(Revue Voir. No 7. Octobre-Décembre 1982)
L’homme moderne qui se tourne vers la religion y recherche selon toute vraisemblance quelque chose de radical et de pratique, bien plus qu’une simple tradition. En nous invitant à une compréhension plus élevée et plus illuminée de la vie, de sa signification et de son but, les religions organisées ne peuvent certainement plus se contenter de termes vagues. Il ne faut pas qu’elles nous demandent encore de croire ce qui n’est plus crédible, faisant commerce comme naguère de leur bonne réputation. S’il devait arriver qu’une foi particulière, telle le bouddhisme, apparaisse plus crédible qu’une autre, cela ne nous satisferait toujours pas, sauf si ses procédés se révélaient plus efficaces que d’autres moyens disponibles. Il y a maintenant, si l’on peut dire, un marché libre des remèdes spirituels.
La demande s’oriente vers quelque chose de plus loyal que l’approche religieuse traditionnelle, vers une sorte de science de soi, en rapport avec les religions traditionnelles un peu comme l’astronomie est liée à l’astrologie et la chimie à l’alchimie. Les efforts pour faire assumer ce rôle par certaines branches de la psychologie ont échoué jusqu’ici et il y a indubitablement une place libre pour l’une ou l’autre foi existante, adaptée comme il convient. En ce qui concerne le bouddhisme, il se développera peut-être avec le temps une forme « occidentalisée », tout comme auparavant d’autres formes s’étaient élaborées pour s’adapter aux Tibétains, aux Chinois et aux Japonais. Les bouddhistes occidentaux peuvent contribuer à l’accélération de ce processus d’évolution en critiquant les doctrines traditionnelles à la lumière de leur expérience propre. C’est ce que nous essaierons de faire ici, en insistant sur les moyens. Mais d’abord, considérons brièvement l’enseignement essentiel du bouddhisme, sa convenance et sa valeur pour l’homme moderne.
Le maître zen Dogen a résumé l’enseignement essentiel de cette manière: « Ce qu’on appelle apprendre la voie, c’est apprendre le soi; apprendre le soi, c’est oublier le soi ». Cette directive peut s’énoncer plus précisément comme suit: la vie telle que nous la connaissons généralement — c’est-à-dire « samsara » — est insatisfaisante parce que nous sommes ignorants de notre moi essentiel. Ayant divisé la réalité unique en deux, à savoir en « soi » et « autre », nous vivons alors comme si le soi était une entité séparée du Tout. C’est le soi sous cette forme mutilée qui est à l’origine des « trois feux » — avidité, haine, illusion. Si nous expérimentons le soi dans sa vérité essentielle, les « trois feux » s’éteindront et nous en viendrons à connaître la vie telle qu’elle est réellement, à savoir « nirvana », par quoi elle cesse d’être insatisfaisante et prend une dimension nouvelle, empreinte de qualités inespérées.
Ainsi la tâche principale du bouddhisme est de susciter notre émancipation par rapport à la dualité fondamentale du « soi » et de l' »autre » en nous aidant à connaître le soi essentiel. Toutes les autres fonctions du bouddhisme sont secondaires et elles n’ont pas à retenir ici notre attention. Nous ne nous attarderons pas davantage à de quelconques problèmes philosophiques ou théoriques qui pourraient se poser du fait de la non-dualité éprouvée après l’émancipation; de telles questions n’ont pas de valeur pratique.
Pour asseoir la validité de l’enseignement essentiel du bouddhisme, il n’est pas nécessaire de démontrer comment la dualité prend naissance. Il nous suffira de reconnaître qu’en fait, normalement, nous expérimentons toutes choses d’une manière dualiste. Nous pensons, sentons et agissons tout à fait comme si le soi était une chose logée dans ou tout près du corps: le penseur des pensées, le bénéficiaire ou la victime des sentiments, le promoteur des actions et le témoin de soi-même. Tel est l’ego empirique emprisonné dans sa propre conscience de soi et placé comme sujet en face de l’objet. Ainsi nous affrontons le monde (y compris certains aspects de nous-mêmes) comme une réalité étrangère et potentiellement hostile, comme une chose que, selon notre tempérament, il s’agira d’éviter, de posséder ou de dominer. Mais quelle est la nature du monde lorsqu’il n’est pas affecté par cette sorte d’appréciation subjective?
