Pascal Ruga
L’Or des Pins

Ce recueillement, cette perte heureuse de soi, ce crépuscule d’août qui perlait son or sur les pins, la surprise de cet instant que j’accueillais d’une âme solitaire, l’appel qui vibrait comme une flèche à peine lancée, cette concordance subtile et très exacte qui illuminait toute la nature; comment pourrais-je nier ces signes qui me marquaient d’une force inconnue, qui forçaient ma vie quotidienne mais quelque peu hasardeuse d’alors, à s’émouvoir d’une beauté qui appartenait plus au sacré qu’à une simple sensation d’esthète ?

(Revue Etre Libre. Numéros 174-177, Juin – Août 1960)

Ce recueillement, cette perte heureuse de soi, ce crépuscule d’août qui perlait son or sur les pins, la surprise de cet instant que j’accueillais d’une âme solitaire, l’appel qui vibrait comme une flèche à peine lancée, cette concordance subtile et très exacte qui illuminait toute la nature; comment pourrais-je nier ces signes qui me marquaient d’une force inconnue, qui forçaient ma vie quotidienne mais quelque peu hasardeuse d’alors, à s’émouvoir d’une beauté qui appartenait plus au sacré qu’à une simple sensation d’esthète ? Qu’y avait-il donc dans cette image d’un jour de mes vingt ans, pour que trente ans après je sois encore ébloui par elle ? Cette image que je retrouve sans qu’elle vieillisse, me gratifie sans cesse, m’enlace, épouse mon cœur de sa main solaire; c’est un haut lieu où ma jeunesse étonnée semblait revivre un temps très lointain des hommes.

Je vivais alors dans le département de l’Aude, au sein du massif de Corbière. Les collines rocheuses, presque des montagnes, les vignes, les énormes couleuvres peu farouches qui dormaient enroulées au bord des fossés, souvent recouvertes par la poussière de la route, composait un paysage que je découvrais jour après jour au gré de ma peine. Un temps d’insécurité matérielle avait précédé ces jours, où perdu dans cette grande ferme blanche je participais aux vendanges avec une équipe d’espagnols, femmes et hommes et même quelques enfants venus de la frontière proche. Tous les soirs recommençait la « fiesta »; de huit heures à minuit, la « jota » envoûtait de son air lancinant (toujours le même), ces enfants d’Ibérie pourtant fourbus par une journée de travail. Groupés autour d’une ou deux guitares, chacun s’essayait au pas de danse avec un sérieux et une gravité qui m’étonnaient et m’enchantaient tout à la fois. J’aurais voulu me mêler à leurs danses, mais ils n’étaient guère liants, et pour eux j’étais l’étranger. Que venait donc faire ici ce jeune homme qui n’était pas espagnol!… Je faisais plutôt figure d’étudiant pauvre, ne me voyait-on pas toujours écrire quelques notes, ou plongé dans un livre? Je me souviens encore de ce livre; c’était « Aurore », de Frédéric Nietzsche. Un livre, certes, qui n’était pas écrit pour me rapprocher de mes semblables!

J’étais déjà préoccupé par les valeurs de dépassement dans l’homme, et ma solitude était une subtile amie que je cultivais avec la plus secrète des prédilections. Timidité, réserve, orgueil ? Que sais-je ? Un peu de tout cela me possédait et m’isolait. Je venais à peine de découvrir le monde des adultes, la grande crise économique de 1929-30 battait son plein, et depuis quelques mois j’avais quitté la Suisse, livré au plus difficile des trimards, sans argent et sans papiers m’autorisant à travailler en France. Dans ce monde qui vous refusait le droit de vivre, je n’avais que ma jeunesse comme capital. J’avais échoué dans cette ferme absolument sans un sou, avec la promesse inespérée d’un mois de travail. C’était les vendanges. Cette maison qui voulait bien de moi, épousait déjà les formes des haciendas du pays voisin, avec son enceinte blanche, tel un château-fort au milieu des vignobles à perte de vue. Son fermier était le vassal d’un magnat du vin qui, lui, trônait à Perpignan. Tous les vendangeurs couchaient sur la paille, mais l’on avait pris soin de ne pas me coucher avec eux. Pourquoi ? je me le demande encore. Je devais sans doute représenter dans ce milieu un élément qui devait inquiéter ? J’étais arrivé un jour de grand vent, à pied, non par la route comme tout le monde, mais par la colline sauvage au pied de laquelle s’étendaient les souches. Je n’étais qu’un vagabond. La belle insouciance de cet âge me tenait lieu d’espoir, et dès la paye reçue, adieu donc ce petit monde d’un mois! Chacun parmi les innombrables chacun court à son destin. Oui, certes, le monde était dur, et j’avais tenté une démarche afin de rester plus longtemps dans cet asile provisoire, mais le jour où le monsieur à grosse nuque était venu de Perpignan pour distribuer les salaires, j’avais compris que l’on ne voulait pas de moi. Un refus sec et irrévocable. Je n’avais qu’à prendre la route, ou repartir par la colline d’où j’étais venu.

