sur la terre et y faire pénitence pendant plusieurs kalpa avant de revenir près de moi.
« Ce Bouddha est un parfait idiot, se dit Monkey. Je suis capable de franchir d’un bond cent huit lieues, et sa main ne doit pas mesurer plus de vingt-cinq centimètres… Comment pourrais-je échouer ? »
-
Tu es sûr de pouvoir tenir ta promesse ? Demanda-t-il.
-
Tout à fait sûr, dit Bouddha.
Il tendit sa main droite, qui avait apparemment la taille d’une feuille de lotus. Monkey mit son bâton derrière son oreille et sauta de toutes ses forces. « Bravo ! se dit-il. J’ai gagné ! » Il avait sauté si vite qu’il était presque invisible, et Bouddha, qui le regardait avec l’œil de la sagesse, le vit à peine traverser l’air, tel un éclair.
Monkey atterrit au pied de cinq colonnes roses et se dit : « Je suis au bout du monde. Il ne me reste qu’à retourner auprès de Bouddha pour lui réclamer le trône que j’ai gagné… » Mais il réfléchit et se dit encore : « Minute ! Je ferais mieux de laisser ici une trace de mon passage, pour le cas où Bouddha contesterait ma performance… » Il s’arracha un cheveu, souffla dessus pour le transformer en un pinceau chargé d’encre et, à la base de la colonne centrale, il écrivit : « Le Grand Sage du Ciel a atteint cet endroit.» Puis, pour marquer son irrespect, il urina au pied de la première colonne et, d’un autre bond, revint à son point de départ.
Debout sur la paume de Bouddha, il lui dit :
-
Eh bien, voilà. C’est fait. Tu peux aller dire à l’Empereur de Jade de quitter son palais.
-
Espèce de singe malodorant ! dit Bouddha. Tu n’as jamais quitté la paume de ma main !
-
Erreur ! dit Monkey. J’ai sauté jusqu’au bout du monde. J’y ai vu cinq colonnes roses et j’ai écrit quelque chose au pied de l’une d’elles. Si tu veux, je t’y conduirai, pour te montrer.
-
Ce n’est pas nécessaire, dit Bouddha. Regarde…
Monkey regarda de ses yeux perçants. A la base du médius de la main de Bouddha, il lut ces mots : « Le Grand Sage du Ciel a atteint cet endroit » — et, d’entre le pouce et l’index, lui monta aux narines une odeur d’urine de singe.
Trois vieilles histoires chinoises par Chang Chen-chi
Dans son ouvrage intitulé La Pratique du Zen, publié en Amérique, Chang Chen-chi présente trois vieilles histoires du Zen chinois qui illustrent particulièrement bien la manière subtile, détournée et parfois brutale avec laquelle le Zen utilise l’humour pour ridiculiser les fumistes ou les êtres trop imbus d’eux-mêmes.
De la troisième des histoires, Chang Chen-chi dit qu’elle est spécialement dédiée à « ceux qui écoutent aveuglément les sornettes des imitateurs du Zen ». Mieux encore, elle illustre « la façon dont le Zen devient une totale absurdité dans les mains de ceux qui en abusent, ce qui n’est pas rare aujourd’hui. »
N. W. R.
Su-Tung-Po, le célèbre poète de la Dynastie Sung, était un bouddhiste dévot. Il avait pour ami intime un très brillant maître du Zen nommé Fo-Ying. Le temple de Fo-Ying était sur la rive ouest du Yang-Tsé et la maison de Su-Tung-Po sur la rive est.
Un jour Su-Tung-Po rendit visite à son ami. Ne l’ayant pas trouvé chez lui, il s’assit dans sa chambre pour attendre son retour. -Son attente se prolongeant, il se mit à griffonner sur une feuille de papier. Presque sans réfléchir, il écrivit : « Su-Tung-Po, le grand bouddhiste que même les Huit Vents du Monde [4] ne peuvent faire bouger d’un pouce ». Las d’attendre, il finit par s’en aller.
Lorsque Fo-Ying rentra et lut ce que Su-Tung-Po avait écrit il y ajouta ces mots : « Balivernes! Ce que tu as écrit là ne vaut pas un pet! » et fit porter le papier à Su-Tung-Po. Celui-ci, outragé, prit aussitôt le bateau, traversa le fleuve et revint chez son ami, qu’il saisit par le bras en s’écriant :
-
Qui te crois-tu pour me tenir un tel langage ? Ne suis-je pas un bouddhiste dévot qui se soucie uniquement du Dharma ? Tu me connais depuis longtemps. Comment peux-tu être aussi aveugle ?
