(Chapitre 19 du livre L’envers de la raison 1989)
« L’éveil suprême n’est réalisé que par une coïncidence parfaite entre le présent de la nature des choses en nous et le présent du milieu ambiant. » (R. Linssen)
En réalité nous savons qu’il n’existe pas de moi statique, mais seulement une succession de moments de conscience qui manifeste la non-permanence fondamentale des êtres et des choses. La croyance en une individualité permanente résulte de l’extraordinaire rapidité avec laquelle ces moments de conscience se succèdent et d’une ignorance métaphysique.
Dans notre condition actuelle, tous nos moments de conscience sont en quelque sorte la continuation de celui et de ceux qui le précèdent dans le temps. Notre vie mentale s’édifie de jour en jour sur les résidus d’une activité psychique et affective incomplètement achevée. Ces résidus constituent ce que Krishnamurti appelle « le fardeau du passé » qui en cherchant à se perpétuer indéfiniment dans le présent conditionne chacune de nos pensées, chacun de nos actes, nos émotions, nos sentiments …
Dans ces conditions, l’instant présent, faute d’être un moment éminemment nouveau, devient un effort constant en vue de perpétuer les résidus d’un passé mémoriel inachevé. Ce passé veut, envers et contre tout, se manifester dans l’instant présent au détriment de l’acte nouveau face à une nouvelle situation.
Vivre psychologiquement l’intensité du moment présent c’est être détaché du fardeau de son passé mental et affectif face à soi-même, aux autres et aux événements. Sur base de ce « vide » mental, le passé ne cherche plus absolument à s’immiscer dans le présent, plus justement, il (le passé mémoriel) s’actualise seulement si la situation nouvelle l’invite explicitement et reste à l’état potentiel si l’événement ne stimule pas sa présence. Au sein de cet état d’être d’une adéquacité extraordinaire, chacune de nos pensées, de nos émotions, chacun de nos actes meurent à eux-mêmes dans l’accomplissement total de leur destinée particulière.
« Au bout du chemin » nous trouvons le « vide mental », l’« éternel présent », l’« immortalité vécue », la « mort pour renaître », c’est, en fin de compte, l’aboutissement du processus du moi qui arrive au bout de lui-même, totalement épuisé par la vision de sa propre illusion, il ne peut que s’effacer devant la présence effective de l’ultime réalité de la nature des choses en nous.
« Avant », notre comportement ne pouvait s’édifier, qu’en fonction du conditionnement d’un passé « impérialiste ». « Maintenant », installé avec notre conscience au carrefour central de l’être, nous avons pour seule référence l’éternel présent foncièrement « vidé » du fardeau du passé et de la contrainte anxieuse du futur. Dans cette conscience nouvelle, notre vie dans son ensemble est précédée par un « vide mental », et c’est la vie elle-même qui actualise, si besoin en est, les informations stockées dans notre mémoire du passé, mémoire qui s’éveille par nécessité devant l’événement présent. Il s’agit en fait d’affirmer adéquatement et créativement sa propre individualité. C’est un exercice extrêmement difficile pour chacun d’entre nous ; les épreuves de l’existence ne manquent de nous rappeler la difficulté d’être attentif à « ce qui est », et d’aboutir à l’acceptation inconditionnelle. Cela n’est possible qu’à la condition que notre « moi » soit élargi à la totalité de l’univers…
Notons la différence entre la continuité forcée et la continuité naturelle que la vie elle-même appelle et demande nécessairement dans le tout indivisible de la Conscience-Présence. La continuité forcée du moi cherche à se prolonger statiquement en donnant à la personnalité une permanence forcée qui sclérose notre évolution dans les cadres rigides d’une conscience de soi en tant que distinct. Nous sommes prisonniers des niveaux les plus « bas » de notre sensualité, de notre affectivité et de notre mentalité. D’autre part, nous nous trouvons devant une continuité naturelle qui n’est plus celle du moi, d’une imaginaire individualité qui veut imprimer sa présence quelle que soit la situation nouvelle. Nous sommes en présence d’une continuité qui s’imprime naturellement dans le cadre mouvant de l’existence quotidienne, elle est, et en même temps nous sommes, en s’inscrivant spontanément et d’instant en instant dans la fluidité de la vie et de la conscience isomorphe à l’ascendance spirituelle de notre réalisation intérieure.
