le Dr M. Engelson
L'Inversion

C’est là que réside la différence fondamentale entre l’ « animal » (qui ne « se voit pas », au sens métaphysique du terme, — qui n’a pas la « conscience de conscience »), entre l’ « homme » (qui « se voit dans le miroir », donc qui croit se voir, mais qui ne perçoit que son image inversée et, par conséquent, factice : « Maia », à laquelle il manque de surcroît une « dimension », du fait de l’inversion subie), enfin le « surhomme » (qui se voit en « réel », dans l’absolu, c’est-à-dire intérieurement, en lui-même, et non extérieurement dans un miroir), réalisant ce stade ultime d’inversion, dont Abellio a donné une si fulgurante analyse.

(Revue Synthèses. No 130 Mars 1957)

Toutes les grandes traditions religieuses et philosophiques situent, au début de la Création, un phénomène de dédoublement de l’UNIQUE, réalisant la dualité créatrice, les pôles père – mère.

Ainsi dit la Bible : Au Commencement Dieu créa le ciel et la terre.

Et le Zohar : Rien n’existait avant que le visage ne regardât le visage, avant que ne fussent les deux plateaux de la Balance.

L’inversion apparaît nécessairement comme un rapport entre deux termes reliés (ou séparés) par un troisième. C’est ce fait que les Religions dépeignent sous l’aspect de la Trinité. La définition de l’Inversion pourrait être :

Opposition antipodique de deux termes, d’origine, de nature et de structure analogues, par rapport et en fonction d’un troisième terme tenant le rôle d’axe. Si celui-ci est spatial, l’inversion portera sur le domaine spatial. Si l’axe est d’ordre moral, sur le domaine moral. Le principe d’inversion est donc toujours fonction de l’axe, du milieu, du plan sur lequel il se produit. Par là, il implique un ordre doué de symétrie.

Mais soulignons que, dans l’inversion, l’opposition des termes est toujours maxima, antipodique, de façon à ce que ces termes soient aussi distincts que possible sur le seul plan considéré, tout en conservant les plus étroites similitudes de nature et de structure, gages d’inversion possible, sur tous les autres plans.

C’est pourquoi l’inversion est le grand, le seul Moteur Cosmique, car c’est elle qui concentre en un point déterminé les oppositions fondamentales, les charges extrêmes de rupture, les points critiques et « christiques » (deux mots en quelque sorte synonymes). Les électricités positive et négative en sont un frappant exemple : ce n’est pas par hasard que la construction de la dynamo (dont l’organe principal est précisément un « alternateur ») illustre exactement le principe d’inversion, ainsi que l’illustre aussi cette unique matière-première cosmique : l’Onde, la Vibration, qui en est la plus vivante et omniprésente image.

Par ailleurs, ce processus de dédoublement originel, tendant à établir un monde durable, équilibré, doit nécessairement, logiquement, s’effectuer selon les lois d’équilibre, dont la symétrie est l’apogée. Ce dédoublement se produit donc selon un plan de réflexion symétrique, énantiomorphe, — selon le mode de réflexion d’une image dans un miroir,  —symétrie touchant à la perfection, sauf sur un plan : celui précisément où se produit l’action, le mouvement désirés. Car si la symétrie était absolue, parfaite, atteignant le niveau de l’Identique, elle empêcherait au contraire tout mouvement, tout changement.

C’est la Polarisation Originelle qui suscite les « deux Visages », les « deux plateaux de la Balance », ainsi que l’« Arbre Séphirotique »[1], qui comporte également une symétrie droite-gauche, à l’instar de la plupart des êtres organisés ou même des cristalloïdes. Cela est du reste parfaitement logique, puisque l’Arbre Séphirotique est le Symbole abstrait, le générique formateur de tout Existant, qui doit être, par conséquent, « à son image ».

On pourrait dire que le premier acte de la Création a consisté à introduire un miroir réflecteur dans le « chaos » primordial, unitaire, qui de la sorte devint duel, établissant un rudiment initial d’ordre[2].

Le phénomène de l’inversion est donc, à notre sens, la première manifestation, la première expression de la dualité. C’est le procédé universel de multiplication par division symétrique, que l’on rencontre à tous les étages de la vie.