Et pourtant, dans la froide indifférence que je sentais autour de moi (il est vrai que j’aurais préféré de l’hostilité), un instant de lumineuse exception, un instant surgi du sein de milliers d’autres instants dominés par la fatigue, m’a conduit à écrire ces lignes. Nous venions d’avaler notre pitance, j’avais quitté la longue table de bois brut où nous étions tous attablés; je sortis de l’enceinte et m’acheminai vers un groupe de pins où j’aimais aller m’étendre, c’est là qu’aillaient bientôt venir les guitaristes et les danseurs, mais il n’y avait encore personne. J’étais à cent lieues de savoir ce qu’il allait m’advenir. J’étais détendu, nous approchions de la fin de notre court engagement, et avec l’argent gagné il y aurait un répit à notre misère. Chacun partirait de son côté et je me laissais bercer par quelques châteaux en Espagne!… Le soleil allait se coucher, la colline prenait une teinte mauve dorée, et tout d’un coup cette puissance qui fait éclater le cœur comme un fruit trop mûr!… Je n’étais plus repoussé, le soleil n’était plus ce vieux soleil de tous les jours. Je pouvais le voir avant qu’il ne disparaisse, et je le voyais avec un regard neuf et joyeux. Il était un signe de la grandeur, il purifiait ma vision, il annonçait le mystère au-dessus des intérêts sordides, sa lumière avait une force de persuasion telle, que je la sentais m’envahir comme une liqueur, elle dénouait mes fixations les plus obtuses, en vérité, elle m’arrachait à moi-même. Je n’étais plus responsable de ce torrent de couleurs vives qui bouleversait mon être. Je ne pouvais plus avancer, je buvais mon extase, je sentais mon sang courir, se précipiter du rouge à l’or, un alliage étrange où je ne m’appartenais plus en propre. Ce phénomène précipitant de la joie, phénomène qu’un homme ne peut avoir que quelques rares fois dans sa vie, je le savourais à l’égal d’un don qui rendait inutile tout autre satisfaction de mes désirs. Cette fraternité intime de la lumière, je l’assumais comme une forme communie et se fond dans l’esprit d’une autre forme, mais puis-je vraiment parler de forme? Ici les mots deviennent incorrects et ne peuvent que nous fixer à des images évanescentes. Cependant, une image devait éblouir ma mémoire, l’écorce des pins venait de s’illuminer avec une intensité prodigieuse. Ils étaient frangés et poudrés d’or subtil, un or qui me les offrait comme la révélation de ce jour, un or que je n’ai plus jamais revu depuis; à peine l’ai-je deviné quelquefois, mais bien timidement, mais jamais avec la puissance dévorante de la première fois. Ne croyez pas que cette vision était insoutenable, au contraire, je me fondais en elle en une sorte de joie mystérieuse que l’on m’aurait enfin rendue, un bien qui m’était propre et que j’avais perdu il y avait bien longtemps. C’était un or de vieille icône, une chaleur d’amour indescriptible qui me faisait défaillir d’une joie qui ne correspondait déjà plus aux débordements paniques que je connaissais, qui m’étaient même familiers et que je cultivais.

Un or sans paroles ni symboles, une vision unique dont peu m’importait alors que je la déchiffre tant j’étais abandonné à elle. J’étais cloué dans une immobilité extatique au sein d’un silence qui ruisselait dans sa tendresse d’orgue et d’enluminure.

Ce n’est que longtemps après que l’on peut s’interroger et souvent, hélas, fausser le sens réel de telles visions. Aujourd’hui j’interroge les diverses étapes d’une vie déjà longue, et si mon attention fut captée par ce jour, c’est que j’y retrouve une constante qui devait par la suite prendre la proportion même d’une œuvre. Accueillir au détour de notre âme toujours si prompte à se satisfaire de ses limites, une illumination si pleine de ce qui la dépasse, c’est subir ce que j’appelle l’opération de la transcendance!… Cette opération exige tant de l’homme, que notre langage en devient secret; et quoi que l’on écrive, nous ne pouvons toucher que celui qui en connaît déjà le sens et l’expérience.