Le monde, pour autant qu’il ait une réalité propre, est selon toute vraisemblance parfaitement conforme à ce qu’il pouvait être; en fait, les choses sont ce qu’elles sont, et pas autrement. En d’autres mots, nos circonstances présentes, désagréables selon nous et néanmoins susceptibles d’amélioration dans le futur, ne pourraient être meilleures aujourd’hui. Il en sera comme maintenant lorsque le futur à son tour sera devenu le présent: le monde sera toujours le meilleur des mondes possible.
Si telle n’est pas notre vision habituelle du monde, alors l’erreur est à chercher en nous, car toute chose « là au-dehors » est évidemment « en ordre » telle qu’elle est en ce moment précis. Si l’émancipation de la dualité nous permettait d’accepter le monde de bon gré en dépit de toutes ses imperfections, elle constituerait pour cette seule raison un but légitime, pertinent et sérieux. Mais aux dires des sages, elle doit nous mener à une élévation de vie bien supérieure à ce niveau. Que nous ajoutions foi ou non aux paroles des sages, la valeur immédiate et pratique de l’émancipation peut difficilement être mise en doute. En effet, comme Thomas Merton l’exprime fort bien, elle libère l’homme « (…) d’une conscience de soi démesurée, d’un besoin obsessionnel de s’affirmer soi-même, de sorte qu’il peut jouir de la liberté et de l’absence d’intention qui accompagnent le fait d’être simplement ce qu’il est et d’accepter les choses telles qu’elles sont, pour collaborer avec elles comme il le peut« . (Zen and the Birds of Appetite, p.31)
Venons-en maintenant à la question principale — celle des moyens. Les voies traditionnelles par lesquelles le bouddhisme apprend à connaître le soi sont-elles efficaces, ou bien existe-t-il une voie plus simple et plus directe?
Selon le bouddhisme, tel qu’il est formulé par exemple dans la doctrine d’anatta, le soi ne peut être identifié à rien de phénoménal: impossible de « mettre la main dessus ». Par l’expérience personnelle de ce fait, nous arriverions à la plus fondamentale des caractéristiques du soi: son vide complet. Car le soi est essentiellement une « non-chose ». L’acceptation intellectuelle de cette vérité est inutile; nous devons expérimenter le fait en lui-même. En effet, c’est cette expérience du vide qui constitue le facteur essentiel de ce qu’on appelle généralement « illumination ». Aussi longtemps que nous n’avons pas expérimenté notre vide essentiel (notre « nature vide » ou « visage originel » ou toute autre formule de prédilection), nous sommes « non illuminés » et notre condition dualiste persistera comme une source potentielle de troubles. Il en résulte que l’efficacité du bouddhisme (ou en réalité de tout autre système) comme moyen de nous émanciper de la dualité doit être jugée d’après le temps qu’il lui faut pour nous mener à l’illumination (en supposant que nos intentions soient sérieuses). Au plus vite, au mieux. Apprécié selon le critère du temps, peut-on dire que le bouddhisme est efficace? En dépit de ses bonnes intentions apparentes, il y a sûrement quelques raisons d’en douter, compte tenu de la disparité flagrante entre la rigueur et la complexité de son programme et le caractère incertain et tardif de son résultat. Pourquoi tant d’efforts mènent-ils si rarement à l’illumination?
