David Edmund Moody
Libérer l'esprit : L'approche de Krishnamurti en matière d'éducation

Traduction libre Jiddu Krishnamurti (1895-1986) est l’un des maîtres spirituels les plus admirés du vingtième siècle. L’une des idées maîtresses de son enseignement était la culture d’un esprit totalement ouvert et libre de toute réponse conditionnée. Plusieurs écoles ont été organisées sur la base de sa pensée. David Moody parle ici de son expérience d’enseignement […]

Traduction libre

Jiddu Krishnamurti (1895-1986) est l’un des maîtres spirituels les plus admirés du vingtième siècle. L’une des idées maîtresses de son enseignement était la culture d’un esprit totalement ouvert et libre de toute réponse conditionnée. Plusieurs écoles ont été organisées sur la base de sa pensée. David Moody parle ici de son expérience d’enseignement dans l’une d’entre elles, l’école Oak Grove à Ojai, en Californie.

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J’ai rencontré Krishnamurti pour la première fois en 1975, sous les larges branches du majestueux poivrier qui se dressait comme une sentinelle devant son chalet. C’était un après-midi d’octobre, quelques semaines après l’inauguration de l’école Oak Grove. Il était venu de Malibu à Ojai avec sa secrétaire personnelle, Mary Zimbalist, et il avait exprimé le désir de rencontrer le principal professeur de l’école.

Krishnamurti était de petite taille, sa tenue était décontractée mais de bon goût, et il prit ma main tendue dans les siennes. Ses mains étaient chaudes et sèches au toucher, mais si sensibles et délicates que l’on ne souhaitait pas les saisir trop fermement. Il m’a demandé si nous nous étions déjà rencontrés, et j’ai répondu par la négative, bien que je lui aie posé quelques questions de l’audience lors de ses conférences publiques en Suisse trois ans auparavant.

Il m’a escorté dans le chalet, et nous nous sommes assis là avec le directeur de l’école, Mark Lee, et deux ou trois autres personnes. Krishnamurti a demandé si nous comprenions tous à quoi servait l’école, pourquoi elle avait été créée, et quelle était notre mission et notre fonction. Il a touché mon bras à plusieurs reprises dans un geste de réconfort. Ses manières étaient chaleureuses et amicales, et il a dit que nous nous rencontrerions de nombreuses fois dans les mois à venir pour discuter de toutes les questions liées à l’école.

La mission de l’école était, en fait, indubitable. Elle avait été énoncée noir sur blanc dans une déclaration de Krishnamurti et ressortait en tout cas de l’ensemble de sa philosophie. Le but de l’école n’était rien de moins que d’opérer une révolution dans la conscience de l’humanité, d’amener un mode de vie entier, sain, intelligent et empreint d’un sens du sacré. L’élément central de cette intention était de « déconditionner » l’esprit de l’étudiant, un processus qui impliquait également le déconditionnement de l’enseignant. De cette façon, un nouveau type d’esprit émergerait, un esprit qui affecterait la conscience du monde.

L’école a fonctionné sous les auspices de la Krishnamurti Foundation of America, une fiducie privée et caritative conçue pour faciliter le programme de conférences de Krishnamurti et pour préserver un archive complet et authentique de son travail. La première année, l’école ne comptait qu’une poignée d’étudiants, âgés de neuf à douze ans. Jusqu’à ce que des installations permanentes puissent être construites, les cours étaient dispensés sur une propriété de dix acres à l’extrémité est de la vallée d’Ojai. Là, au milieu des orangers et des avocatiers, se trouvaient Pine Cottage, un immeuble de bureaux et une grande structure résidentielle de style ranch connue sous le nom d’Arya Vihara, qui signifie « noble demeure » en sanskrit. Par extension, la propriété entière était souvent appelée Arya Vihara.

