(Revue La pensée Soufie. No 1. 1964)
Tout ce qui nous arrive, nous l’atteignons en réalité nous-mêmes. Je ne veux pas dire par là qu’on ne puisse fabriquer quelque chose, le créer, le gagner, le mériter ou que cela ne nous puisse venir par le hasard. Ce qui nous advient peut emprunter n’importe laquelle de ces cinq voies, et cependant en réalité c’est nous qui l’atteignons. Ces cinq voies sont des domaines à travers lesquels chemine un certain objet mais ce qui en provoque la survenue, c’est l’homme lui-même. Cette idée subtile demeure cachée jusqu’à ce que l’homme ait compris la loi de la vie et observe clairement son fonctionnement intérieur. Par exemple, si l’on voyait quelqu’un acquérir par le travail une certaine situation, un certain rang, ou la richesse, la renommée, extérieurement ce pourrait être vrai : mais beaucoup travaillent sans y parvenir.
D’autre part on pourrait dire que toutes les bénédictions de la Providence viennent à quelqu’un s’il les mérite mais on peut voir dans la vie bien des cas qui s’opposent à ce principe, car beaucoup de gens ne méritent pas ce à quoi pourtant ils atteignent. Avec toute apparence de libre-arbitre, il semble qu’il y ait cependant impuissance en tous les aspects de la vie. Comme il y a beaucoup à dire aussi contre ce que l’homme appelle hasard; car une intelligence pénétrante de la vie prouvera que ce qui semble être hasard n’est, en réalité, nullement hasard; il parait seulement en être ainsi, car l’illusion est la nature de la vie.
Toute âme fait, pour ainsi dire, continuellement son chemin vers un certain but, parfois consciemment et parfois inconsciemment. Ce que l’être fait extérieurement est une apparence d’action, une action n’ayant pas de rapport avec son activité intérieure qui est comme un voyage. Tout le monde ne sait pas vers quoi il va, et pourtant chacun fait son chemin; soit vers le but désiré, ou soit vers le but entièrement oppose à celui de son désir, on ne sait pas. Mais quand le but est réalise sur le plan physique, l’être alors devient conscient et dit : »Je n’ai pas travaillé pour cela, je n’ai pas créé cela, je ne l’ai pas mérité, je ne l’ai pas gagné; comment est-il possible que ce soit venu?' » Si c’est un objet qu’il a désiré, peut-être alors s’en octroiera-t-il le crédit; il essaiera de croire qu’il l’a fait de quelque manière. Et si ce n’est pas désirable il voudra l’attribuer à quelqu’un d’autre ou supposer qu’il en est ainsi advenu pour une raison ou l’autre. Mais en réalité c’est une destination à laquelle on est arrivé à la fin de son voyage; on ne peut dire en définitive qu’on l’ait créé, ou qu’on l’ait fait ou mérité, ou que ce soit advenu par accident. Ce qu’on peut dire, c’est qu’on a voyagé vers cette destination, consciemment ou inconsciemment et qu’on y est parvenu. C’est pourquoi personne réellement, quelle que soit son expérience, n’a jamais quitté le chemin du but qui lui est destiné.
Néanmoins, ce qui est des plus nécessaire est de relier l’action extérieure avec le voyage intérieur puisque l’harmonie de ce voyage se prouvera certainement être une source d’aise et de consolation. C’est ce que cela signifie quand il est dit qu’on doit avoir l’harmonie en soi-même; une fois cette harmonie établie on commence à voir plus clairement la cause de toutes choses.
On pourrait demander comment l’harmonie peut être établie entre le voyage intérieur et l’action extérieure. Ce qui arrive généralement c’est que l’homme est tellement absorbé dans son action extérieure que son attitude intérieure s’obscurcit à sa vue. Et il est de première nécessité d’ôter cet écran qui cache à sa vue l’attitude intérieure. Chacun est conscient de ce qu’il fait, mais pas toujours de son attitude intérieure; autrement dit, chacun sait ce qu’il fait, mais tout le monde ne sait pas nécessairement où il va. Sans doute, plus on est conscient de son action, moindre elle devient. Car, bien que la pensée contrôle l’action, elle donne seulement un rythme, un équilibre à la vie. En comparaison de l’homme qui est capable de courir, mais ne sait où il va, celui qui marche lentement, mais sachant où il se rend, l’emporte.
Il y a deux aspects distincts de notre action : une action de la vie intérieure et une action de la vie extérieure, l’existence intérieure et l’existence extérieure. Celle-ci est notre action physique et l’action intérieure est notre attitude. Les deux peuvent être actions de libre-arbitre, mais en un certain sens elles se prouvent toutes deux être des actions machinales ou automatiques. L’action intérieure a grand pouvoir et influence sur l’action extérieure. Quelqu’un peut être occupé toute la journée à faire une certaine chose, mais en
même temps, si son attitude agit contre lui, il ne peut jamais avoir de succès dans son travail. Quelqu’un peut mériter une grande récompense pour son action extérieure quoiqu’il puisse ne pas la mériter pour son action intérieure; c’est pourquoi, si ces deux actions sont contraires l’une à l’autre, rien de constructif ne se fait et les résultats désirés ne sont pas atteints. Le vrai résultat, le résultat désirable vient par l’harmonie entre ces deux activités.
Il y a un autre côte métaphysique à cette question. Il y a deux sortes d’expériences dans la vie : la sensation et l’exaltation. L’action est en rapport avec la sensation, et le repos avec l’exaltation. Les deux ont leur place dans la vie, quoique les occupations de notre vie journalière et l’intérêt que nous y portons soient la cause de ce que nous nous absorbons en ce que nous nommons sensation. Par sensation j’entends chaque expérience que nous faisons par les sens : en regardant de belles choses, écoutant de la musique, jouissant des lignes et des couleurs, sentant les parfums et faisant l’expérience de la vie par le toucher – douceur, dureté, chaleur et froid des objets. Nos délassements, nos amusements, nos moyens de confort et de commodité, nos sports et toutes nos activités sont, du matin au soir, en rapport avec la sensation. Et cette expérience, la plus importante de toutes qu’est l’exaltation est laissée dehors. Le seul moyen d’exaltation que nous connaissions vient par le repos et le sommeil, et nous nous reposons et dormons seulement parce que nous ne pouvons faire autrement. Beaucoup de gens aimeraient ne pas se reposer du tout si c’était en leur pouvoir. Une fois, à New-York, un de mes amis très occupé me disait qu’il serait très heureux s’il avait quarante-huit heures dans la fournée au lieu de vingt-quatre, parce qu’il avait tellement a faire. Ceux qui se reposent ne le font pas pour l’amour du repos, et il en est de même du sommeil : nous n’appelons pas le sommeil; nous ne pouvons l’empêcher de venir à nous.
Nous ne pensons jamais à ce sujet des plus important dans la vie : l’exaltation; et c’est parce que la sensation est mouvement, action, et c’est ce que nous préférons; tandis que l’exaltation est manque de mouvement, absence d’action. La sensation est créée par un rythme; c’est la rapidité du rythme qui amène la sensation. L’exaltation est totalement différente; elle signifie aise, repos, relaxation. On ne s’y intéresse pas jusqu’à ce qu’on sache ce que cela peut apporter; pourtant tous les prophètes et les maîtres de toutes les époques ont enseigné cet art de la relaxation, cet art du repos sous différentes formes, soit dans les cérémonieux religieux, les pratiques occultes ou sous forme de prière ou de silence.