Mais qui dit inversion présuppose une version antérieure, correspondant à l’état premier, originel, permanent, de la matrice originelle, première-créatrice. C’est ainsi que dans le monde vivant, les cellules sexuelles germinales détiennent ce caractère de pérennité et d’authenticité intangibles de l’espèce, alors que les êtres composant la descendance en constituent les images « inversées », projetées dans le « miroir » du monde.

C’est ce Principe que les Traditions caractérisent par l’expression duelle : Le Même et l’Autre, le Même étant le principe originel, intangible, — l’Autre ses multiples reflets dans le « miroir ».

Le MONDE, pourrait-on dire, EST L’INVERSION DE DIEU : son image dans le Miroir du monde.

Cette parabole rend compte simultanément de l’immanence de Dieu, qui est le Tout, et de sa transcendance, car si dans le Monde Absolu il est le sujet-objet Unique, le « Même », dans le Monde Relatif il n’apparaît qu’en tant que reflet, qu’apparence, que l’ « Autre ».

Notre conception de la Création représente donc celle-ci par une surface réfléchissante (dans toutes les dimensions de l’espace, ou plutôt : créant l’Espace de par la réflexion même qu’elle engendre). Cette « surface réfléchissante », émanant de l’Aïn-Soph (Principe Originel de la Kabbale), — Unité se dédoublant dans l’acte de création, — surface réfléchissante, donc lumineuse, qui n’est autre que le Verbe des Écritures, ou Conscience Absolue, séparant le monde « positif » « absolu » « essentiel » « phénoménologique » du monde « négatif » « illusoire » « relatif » « existentiel ». C’est ce dernier monde d’images et d’apparences que la terminologie hindoue désigne du terme de « Voile de Maia », voile qui est le reflet transcendant de l’objet dans le « miroir », par opposition au phénomène véritable, essentiel, immanent, hors du « miroir ».

Et il n’est pas sans importance de relever que l’image reflétée est seulement bidimensionnelle, alors que le phénomène authentique existe dans un espace tridimensionnel, disposant donc d’une dimension de plus (voir à ce sujet le très beau et très important ouvrage de Galonier sur l’Inversion, où il signale également que l’inversion est susceptible de réduire ou d’augmenter le nombre des dimensions de l’espace dans lesquelles elle s’exprime).

Un fait de la plus haute importance aussi est celui qui relève l’existence d’une profonde analogie entre la signification synonymique de réflexion : voir dans un miroir, et réflexion : méditer, se voir dans le « miroir » de la conscience de l’esprit. Cette expression, qui emploie le mot de réfléchir pour méditer, n’a certainement pas non plus été « choisie par hasard », mais correspond bien à une juste intuition, ou à une profonde sagesse.

C’est là que réside la différence fondamentale entre l’ « animal » (qui ne « se voit pas », au sens métaphysique du terme, — qui n’a pas la « conscience de conscience »)[3], entre l’ « homme » (qui « se voit dans le miroir », donc qui croit se voir, mais qui ne perçoit que son image inversée et, par conséquent, factice : « Maia », à laquelle il manque de surcroît une « dimension », du fait de l’inversion subie), enfin le « surhomme » (qui se voit en « réel », dans l’absolu, c’est-à-dire intérieurement, en lui-même, et non extérieurement dans un miroir), réalisant ce stade ultime d’inversion, dont Abellio a donné une si fulgurante analyse.

L’inversion est réellement un principe universel et omniprésent. Tout d’abord, comme nous avons déjà dit, parce que le Cosmos est constitué de vibrations, d’ondes, et que celles-ci sont, par essence, par nature, une succession d’inversions dialectiques.

Les mathématiciens ont établi une très importante théorie de l’inversion, à laquelle l’ouvrage déjà cité de Galonier apporte les plus profondes interprétations philosophiques. Cet ouvrage démontre génialement (le terme n’est pas trop fort) qu’en cette matière comme partout ailleurs, l’inversion dans les mondes physique aussi bien que métaphysique n’est qu’une projection de la loi mathématique directrice transcendantale, et unique. Nous ne saurions trop recommander l’étude de cet ouvrage, qui ouvre à la pensée des perspectives aussi vastes que la découverte de la Relativité d’Einstein[4].