Mark Lee, le directeur de l’école, avait enseigné et occupé pendant plusieurs années le poste de directeur de la section élémentaire de l’école Rishi Valley de Krishnamurti, dans l’Andhra Pradesh, en Inde. Chaleureux et sympathique, avec une allure aristocratique, Mark était à la fin de ses trentaines d’années et mesurait plus d’un mètre quatre-vingt. Il était très présentable dans ses manières et son apparence, et se consacrait entièrement à Krishnamurti et au travail de l’école.

L’été précédant l’ouverture de l’école, j’avais été engagé par Mark pour être le principal enseignant universitaire. La trajectoire de ma carrière à l’âge de vingt-huit ans avait été quelque peu inégale, et j’avais des doutes quant à ma capacité à assumer ce rôle. J’avais abandonné un programme de doctorat en philosophie politique à l’Université de Californie à Los Angeles, et ma seule expérience d’enseignement était celle d’un tuteur particulier. En revanche, mon intérêt pour la psychologie était profond et avait été cultivé dès l’adolescence ainsi que pendant mes années de licence à l’université de Californie à Berkeley. L’étude de chercheurs aussi divers que Sigmund Freud, B.F. Skinner, Jean Piaget, Abraham Maslow et P.D. Ouspensky m’avait peut-être préparé à apprécier la portée et la pertinence de la contribution de Krishnamurti. Quoi qu’il en soit, la profondeur de mon intérêt pour son œuvre a sans doute été la plus grande force que j’ai apportée à mon emploi.

Même à l’état embryonnaire, l’école présentait certaines caractéristiques qui étaient destinées à perdurer pendant de nombreuses années. Chaque matin commençait par une assemblée à laquelle assistaient tous les élèves et le personnel. Mark Lee ou l’un des membres du personnel donnait une brève présentation de ce qu’il avait lu ou réalisé, dans le but d’inspirer et d’édifier les jeunes et les moins jeunes. Ensuite, il y avait un ou deux moments de silence avant le début des cours.

Les matières académiques étaient enseignées le matin, l’art et les jeux l’après-midi. Nous visions l’excellence dans tous les domaines, mais les élèves avaient leur propre programme, qui ne coïncidait pas toujours avec le nôtre. Un jeune garçon nommé Eli était brillant et curieux, mais il était physiquement aussi agité qu’un singe ; il ne pouvait se tenir sur une chaise ou même dans la classe. Il a fini par quitter l’école.

Le déjeuner consistait en un repas végétarien, préparé sur place pour le personnel. La viande était exclue du menu par principe éthique, mais les familles des élèves n’étaient pas tenues de faire de même à la maison.

À la fin de la journée, les enseignants et les élèves se réunissaient pour une courte réunion que Mark appelait « conclusion ». Tous les problèmes non résolus qui avaient surgi au cours de la journée étaient censés être abordés et réglés avant que les élèves ne rentrent chez eux. Mais la réunion de clôture a rarement eu l’effet escompté. Les élèves étaient fatigués et agités et n’étaient pas d’humeur à participer à une discussion civilisée. Finalement, cette pratique a été abandonnée.

Les vastes pelouses d’Arya Vihara, les orangeraies et l’atmosphère familiale conféraient à l’école un certain charme et même, parfois, un esprit enchanté. Mais j’avais des attentes élevées pour moi-même, les élèves et l’école, et je n’étais pas facilement satisfait. La gestion du comportement en classe est un art que tout enseignant de première année doit maîtriser, et certains n’y parviennent jamais. Le défi était exacerbé à Oak Grove par la philosophie de l’éducation de Krishnamurti : il insistait sur le fait que l’élève ne devait ressentir aucun sentiment de contrainte mais devait néanmoins se comporter avec conscience et considération pour les autres.

Quelques semaines après notre présentation, ma première rencontre privée avec Krishnamurti a eu lieu, cette fois à mon initiative. Je ne savais pas trop comment l’approcher et j’ai demandé conseil à Mark Lee. On me dit de simplement frapper à la porte arrière de son chalet pour voir s’il était disponible. C’est ce que je fit en fin d’après-midi et j’ai gentiment été accueilli par Mary Zimbalist. Mary était une femme mince, d’âge moyen, au goût exquis, d’une beauté de porcelaine et d’une intelligence aiguë. En réponse à ma demande, elle me dit qu’elle allait voir si Krishnamurti était disponible. Un moment plus tard, il est apparu et me fit signe d’entrer.