Nous voilà engagés dans les conjectures. L’une des possibilités est que l’illumination n’a pas été plus qu’un objectif nominal et que le bouddhisme n’a jamais été un moyen efficace pour sa réalisation. (Le succès du bouddhisme en tant que religion peut s’expliquer aisément par ses autres fonctions). Ou bien il est possible que l’illumination ait été autrefois un but réel et qu’il était fréquemment atteint (certains témoignages vont en ce sens), mais que l’enseignement perdit graduellement son efficacité. On rapporte que le Bouddha lui-même aurait prévu cette évolution. Quelle que soit la bonne hypothèse, il est certain que durant vingt-cinq siècles le bouddhisme s’est développé pour prendre la forme d’un système complexe dans lequel, il s’en faut de beaucoup, l’illumination n’a pas toujours été proposée comme l’objectif suprême. Très souvent aussi, l’illumination fut présentée malencontreusement comme une sorte d' »Eldorado » spirituel, comme une fantaisie séduisante bien plus qu’un état concrètement réalisable. Bien sûr, lorsqu’on néglige l’illumination comme objectif pratique et immédiat, alors le bouddhisme peut se pratiquer en fait comme un entraînement prolongé de l’ego, sans menacer sérieusement l’existence même de l’ego. L’ego peut être purifié, discipliné, voire « intégré: sans qu’il soit nécessaire de produire un effort direct pour le déraciner; cette tache peut être renvoyée à « un jour de mauvais temps », ou éventuellement à « une autre vie ». En tous cas, d’une manière ou d’une autre, le « contrat global » du bouddhisme traditionnel en est venu à inclure une grande quantité d’éléments sans rapport direct avec la réalisation de l’illumination. Accepter ces données tout simplement parce qu’il se fait qu’elles relèvent de la tradition et qu’elles sont honorées par les bénédictions des « hautes instances », c’est se comporter comme ce Chinois dans l’histoire qui raconte l’invention de l’art de cuisiner :Un jour, en rentrant chez lui, un paysan chinois trouva sa maison détruite par un incendie. Comme il touchait parmi les ruines les restes roussis de son cochon, un peu de viande chaude lui resta coller aux doigts. Il les lécha soigneusement et devint le premier homme à apprécier les délices d’un rôti de porc. Par la suite, il arriva que l’un ou l’autre de ses voisins, désireux de préparer un festin, mette le feu à sa maison, ne comprenant pas qu’il est inutile de réduire une maison en cendres pour rôtir un cochon.
En cherchant l’illumination, évitons de faire la même chose, ne brûlons pas la maison lorsqu’une petite flamme efficace peut suffire à notre dessein. Car il existe une alternative simple au programme bouddhiste traditionnel, mais avant de nous engager dans ce développement commençons par balayer le terrain en dissipant quelques erreurs courantes.
La première de ces interprétations erronées concerne l’illumination elle-même. Lorsque celle-ci n’est pas acceptée comme un but pratique et immédiat, on observe que le bouddhisme tend à prendre le caractère d’une voie menant vers un objectif extrêmement lointain, comme s’il s’agissait d’une course d’obstacles (« attachements » à surmonter, et ainsi de suite). En fin de course, couronnant la plus haute performance spirituelle, la coupe de l’illumination nous attend au poteau d’arrivée. Sans doute, on admet communément que la voie est longue et ardue, et que nous devons être dignes de l’illumination; elle ne nous tombera pas du ciel sur simple demande; nous devons la mériter, sinon dans cette vie, peut-être dans la suivante, ou après un millier de vies. Par conséquent, toute suggestion qui impliquerait que l’illumination est accessible immédiatement pour quiconque la désire vraiment, même s’il n’a jamais entendu parler du bouddhisme, a toutes les chances de susciter l’incrédulité ou même le ressentiment. Quant à soutenir l’idée qu’un contemporain occidental pourrait bel et bien être illuminé, dans une conception semblable, c’est risible tout simplement.