Fo-Ying le regarda tranquillement, puis sourit et lui dit doucement :
-
Ainsi donc, un simple pet a suffi pour faire traverser le Yang-Tsé à Su-Yung-Po, le grand bouddhiste qui défiait les Huit Vents du Monde pour le faire bouger d’un pouce…
***
Le premier ministre Kuo-Tze-I, de la Dynastie T’ang, était un brillant homme d’État et un général valeureux. Ses succès politiques et militaires avaient fait de lui le héros national de son temps. Mais la gloire, la puissance, la richesse et la réussite n’affectaient ni son intérêt ni sa dévotion pour le bouddhisme. Se considérant lui-même comme un humble serviteur de Bouddha, il rendait souvent visite à son Maître préféré pour étudier le Zen avec lui. Les deux hommes s’entendaient fort bien et le fait que Kuo-Tze-I fût premier ministre ne paraissait avoir aucune influence sur leurs rapports : il n’y avait aucune trace visible de fausse humilité dans l’attitude du Maître, ni de vaine hauteur dans celle du ministre. Leurs relations semblaient être de nature purement religieuse : celles d’un Maître respecté et de son obéissant disciple.
Un jour pourtant, Kuo-Tze-I demanda à son Maître :
-
Maître, dites-moi comment le bouddhisme explique la vanité ? Le visage du Maître s’empourpra et, d’un ton plus que méprisant, il dit au premier ministre :
-
Que me demandes-tu là, pauvre crétin ?
Cette attitude et ce ton inattendus blessèrent à ce point le premier ministre qu’une légère expression de colère se peignit sur son visage. Alors, le Maître du Zen lui sourit et ajouta :
-
Votre Excellence, c’est cela, la vanité !
***
Un moine qui s’était baptisé lui-même « le Maître du Silence », était en réalité un mystificateur qui n’entendais rien au Zen. Pour mieux duper les gens, il avait à son service deux moines éloquents qui répondaient pour lui aux questions qu’on lui posait, tandis que lui-même n’ouvrait jamais la bouche, comme pour justifier son nom.
Un jour, alors que ses acolytes étaient absents, il reçut la visite d’un moine pèlerin qui lui demanda :
— Maître, qu’est-ce que le Bouddha ?
Ne sachant que faire ni que dire, le pseudo-« Maître du Silence » regarda dans toutes les directions, cherchant ses complices.
Le pèlerin, apparemment satisfait, lui demanda alors :
— Qu’est-ce que le Dharma ?
Toujours aussi embarrassé, notre homme leva les yeux vers le plafond puis les baissa vers le sol, appelant à son aide le Ciel et l’Enfer.
Le pèlerin demanda encore :
— Qu’est-ce que le Shanga [5] ?
Le « Maître du Silence » se contenta de fermer les yeux .
Le pèlerin lui demanda enfin :
-
Qu’est-ce que la Grâce ?
Abandonnant tout espoir, le « Maître du Silence » ouvrit les bras en signe de capitulation.
Sur quoi le moine pèlerin s’en alla, manifestement enchanté de sa visite.
En cours de route, il rencontra les deux acolytes du « Maître du Silence » et il se mit à leur parler de lui en termes enthousiastes. Voici ce qu’il leur dit :
— Je lui ai demandé ce qu’était le Bouddha, et aussitôt il s’est tourné vers l’Est et vers l’Ouest pour me faire entendre que les humains cherchent sans cesse le Bouddha où il n’est pas. Ensuite, je lui ai demandé ce qu’est le Dharma, et pour me répondre il a regardé vers le haut et vers le bas, me signifiant ainsi que la vérité du Dharma est un tout, où il ne faut faire aucune discrimination entre le haut et le bas, la pureté et l’impureté y étant également partagées. Pour répondre à ma question, sur le Sangha, il a fermé les yeux sans rien dire, me rappelant ainsi le fameux dicton : « Celui qui peut fermer les yeux et dormir profondément dans les gorges profondes des montagnes, celui-là est un grand moine ». Enfin, en réponse à ma dernière question : « Qu’est-ce que la Grâce ? » il a ouvert les bras et m’a montré ses deux mains, pour me faire comprendre que la Grâce est une bénédiction guidant les êtres sur le chemin de la vie… Oh ! quel Maître éclairé ! et que son enseignement est profond !
Lorsque les deux moines serviteurs furent rentrés, le « Maître du Silence » les gourmanda vivement.
— Où donc traîniez-vous encore ? leur dit-il. Il y a une heure, un pèlerin qui m’a accablé de questions m’a mis dans un embarras mortel, où j’ai failli perdre ma réputation !
(Extrait de l’anthologie : Le monde du zen par Nancy Wilson Ross, Stock 1968)
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1 Littéralement : Singe. Nous avons cru devoir conserver ce titre et ce nom, ainsi que ceux des compagnons de Monkey, de préférence aux noms chinois correspondants ou à leur approximatif « équivalent » français. (C. E.)
2 Le Voyage du Pèlerin, de John Bunyan, classique anglais du XVIe siècle. (C. E.)
3 Littéralement : Petit-cochon. (C. E.)
4 Formule utilisée par les bouddhistes pour désigner les huit forces qui font des hommes des esclaves. Ce sont : le gain, la perte, la diffamation, l’éloge, la flatterie, le ridicule, la tristesse et la joie.
5 Shanga : l’ordre monastique bouddhiste, la fraternité des moines (N. W. R.)