La porte arrière du cottage donnait sur la cuisine, où une petite table et deux chaises se trouvaient sous une fenêtre. Nous nous y sommes assis, et Krishnamurti a attendu que je me recueille et que j’expose mon affaire. J’étais trop impressionné par l’homme et conscient de ma proximité avec lui pour parler librement, mais j’ai réussi à formuler l’essentiel de la question qui m’avait poussé à le rencontrer. « Quelle est la loi dans la salle de classe ? » ai-je demandé.

La philosophie éducative de Krishnamurti reposait sur le principe radical que la récompense et la punition étaient tout aussi pernicieuses pour façonner le comportement ou cultiver l’apprentissage. Les écoles progressistes comme Summerhill pouvaient renoncer à la punition comme procédure de fonctionnement, mais renoncer simultanément aux incitations « positives » était symptomatique du caractère unique de l’approche de Krishnamurti. Ce qui restait flou pour un enseignant de première année, c’était les procédures qui restaient, après l’abandon des récompenses et des punitions, en cas de mauvais comportement.

Krishnamurti a saisi le sens et la portée de ma question sans autre forme de procès. Il a tenu sa tête entre ses mains pendant un moment, puis a commencé à parler. En paraphrasant, il a répondu en ces termes : Les mauvais comportements réels que les élèves peuvent manifester, et mes réponses particulières à ces comportements, ne doivent pas être ma préoccupation première. Au moment où ces comportements se produisent, la bataille a déjà été perdue. Ce qu’il faut, c’est prévenir la possibilité même d’un mauvais comportement avant qu’il ne se produise. Il faut pour cela créer un environnement, une atmosphère, qui soit si spéciale, si ordonnée, si clairement conçue pour prendre soin de l’élève à tous égards, qu’il ou elle la reconnaîtra immédiatement et réagira en se comportant en conséquence. L’attitude de l’élève sera – comme le disent les Britanniques – de telle sorte que certaines choses ne seront tout simplement « pas faites ».

Pour clarifier ce point, Krishnamurti a utilisé l’analogie de fumer des cigarettes dans une église. On y ressent souvent la présence d’une qualité sacrée. Fumer des cigarettes en cette présence serait tout simplement impensable. Il m’a demandé si je pouvais cultiver une atmosphère similaire dans la salle de classe.

Il n’était certainement pas clair pour moi que je pouvais cultiver une telle atmosphère. J’ai redirigé la conversation vers les termes qui avaient du sens pour moi.

« Donc, il n’y a pas de loi dans la classe ? » ai-je demandé. Il a semblé secouer la tête pour indiquer « Non, il n’y en a pas », même si j’ai compris que ce n’était pas vraiment la leçon qu’il voulait que je retienne de notre conversation.

A la fin du mois de décembre, Krishnamurti s’est lancé dans une série de réunions avec les enseignants et les parents afin d’exposer en détail les principes fondamentaux de l’école. Pourquoi avait-elle été créée ? Quelle était la nature fondamentale de l’élève et de la société ? Quels principes devaient guider les processus et les pratiques éducatifs ? Ces réunions ont eu lieu chaque semaine pendant trois mois et ont laissé une trace indélébile de la philosophie et des intentions de Krishnamurti. Les réunions ont été enregistrées et méticuleusement transcrites et constituent un témoignage durable de sa vision de l’école.

La qualité de la personnalité de Krishnamurti était quelque peu différente à ces occasions de ce qu’elle avait été lors de mes rencontres précédentes avec lui. Ces événements étaient plus publics et plus formels, et son attitude et ses manières étaient adaptées en conséquence. Le public était composé de trente ou quarante parents, enseignants et autres membres de la communauté scolaire. Ils étaient invités non seulement à écouter mais aussi à participer à un dialogue sur les objectifs de l’école. Krishnamurti prend sa responsabilité très au sérieux, et cette attitude se reflète dans la qualité de son interaction.