La continuité naturelle n’est donc pas l’effacement total du passé, elle est l’inscription spontanément intelligente du passé d’une individualité qui s’intègre harmonieusement dans le cadre mouvant de l’évolution de la conscience, de la vie et de l’univers, et cela en fonction de l’instant présent qui est le seul « maître » de l’actualisation des potentialités infinies de la nature humaine et non humaine. Pour cette raison, le présent peut être défini comme l’instant créateur dans le sens le plus noble du terme. Le présent étant l’instantanéité créatrice non assujettie à la durée. Le passé est ce que nous avons acquis, le futur est ce que nous voulons avoir, le présent est la plénitude de « ce qui est ».
« Ce que nous croyons être n’est que la mémoire de ce que nous avons été et, quand cette mémoire se dissipe dans l’intensité du présent, notre image familière de nous-mêmes disparaît. Nous devenons, en quelque sorte, invisibles à nous-mêmes, bien que nous nous réalisions souverainement dans la pure plénitude, dans la lumière sans ombre, d’un présent éternel qui est amour. » (R. Fouéré)
Quand l’homme aborde la question du devenir, il songe évidemment à son devenir personnel. On oublie trop souvent que le problème du devenir, à tout le moins la réponse qu’on essaie de lui donner, est conditionné par ce qui est. Mais quand nous remplaçons le « ce qui est » par des certitudes imaginaires, par des illusions, alors le problème ainsi posé devient lui-même illusoire. C’est-à-dire entièrement conditionné par la fragmentation passé/futur. Comprenons bien que quand l’homme s’interroge sur son devenir personnel il ne peut le faire qu’en fonction de la croyance primordiale qu’il a en l’existence de son moi distinct. Ainsi posée, la question n’apportera que des réponses à la mesure de ses croyances entièrement dépendantes des limitations du moi égotiste. Il est donc évident que la question de notre devenir ne peut réellement se résoudre que dans la perception présente de ce qui est. Un présent réellement vécu est la seule issue vraiment révélatrice face au problème du devenir et de la mort que celui-ci implique. La métaphysique traditionnelle nous enseigne depuis des millénaires qu’en réalité seul est le principe absolu, ni constructeur ni destructeur, ni vie ni mort … Il est l’englobant absolu à la fois immanent et transcendant, source unique et première de toutes les manifestations. À côté du « Cela » qui est, il y a les êtres et les choses qui deviennent en fonction de la non-permanence fondamentale de tous les phénomènes.
Nous rappelions au début de ce chapitre qu’il n’y a pas de moi statique mais seulement une succession extraordinairement rapide de moments de conscience. Cette précision est aussi valable pour tous les autres phénomènes. Notre corps, par exemple, est le résultat d’une succession rapide de naissances et de morts au niveau cellulaire de notre organisation interne. Retenons que les notions générales de naissance, de vie et de mort ne sont pas exclusivement applicables aux organismes vivants, ou plus généralement à la matière vivante. On peut aussi, l’exemple n’est évidemment pas limitatif, parler de la naissance, de la vie et de la mort d’une étoile relativement à son aspect superficiel et à son organisation matérielle. La naissance d’une étoile dans notre espace-temps matériel c’est le commencement du processus d’allumage nucléaire ; la vie de cette même étoile c’est la continuité répétitive du processus qui se maintient d’instant en instant grâce à l’équilibre complémentaire des forces antagonistes qui l’animent dynamiquement ; la mort c’est évidemment le processus qui cesse de se répéter similairement. Au début, avant l’allumage nucléaire, il y a un rassemblement de poussières et de gaz cosmiques qui forment un amas de matière d’où émane un champ d’attraction gravitationnelle qui attire et accumule de plus en plus de matière. Accumulation qui augmente l’intensité gravitationnelle ou pression vers le centre de l’astre en formation.