Nous écarterons cette sorte de scepticisme, si nous renonçons à toutes les ambitions spirituelles, sauf à l’espoir d’expérimenter la vérité essentielle sur nous-mêmes, tels que nous sommes maintenant, sans souci du passé ou du futur. Oublions tout des récompenses spirituelles et des réincarnations.
Selon d’autres préjugés communément répandus, l’illumination présuppose un niveau moral élevé. Et il est nécessaire aussi de développer ou d’acquérir une certaine faculté mentale supérieure, comme s’il s’agissait d’une sorte d' »organe de l’illumination ». Mais ces deux allégations sont contraires aux expériences contemporaines en Occident. Par tous les moyens possibles exerçons-nous à la rigueur morale et cultivons notre esprit, mais pas aux dépens de l’illumination immédiate; en d’autres termes, différer l’illumination au profit de la moralité et du développement mental, c’est inverser l’ordre des priorités.
Venons-en maintenant à l’alternative simple et unique remplaçant les procédures traditionnelles. L’essence de cette alternative est de constater ce qui est clairement donné au centre de notre être. Bien que, comme nous le verrons, ce soit une affaire de perception directe et ordinaire, on y trouvera néanmoins des caractéristiques spirituelles concomitantes, associées plus généralement avec les seules pratiques « religieuses »; on est en droit d’y voir, pour ainsi dire, une méthode sans « religiosité ». Ceci étant dit entre parenthèses, car les résultats spirituels ne sont certainement pas à rechercher; notre but immédiat et unique est d’expérimenter maintenant la vérité essentielle sur soi.
Que l’on puisse, comme nous le suggérons, diriger les sens vers l’intérieur pour expérimenter ce qui est au centre de notre être, cela paraît improbable à première vue. Nous sommes tellement habitués à diriger nos sens vers l’extérieur pour découvrir ce qui est « là » que nous perdons de vue le fait qu’ils nous révèlent également ce qui est « ici ». En réalité nos sens enregistrent en même temps ce qui est « ici » et « là ». La distinction entre l’ici et le là doit s’apprendre, dès l’enfance; l’expérience perceptuelle en elle-même ignore de telles localisations spécifiques. Par exemple, il n’y a essentiellement aucune différence d’apparence entre une étoile lointaine et une étincelle — grosse comme une tête d’épingle — située à quelques dizaines de centimètres. Nous pouvons rendre compte en d’autres termes du même fait d’expérience: aucune distance ne sépare une apparence du centre d’expérience; la création de cette distance est un acte du mental. Dans notre expérience, tout se passe « ici », et dès lors le secret de la vie est à trouver ici ou pas du tout. Si, comme la tradition le rapporte, le Bouddha fut illuminé en voyant l’étoile du matin, ce fut selon toute vraisemblance parce que son éclat « au loin » mettait intensément en évidence, par la vertu du contraste, le vide essentiel au centre de son être; il était manifeste qu’en comparaison de cet événement ses études et ses pratiques antérieures ne représentaient plus rien. En tous cas cette interprétation du récit s’accorde avec l’expérience d’un nombre croissant de personnes en Occident qui découvrent que la vérité essentielle du soi peut être vue et que cette vision modifie fondamentalement leur regard sur le monde.
Au nombre de ceux qui dans le passé ont pris conscience de ce fait pour leur compte propre, on peut citer le maître zen Shen Hui. A la question: « Comment atteindre l’illumination? », il répondait: « Par la vision du vide, uniquement… Voir le lieu ou il n’y a rien — aucun objet —, voilà la vraie vision, voila la vision éternelle« .