Le principe de l’onde dialectique mène aussi à la représentation de toute existence (naissance-vie-mort-renaissance), dont par sa succession de nœuds-ventres-nœuds elle est l’image théorique, symbolique, hiéroglyphique. D’autant plus que chaque « nœud » est inclus dans le « ventre » d’une autre onde, comme chaque « ventre » inclut un « nœud » d’une onde différente encore (Et ces termes de nœud-ventre sont un exemple de plus de l’intuition métaphysique sélectrice de mots !).

Un cas très particulier d’inversion est certes celui de l’image visuelle sur le fond de l’œil, image inversée qui, s’inversant à nouveau, rétablit la direction authentique. C’est là une manifestation indéniable de notre dialectique innée.

Mais le principe d’inversion, réellement universel, connaît bien d’autres domaines d’application encore, englobant toutes les paires de contraires, tels que

l’amour sensuel et l’amour spirituel,

la haine et l’amour,

l’enfer  et le paradis,

l’image (le néant, le zéro) et l’être (le positif, l’Un),

la femelle et le mâle,

en un mot :

les aspects de la Matière et les aspects de l’Esprit.

Et à nouveau, nous rejoignons par ces considérations le générique universel de la dialectique ondulatoire, alternance de concavités et de convexités, qui représente la succession des contraires, des inverses. Revenant à l’expression déjà utilisée plus haut, chaque « nœud », produit et aboutissement de chaque « ventre », correspond en somme à une naissance qui, à son tour, s’enfle en « ventre », puis sombre dans la « mort » en créant le « nœud » suivant.

Chaque ventre correspond à un maximum quantitatif (matérialité) et à un minimum qualitatif (spiritualité), et inversé-ment, chaque nœud porte, par définition même, un minimum quantitatif, et un maximum qualitatif. C’est là le couple alternant d’ampleur-intensité, qui représente l’un des fondements de la philosophie d’Abellio.

Mais l’écoulement ondulatoire est loin d’être une opération purement monotone et répétitive, car chaque nœud, doué de propriétés qualitatives, intègre la succession des ondes écoulées et, à ce titre, acquiert une signification bien supérieure à celle d’une simple addition. Chaque nœud représente au contraire une nouvelle étape, une stase, un palier encore inédits et adopte, en vertu d’une torsion axiale de l’espace-temps, une nouvelle direction, une nouvelle ligne d’univers, conformément à la loi de toute nativité.

Le principe d’inversion, incarné et symbolisé par l’onde, est réellement la « clé universelle », découvrant la signification occulte, symbolique, de tout phénomène. Notre époque, où la Science parvient aux limites du monde sensible (par ses recherches sur la relativité, sur le transfini, sur les valeurs imaginaires, sur les hyperespaces, sur l’antimatière, exige impérieusement la conquête de nouveaux mondes, de nouveaux Espaces, conquête subordonnée à celle d’une nouvelle philosophie (qui ne peut qu’être celle des « profondeurs », toutes les autres étant épuisées), d’une nouvelle mystique (qui ne peut, elle aussi, qu’être celle du « Graal ») .

C’est cet impératif catégorique que nous apporte la découverte cruciale de la désintégration atomique. Suivant que la pensée humaine s’engagera sur l’une ou l’autre branche de la « Croix », branche montante ou descendante, elle se dirigera vers la dématérialisation spirituelle, ou inversement vers la désintégration matérielle. Quoi qu’il en soit, notre époque se trouve indiscutablement à la croisée des chemins, des lignes d’univers, elle se trouve au nœud de l’onde qui représente le destin de l’humanité, ce nœud qui figure lui-même le signe hautement significatif, symbolique, de la Croix, et dont l’apparition atteste toujours l’imminence d’une profonde Inversion dans le cours de l’Histoire du Monde.


[1] L’Arbre Séphirotique est la figuration, dans la Kabbale Hébraïque, de l’Arbre Cosmique originel.

[2] Il n’est pas sans intérêt de noter que la formulation mathématique du rapport, par exemple a / b figure intuitivement (?), par le trait séparant les deux lettres, ce miroir réflecteur dont nous parlons ici.

[3] L’animal, comme le nouveau-né, ne « se voit pas » dans un miroir, il prend son image pour celle d’un autre.

[4] Dr Serge GALONIER-GRATZINSKY : « Géométrisation énergétique de la vie et du cosmos par le principe d’inversion » (Éditions Pramantha, France).