Comment la matière se situant dans le noyau de l’astre en formation, là précisément où la pression gravitationnelle est la plus forte, ne s’effondre-t-elle pas littéralement sous le poids des couches successives de matière, superposées les unes sur les autres ? En fait, et c’est l’explication, chaque atome est protégé par une enveloppe électronique qui exerce une répulsion à chaque pression subie. La réaction est proportionnelle à l’intensité de la pression, les électrons réagissent un peu comme un ressort que l’on presse graduellement, plus on appuie, plus la réaction s’intensifie, c’est la force électromagnétique. Notons que la force électromagnétique qui est « infiniment » supérieure à la force gravitationnelle, est indépendante, c’est-à-dire que chaque atome supporte seul les pressions qu’il subit, sa force répulsive est immense mais évidemment pas infinie. Par contre, la force gravitationnelle peut s’intensifier indéfiniment tant qu’il y a accumulation de matière, elle répond parfaitement à l’adage « l’union fait la force ». Dès l’instant où un astre atteint une certaine masse, la pression vers le centre devient telle que l’enveloppe électronique ne peut plus la supporter, elle s’effondre alors sur elle-même, les électrons se libèrent de la couche qu’ils occupaient autour du noyau pour former une sorte de fluide électronique. C’est ce qu’on appelle la matière dégénérée où les noyaux des atomes, déforcés de leur carapace électronique, subissant des pressions énormes, finissent par se fracasser les uns contre les autres, c’est la fusion nucléaire. Une étoile est née, elle va maintenant vivre en fonction d’un équilibre précis.
Nous sommes maintenant au sein des réactions thermonucléaires, les noyaux d’hydrogène fusionnent pour former des éléments plus lourds, des noyaux d’hélium. À chaque transformation par fusion, l’astre libère une certaine quantité d’énergie sous forme de chaleur et de rayonnement. En réalité, très lentement mais irrémédiablement, l’étoile s’épuise, la pression vers le centre n’étant plus compensée par la répulsion électro magnétique, elle l’est maintenant par l’immense chaleur que dégage le noyau de l’astre en fusion qui tente alors de dilater les couches supérieures comprimant le centre. Compression et dilatation constituent pendant un certain temps l’équilibre dynamique du processus ; du processus de cet équilibre dépend la durée de vie de l’astre jusqu’au moment où l’équilibre interne est rompu ; nous assistons à l’agonie de l’étoile, elle cesse alors de se reproduire similairement dans la durée mais c’est aussi et en même temps la naissance d’un autre système ou d’un autre type d’étoile. Sachant que l’univers visible est la manifestation éphémère de l’Esprit-Monde qui est l’infinitude des possibilités de manifestation.
Si les notions de vie et de mort en général sont applicables à toutes les manifestations puisque nous entendons par vie la continuité d’un processus qui peut se reproduire de façon similaire pendant un temps déterminé, et par mort la cessation de cette reproduction, par contre, la notion de matière vivante n’est plus applicable à toutes les choses. En effet, on peut parler de la vie d’une étoile mais non d’une étoile vivante, relativement parlant !
En résumé, l’étoile dure en transformant par fusion sa propre substance de base en élément plus lourd jusqu’à épuisement de son « stock ». Par contre, l’organisme vivant dure en RENOUVELANT sa structure cellulaire qui puise dans l’environnement l’énergie qui lui est nécessaire. La matière vivante se renouvelle donc, avec l’aide du monde extérieur comme apport énergétique, pour maintenir la continuité de son processus. L’étoile, processus « non vivant », se maintient par transformation interne au détriment de sa propre substance non renouvelée [1]. Notons aussi que la matière atomique et subatomique se maintient par transformation de nature. Nous savons par exemple que protons et neutrons changent continuellement d’« individualité » pour assurer la cohésion du tout, du noyau. Comme tous les phénomènes de l’univers, l’organisme vivant est mû lui aussi par un jeu de forces antagonistes, complémentaires et en équilibre. Synthèse (anabolisme) et dégradation (catabolisme), associés à des mécanismes complexes d’autoreproduction, d’autorégulation, d’autoconservation, agissent au sein de notre organisme pour renouveler notre structure cellulaire.