On a constaté en pratique que la vue est le plus affiné de nos sens pour atteindre l’expérience directe de notre nature essentielle. Aussi, parmi beaucoup d’autres possibilités, nous retiendrons un exemple recourant à la vue pour démontrer avec quelle efficacité la perception primaire directe peut susciter l’illumination. Supposez que notre champ visuel soit rempli par la couleur rouge, du fait de regarder un mur rouge par exemple, tandis que nos autres sens et notre mental sont laissés de coté. Alors nous sommes ou cette teinte rouge ou rien du tout, puisqu’il n’y a rien d’autre dans notre conscience; dans la mesure où je suis, je suis fait rouge. Ce point est illustré par la réponse du Dr. Suzuki à la question suivante: « Comment est-il possible de franchir le gouffre qui sépare le sujet-je de l’objet-il, une tasse de thé par exemple? Est-ce par empathie que vous vous rapprochez de l’objet? » Soulevant la tasse, il répondit franchement: « Non, non. Cela ne se passe pas ainsi du tout. Je n’essaie pas d’entrer dans la tasse, je n’essaie pas de me sentir comme une tasse de thé. Je suis la tasse de thé« .
Mais ceci ne représente qu’une moitié de l’expérience essentielle — la moitié extérieure — qui ressemble dans son effet à certaines sortes de méditation fondées sur l’attention, lorsque le sujet se perd dans la contemplation de l’objet. Bien qu’en un sens il s’agisse d »‘oublier le moi », ce n’est pas cette forme de dépassement du moi qui est illuminante. La nature de la moitié la plus importante de l’expérience essentielle peut être illustrée comme suit (en gardant le même exemple): — Si nous nous détournons du mur rouge pour regarder ailleurs, alors nous ne sommes plus « faits rouges », nous devenons d’abord une forme (ou couleur, ou silhouette, etc.) puis une autre, toujours différentes d’une minute à l’autre. Pourtant, il n’y a pas la moindre chose au centre même de la vision, ici; ce coté-ci des apparences phénoménales (pour autant qu’on puisse dire qu’il existe un « coté-ci ») est toujours vide. En dirigeant ainsi notre attention vers le centre de la vision et non plus vers sa circonférence (ce que nous faisons habituellement), il devient évident comme le manque d’argent dans un porte-monnaie vide, ou comme l’absence d’un objet escamoté par magie, qu’il n’y a pas la moindre chose au centre de notre être. Les formes sont « là » mais, comme le Soutra du cœur l’énonce clairement, l’ici est vide, libre de tout objet quel qu’il soit; et ceci ne relève ni de la déduction, ni de l’intuition, mais de la perception directe.
Accédant pour la première fois à cette expérience au départ de notre position dualiste habituelle, nous pouvons nous surprendre à diviser la vision en deux parts: d’abord en observant que le sujet ici est vide, puis en remarquant que l’objet est là ; ou bien la séquence est inversée — l’objet est là mais l’ici est vide. Bien que la clé de l’illumination consiste à voir le vide de l’ici, il se produit, lorsque nous saisissons ce fait en toute clarté, un « revirement » soudain, et des distinctions telles que sujet et objet, ici et là, cessent d’exister.
Bien entendu, notre vide essentiel peut aussi s’expérimenter par d’autres voies mais probablement avec moins de facilité et de netteté que dans la vision, du moins au début. Mais une fois que nous avons vu notre nature essentielle, elle peut aussi être expérimentée à volonté par le moyen des autres sens (y compris par ce qu’on peut appeler le « sens originel », avant la différenciation de la vue, de l’ouïe, etc.). Tout se passe comme si le centre de notre être était une forteresse dont tous les portails peuvent être ouverts de l’intérieur, une fois que l’un d’entre eux a été forcé de l’extérieur. Une fois que nous aurons fait notre l’aptitude à nous centrer de cette manière, nous pouvons expérimenter notre vide essentiel même dans la relation avec les pensées et les sentiments; nous percevrons non seulement comment nous sommes « faits rouges » ou « changés en tasse de thé », mais aussi comment nous sommes « faits pensées » et « faits sentiments ». Donc il nous est loisible d’arriver à la conscience de notre vide essentiel en toutes circonstances. Chaque fois que nous sommes correctement centrés de la sorte, nous cessons d’être identifiés avec une partie quelconque du tout en opposition avec le reste; la dualité cède le pas à la non-dualité et il n’y a plus ni « soi » ni « autre ». Ainsi en « connaissant le soi », nous « oublions le soi ».