Il entrait généralement dans la salle au moment où la réunion devait commencer. Il ne portait pas de cravate, mais ses vêtements étaient choisis avec soin et bon goût. Il s’asseyait sur une chaise pliante en bois, avec un pull cardigan drapé sur le bras ou bien rangé sur ses genoux. En s’asseyant, il pouvait jeter un coup d’œil dans la pièce et sourire timidement à quelques-uns de ceux qu’il reconnaissait. La personne qui s’occupait du magnétophone ce jour-là s’approchait de lui et fixait un petit microphone à sa chemise. Il restait assis pendant une minute ou deux, se recueillant et permettant à quelques retardataires de s’installer avant de commencer à parler.

La plupart des douze conversations de cette année-là commençaient par un exposé de Krishnamurti sur l’objectif de l’école et la raison de la réunion. Mais rapidement, le monologue se transformait en un échange actif avec les membres de l’auditoire. Ces échanges étaient souvent chargés et animés, car Krishnamurti cherchait de toute son énergie à transmettre le sens et l’importance du défi que nous devions relever ensemble.

Au cours de ces rencontres, Krishnamurti a présenté un ensemble d’observations qui représentent une mise en pratique de toute sa philosophie éducative. Son principe le plus important était peut-être que l’éducation conventionnelle est beaucoup trop étroite dans sa préoccupation exclusive avec l’accumulation de connaissances et la culture de l’intellect. Il insistait sur le fait qu’une telle orientation ne pouvait pas préparer un étudiant à faire face à la totalité de la vie. L’éducation doit s’adresser non seulement à l’intellect, mais aussi à toutes les dimensions de l’enfant, y compris les dimensions physique, émotionnelle, morale, esthétique et spirituelle. L’attention portée aux bonnes relations, aux bonnes manières et au comportement est également essentielle.

L’école elle-même, affirmait-il, est fondamentalement un lieu de loisirs – non pas dans le sens conventionnel et désinvolte d’un moment de détente et de divertissement, mais plutôt comme une liberté d’occupation et de pression. Ce n’est que dans un état de loisir qu’il est possible d’apprendre, d’observer, d’enquêter, de découvrir quelque chose de nouveau.

Une bonne éducation doit cultiver chez l’étudiant une vision globale, une prise de conscience que toute l’humanité est liée et partage une condition psychologique commune et fondamentale. L’individu n’est pas, à n’importe quel égard, différent du reste de l’humanité. Le travail de l’école n’est pas de reproduire un esprit américain, un esprit européen ou un esprit indien, mais plutôt un esprit non conditionné par l’identification à un groupe national, ethnique ou culturel.

Le rôle de l’enseignant consiste à se déconditionner et à déconditionner l’élève. Il n’existe pas de plan ou de méthode pour ce processus, car toute méthode prescrite ne peut produire qu’un résultat mécanique. Ce que l’on peut faire, c’est explorer la signification du conditionnement et la réalité réelle et vivante de son propre état d’esprit.

Le conditionnement est essentiellement le poids de la tradition, le fardeau des générations passées, les modèles de pensée et de jugement accumulés imposés à l’individu par la société. L’éducation au sens traditionnel du terme est un agent et un facilitateur du processus de conditionnement. Dans un profond renversement des conventions, Krishnamurti propose plutôt que l’éducation devienne le processus de déconditionnement de l’esprit humain.

Lors de l’une des premières réunions, j’ai demandé à Krishnamurti de clarifier la nature essentielle du conditionnement. J’avais préparé ma question à l’avance et j’attendais le moment opportun pour la présenter.

Krishnamurti : Vous comprenez : toute la civilisation occidentale, depuis Freud, Jung et tous les autres – et aussi en Inde, qui est une vieille tradition – a établi cette tradition que l’analyse introspective, l’analyse professionnelle, est la seule voie. Il s’agit d’examiner l’origine de la malice – que vous ayez été mis sur le pot à tort ou à raison en tant que bébé – et de travailler à partir de là. Notre question est tout autre : est-il possible, sans cette analyse autocritique ou professionnelle, que l’esprit soit inconditionné ?