Cependant, rien n’interdit de penser qu’à un niveau plus subtil que celui de notre espace-temps matériel et familier, toute étoile, toute planète, toute galaxie, etc. – au-delà de leur organisation matérielle visible, dans leur instantanéité holistique – vivent, pensent, créent selon des « influences » échappant à l’entendement de notre pauvre rationalité coutumière.
Arrivé au terme de ce chapitre nous pouvons conclure que l’apparente permanence des choses observées est foncièrement impermanente, par transformation thermonucléaire dans les étoiles, par renouvellement dans la matière vivante, par transformation de nature dans l’infiniment petit … D’autre part, quand, pour des motifs divers le déséquilibre s’installe dans le processus, nous assistons à la mort du système et mort signifie par principe la non-permanence fondamentale. Tout naît, dure et finalement meurt. En réalité, seul est le Principe absolu, le reste n’est que non-permanence manifestant l’Un immuable Suprêmement présent.
« L’esprit spécifiquement humain se fonde sur la conscience d’un moi qui s’imagine identique à lui-même. Lorsqu’un homme s’éveille au « je suis moi », le souffle de la vie semble s’interrompre en lui. La pulsation de la vie, en vertu de laquelle les formes sont créées puis dissoutes, est le rythme éternel vivant du Yin et du Yang ; double mouvement de leur « devenir » en une structure achevée, et de leur « dédevenir », c’est-à-dire de leur dissolution de « tout ce qui est devenu », ceci toujours en vue de la création d’une nouvelle forme. Tout cela, pour l’homme en son moi, représente une contradiction à son désir d’atteindre une position et une forme définitive, et constitue l’arrière-plan de l’angoisse qu’il ressent à l’idée de son propre anéantissement. Ainsi, à nouveau, le chemin de l’esprit existentiel de l’homme devient-il le chemin de l’opposition à l’unité respirante de la vie à laquelle le « dédevenir » n’appartient pas moins que le devenir. » (Karlfried Graf Dürkheim)
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1 « L’évangile de la science de la terre plate était la fameuse seconde loi de la thermodynamique d’après laquelle l’univers est en train de ralentir comme une horloge fatiguée parce que son énergie se dégrade sans cesse, inexorablement … Ce n’est que récemment que la science a commencé à se rendre compte que la seconde loi s’applique seulement au cas spécial des systèmes clos. Mais, même dans la nature inanimée, il n’existe pas de tels systèmes clos et nul ne saurait dire si l’univers dans son ensemble est, en ce sens, un système clos.
« En tout cas les organismes vivants sont des « systèmes ouverts » qui maintiennent leur forme et leurs fonctions complexes en échangeant continuellement énergie et matériaux avec leur milieu. Loin de se « dépenser » comme une horloge qui dissipe son énergie par frottement, l’organisme vivant construit constamment des substances plus complexes à partir des substances dont il se nourrit … des structures d’information plus complexes à partir des sensations captées par ses organes récepteurs.
« …En fait c’est un physicien et non un biologiste, c’est Schrödinger qui a résumé la position dans un paradoxe célèbre : « l’organisme se nourrit d’entropie négative » … Mais, quelle que soit la terminologie, il reste que les organismes vivants ont la faculté d’édifier des perceptions ordonnées et cohérentes et des systèmes complexes de connaissances à partir du chaos des sensations qui les assaillent ; de son environnement la vie extrait de l’information en même temps qu’elle s’en nourrit et en synthétise les énergies. » (A. Koestler)