Cette approche de l’illumination est tellement simple qu’elle peut faire naître des doutes dans l’esprit de ceux qui n’ont pas encore arrêté leur regard sur ce vide. Ils peuvent se demander si cette sorte-ci d’illumination et la bouddhiste sont bien semblables. Ou encore si un processus aussi ordinaire que la perception visuelle primaire peut vraiment avoir une qualité d »‘ineffabilité » et conduire à l’expérience de ce qui est souvent qualifié de « transcendantal ». Et bien, très évidemment la confirmation est à trouver dans la vision, ainsi que dans la signification réelle de l' »ineffable » et du « transcendant »; tout ceci est affaire d’expérience personnelle. Néanmoins, il entre dans notre propos d’essayer à tout le moins de mettre en relief la valeur et la nature de certains effets de la vision dans le rien.
Rappelons tout d’abord ce que nous avons déjà noté. Pendant que nous voyons ce vide, un état de non-dualité émerge dans lequel il est possible d’entrer à volonté. Tout comme notre vue dualiste habituelle est créée par l’habituelle affirmation de soi, de même ce dualisme peut être déraciné par la pratique de l’état de non-dualité, jusqu’à ce qu’il devienne lui-même une habitude. Mais habituel ou non, cet état est toujours bénéfique lorsqu’il se manifeste. Son influence générale est illustrée par la réponse du Dr. Suzuki. On lui demandait comment une personne dans cette disposition réagirait à la vue de sévices exercés sur un enfant ou un animal. Réponse: « Elle agirait comme n’importe qui d’autre, sans que son action soit enracinée dans l’ego« .
D’autre part, pour prendre en considération un aspect plus spécifique de la non-dualité, demandons-nous s’il y a, au centre de notre être, une chose quelconque qui soit sujette à la naissance et à la mort. Le maître zen Bankei s’est prononcé sur cette question: « Soudain, quoique dans mes profondeurs reculées, une certitude me frappa comme l’éclair: je n’étais jamais né. Et ma non-naissance pouvait aplanir toutes les difficultés. Ceci semblait être mon satori… la conscience non née de Bouddha tranche tous les nœuds… vivre en état de non-naissance c’est atteindre l’état de Bouddha… dès le moment où vous avez commencé à réaliser ce fait, vous êtes un Bouddha vivant … »(Zen: Poems, Prayers…, Anchor Books, p.78). Quiconque voit clairement qu’il n’y a rien au centre de son être, à quoi puissent s’appliquer des termes comme naissance et mort, celui-là connaîtra une réalisation qui ne diffère pas essentiellement de celle de Bankei.
Venons-en maintenant aux thèmes de la compassion ou amour dont on dit qu’ils accompagnent l’illumination. Et bien, vivons l’état de non-dualité et voyons ce qui se passe. Donnons à notre vraie nature une chance de répondre librement, sans nous encombrer dès le départ avec des idées préconçues sur le genre d’amour que nous imaginons devoir éprouver. Car, comme l’écrit Sohahu Koburi dans un texte sur D.T. Suzuki, « Lorsque la lumière de l’illumination éclaire un homme intérieurement, elle développe une grande sagesse qui supprime toutes les idées limitées, déformées et égocentriques. Lorsqu’elle rayonne vers l’extérieur, elle devient une grande compassion — un amour qui veut et favorise le bien-être de tous les êtres vivant dans le monde… »(The Eastern Buddhist, August I967).