David Moody : L’une des difficultés que j’ai rencontrées en enquêtant sur ce sujet est le manque de clarté quant à ce qu’est le conditionnement.

Krishnamurti : Qu’est-ce que le conditionnement ? Votre esprit, monsieur, l’esprit de quelqu’un, l’esprit humain est le résultat de siècles d’expérience.

Moody : Même là, je ne vous suis pas. Comme je le vois, mon esprit n’est le résultat que de ma propre expérience, depuis que je suis né. Je ne comprends pas ce que vous voulez dire par « des siècles d’expérience ».

Krishnamurti : Votre cerveau, le cerveau de chacun, est le résultat du temps, n’est-ce pas ?

Moody : Seulement le temps depuis qu’il est né.

Krishnamurti : Le temps dans le sens de croissance, d’accumulation, d’expérience, de connaissance, hmm ? Et les cellules du cerveau contenant cette connaissance et fonctionnant par la réponse de la pensée dans la vie quotidienne.

Moody : Oui.

Krishnamurti : Ces nombreuses années, ou siècles d’accumulation – transmises de génération en génération – à la fois l’hérédité et les changements sociaux, les pressions économiques, les croyances religieuses ou les croyances scientifiques – tout cela est le conditionnement du cerveau, d’un esprit.

Je m’attendais à une réponse de ce type et j’avais préparé une question complémentaire, plus précise.

Moody : Le conditionnement, alors, est-il essentiellement une croyance ? Un ensemble de croyances ?

Krishnamurti : Croyance ; idéal ; accepter le conflit comme nécessaire.

Moody : Tout cela sont des formes de croyance, n’est-ce pas ?

Krishnamurti : Pas seulement une croyance, mais une réalité.

De toute évidence, Krishnamurti pensait que le conditionnement inclut les croyances mais va encore plus loin. Les croyances sont des idées tenues consciemment, mais le conditionnement façonne notre perception même de ce qui est réel.

Krishnamurti : Supposons que l’on soit élevé comme un catholique, hmm ? Vous avez tout l’attirail des rituels, l’acceptation de l’autorité, l’acceptation de Jésus comme seul sauveur, fils de Dieu, et de la Vierge Marie, et l’ascension au ciel, physiquement. Ce sont tous des dogmes, affirmés par l’église et acceptés pendant deux millénaires, deux mille ans, comme une réalité. N’est-ce pas ?

Moody : Accepté comme une réalité – c’est ce qui signifie la croyance.

Krishnamurti : Ils vont au-delà de cela, au-delà de la croyance – c’est ainsi. En Inde, il y a la même vieille chose sous une forme différente, qui n’est pas seulement une croyance mais, pour le croyant, c’est une réalité.

En tant qu’étudiant de l’œuvre de Krishnamurti, j’ai trouvé ces réunions intensément intéressantes. Néanmoins, elles n’ont guère contribué à dissiper mon malaise persistant quant aux principes fondamentaux régissant le comportement des élèves à l’école. Lors de la toute première réunion, Krishnamurti a décrit l’approche de la discipline développée dans notre école sœur de Bramdean, en Angleterre, le pensionnat secondaire de Brockwood Park. Là-bas, dit-il, il n’y avait « littéralement » aucune autorité.

En même temps, a-t-il souligné, la liberté n’implique pas la liberté de faire ce que l’on veut. Au contraire, la liberté n’est possible que si chaque individu se comporte de manière responsable vis-à-vis du groupe. Ainsi, il y avait bien des règles à Brockwood Park – l’extinction des feux à dix heures, par exemple – mais elles étaient établies par un processus de discussion et d’accord général. Si un élève ne respectait pas ces règles, il n’était pas contraint de le faire par un système de menaces ou de récompenses, mais il pouvait finir par ne plus pouvoir rester à l’école.

Pour parvenir à un bon fonctionnement de l’école par ces moyens, il fallait investir beaucoup de temps dans le dialogue avec les élèves – et il s’agissait d’élèves du secondaire dans un pensionnat. Il n’était pas du tout évident qu’une telle approche puisse être transposée dans une école de jour pour élèves du primaire aux États-Unis.

Il y avait un petit poulailler sur la propriété de l’Arya Vihara qui avait été construit de nombreuses années auparavant par Krishnamurti lui-même. Mark Lee y gardait quelques poulets, non seulement pour leurs œufs, mais aussi comme projet éducatif pour les étudiants, qui participaient à leur entretien et à leur alimentation. J’étais toutefois préoccupé par le fait que l’un des étudiants harcelait parfois les poules lorsque personne ne le regardait. On me dit, par exemple, qu’il aimait tenir les poulets par les pattes, la tête en bas, et les balancer. Un après-midi, cet élève a insisté pour rester dans le poulailler à un moment où sa place était en classe. Je lui ai ordonné de me suivre en classe, mais il a refusé.

Je me suis senti pris dans une situation impossible. Je devais retourner dans la classe pour m’occuper des autres élèves, mais j’avais peur de ce qui arriverait aux poulets si je laissais le garçon seul. Aucun dialogue ne pouvait résoudre la situation à ce moment-là. Cet incident a illustré pour moi l’inadéquation des principes de Krishnamurti concernant la discipline à l’école.

Si j’avais eu suffisamment de sang-froid et d’assurance, j’aurais pu soulever cette question lors des réunions hebdomadaires que Krishnamurti dirigeait. Malheureusement, je n’ai pas été en mesure de le faire dans un groupe de cette taille, avec de nombreux invités qui ne m’étaient pas familiers. Au début du printemps, cependant, j’ai réussi à organiser une discussion en petit groupe avec Krishnamurti dans le but de revenir sur mes préoccupations concernant le comportement des étudiants.

Chaque fois que je l’ai rencontré, Krishnamurti a révélé une autre facette de sa personnalité, et à cette occasion, il était le plus détendu, le plus engageant et le plus agréable. Lors de cette rencontre, il a répondu avec plus de sympathie à mon dilemme. La récompense et la punition étaient toujours inappropriées, mais il a admis un principe de « cause à effet », dans lequel l’action de l’élève pouvait avoir des conséquences concrètes en termes d’options disponibles pour lui à l’avenir. Ainsi, l’élève qui refusait de sortir du poulailler pouvait perdre la liberté d’y entrer à l’avenir. Cette restriction ne serait pas imposée comme une punition – destinée à infliger une douleur ou une gêne – mais plutôt comme un effet naturel de sa propre action.

Après avoir énoncé ce principe, j’ai souvent observé les enseignants qui en avaient saisi l’esprit et compris la distinction entre ce principe et celui de la récompense et de la punition. Un tel enseignant pouvait adapter le principe de manière créative à de nouvelles circonstances.

Plus tard, l’école disposait de passerelles en bois qui provoquaient un bruit de martèlement lorsque les élèves couraient dessus. « Interdiction de courir sur les passerelles » est devenu l’une des règles les plus fondamentales – et souvent abusée – de l’école. Lorsqu’un élève était surpris à courir, une simple réprimande ou un rappel ne suffisait généralement pas. Une punition, comme une retenue après l’école, était contre-productive. L’application correcte du principe de cause à effet consistait pour l’élève à retourner à l’endroit où il avait commencé à courir et à revenir au pas.

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David Edmund Moody a été le premier enseignant engagé à l’école Oak Grove. Il a ensuite occupé le poste de directeur pédagogique de l’école, et était encore son directeur au moment de la mort de Krishnamurti en 1986. Coauteur de Mapping Biology Knowledge, Moody est aussi l’auteur de la trilogie autour de Krishnamurti et de son enseignement : The Unconditioned Mind : J. Krishnamurti and the Oak Grove School 2011 ; An Uncommon Collaboration: David Bohm and J. Krishnamurti 2017 & Krishnamurti in America: New Perspectives on the Man and his Message 2020.