En termes plus généraux, on peut dire que la Voie de l’Illumination débute lorsque nous avons vu notre vide central. Comme l’observait Thomas Merton, « Aussi longtemps que nous n’avons pas un premier aperçu de l’illumination, nous ne pouvons même pas commencer à méditer car alors nous ne savons pas ce que nous faisons« . Ce qui est vrai de la méditation, l’est aussi des deux autres divisions du triple entraînement bouddhiste: avant d’avoir vu le vide, nous ne sommes pas capables d’un Comportement Juste ni d’une Compréhension Juste. Mais n’allons pas imaginer que la vision du vide est nécessairement une sorte de satori enthousiasmant et théâtral à claironner à tous les vents. Il arrive que l’illumination se manifeste momentanément de cette manière, en raison de circonstances psychologiques fortuites, mais il est plus probable qu’elle apparaisse simplement comme un fait d’observation, dépouillé d’exaltation et de préconceptions, et dont les résultats se laissent comparer avec les constatations d’autres observateurs. En un sens, elle est effectivement « scientifique »; il ne s’agit pas ici d’une « intuition » vague, bien enfermée à l’abri des contrôles et de l’analyse, ni d’une « expérience » extatique et mystique thésaurisée, susceptible par chance d’être renouvelée un jour. Au contraire, la vision de ce vide-ci est un acte qui peut être répété à volonté; tout ce que nous avons à faire c’est regarder ici aussi souvent et aussi longtemps que possible et observer la nature de ce qui est clairement donné; puis nous avons à vivre de cette vision en toute conscience (d’une conscience qui n’est pas exactement la notre mais plutôt la conscience de l’Être en nous). Mais il ne s’agit pas d’une condition statique dans laquelle « quelque chose » est vu et rigidement maintenu sous le regard, ni d’un état de conscience défini et circonscrit. Notre nature essentielle n’est pas seulement un lieu de repos; ce centre est aussi une source dynamique d’action (sans être forcément une source d’activité). Qui plus est, l’adhésion à cette source centrale nous libère finalement de toutes les spéculations futiles sur « ce mystère ultime qui engloutit notre être, d’où nous prenons notre essor et vers quoi notre voyage nous mène » (Déclaration sur les religions non chrétiennes du Concile Vatican II). Le grand éclat de rire de Hotei est sûrement, parmi d’autres interprétations possibles, celui de quelqu’un qui a compris la farce des prétentions spirituelles, qui a abattu la barrière séparant le matériel et le spirituel, le naturel et le supranaturel, le visible et l’invisible, pour dévoiler les choses telles qu’elles sont, telles qu’elles ont toujours été et seront toujours.
Quiconque a la volonté de « voir son vide essentiel » et ainsi de devenir « illuminé » peut le faire maintenant sans gaspiller son temps sur les chemins traditionnels, ceux du bouddhisme ou de toute autre foi; ces démarches-là pourraient être appréciées plus tard, avec profit peut-être, si le besoin de formes religieuses survivait à la pratique de l’état de non-dualité. En d’autres mots, « Veillez à chercher le Royaume des Cieux avant tout« . Ou comme Bankei le notait dans son enseignement, « La seule leçon que je donne aux gens est de ne pas sortir de l’esprit de Bouddha. Se sont-ils mis d’accord entre eux pour prendre assise dans le zen? Très bien, qu’ils le fassent. Mais ils devraient comprendre que l’esprit non né de Bouddha n’a absolument rien à voir avec le fait d’être assis en face d’un bâtonnet d’encens. Pour celui qui s’en tient fidèlement à l’esprit de Bouddha, il n’y a plus de satori à chercher… » (Zen: Poems, Prayers… Anchor Books p.87).
Le chemin de l’Illumination est sans destination; il n’y a que le progrès de la marche, et la marche est bonne.
Traduction par J. Couvrin de Here is Void, paru dans Share It n°3, ed. Anne Seward.
Philosophe anglais, Roger Gunther-Jones est un connaisseur averti du bouddhisme. Cet article est le texte de l’une de ses interventions à la Buddhist Summer School, en I969.