Kenneth White
Marcher avec Thoreau

Si Thoreau utilise ses pieds, c’est donc, en fin de compte, au bénéfice de sa tête, ou disons de son être, de son corps-esprit tout entier. Ce n’est pas un sportif qui sort pour abattre des kilomètres, il ne fait pas de « footing », comme on dit. Il pratique la marche intelligente. Pour lui, mar­cher, c’est se mettre en rapport (en harmonie, en sym­pathie) avec une intelligence (diffuse) qui dépasse le sa­voir.

(Revue Question De. No 42. Mai 1981)

« Je ne connais guère qu’une ou deux per­sonnes, dit Thoreau dans son essai Walking, qui sachent vraiment ce qu’est l’art de la marche. » Pratiquer l’art de la marche selon Thoreau, c’est savoir faire un « sauntering », mot qu’il dérive soit de « sans terre » (ce qui donnerait : ne pas avoir de foyer, de centre particulier) soit de « aller à la Sainte Terre ». C’est cette dernière étymologie qu’il préfère, et il déclare : « Chaque marche est une espèce de Croisade, prêchée par quelque Pierre l’Her­mite qui sa cache en nous et qui nous incite à partir reprendre la Terre Sainte aux Infidèles. « Car il y a des gens, il y a des civilisations entières qui ne savent pas ce que c’est que d’être « fidèle à la terre », et qui n’ont aucune notion de sa « sainteté ».

Peut-être que tout « civilisé » est de cette espèce. C’est pourquoi Thoreau parle, non pas au nom de la civilisation – il y aura toujours bien assez de voix pour le faire – mais au nom de la vie sauvage, considérant l’homme, non pas comme membre de la société, mais comme partie intégrante de la nature. Thoreau, ou l’anti-politique par excellence…

Errances

Il fallait être un marcheur de premier ordre pour appar­tenir à la Walden Pond Association. C’est ainsi qu’on appelait dans le village de Concord les « promeneurs du dimanche », c’est-à-dire, non pas ceux qui ne se prome­naient que le dimanche, mais ceux qui n’allaient jamais à l’église le dimanche, préférant les bois. On peut les nommer, ces promeneurs transcendalistes : Ralph Waldo Emerson, Bronson Alcott, Frank Sanborn, Ellery Chan­ning, Henry Thoreau. De tous, Henry était sans conteste le promeneur le plus exigeant, le plus impatient de toute compagnie qui ne se trouvait pas à la hauteur. S’il lui arrivait par malheur de trouver sur son chemin un casse-pied bavard qui insistait pour lui emboîter le pas, il s’en débarrassait sans scrupule à la première occasion, au besoin en courant. Il dit dans son essai n’avoir connu qu’un ou deux bons marcheurs. Mais on peut penser que le « deux » venait du reste d’amitié et d’affection pour la bande de Walden Pond. Car, au fond, Henry n’aimait qu’un seul compagnon, et c’était Ellery Channing, qui avait un chien, Peter, portait toujours une chemise de flanelle rouge, et ne nouait pas ses lacets (Henry, lui, nouait les siens avec précision). Les poèmes d’Ellery ressem­blaient d’ailleurs un peu à ses lacets : Henry appelait ça « le style sublimo-négligé », et recommandait au compère d’écrire en latin, il y gagnerait en fermeté et en concision. Ces différences entre les deux hommes se manifestaient aussi dans leur manière de prendre des notes. Durant la marche (où irons-nous aujourd’hui ? à Sudbury, à Conan-tum, le long du Old Marlborough Road, ou à White Pond ?), Henry s’arrêtait de temps en temps pour consi­gner pendant qu’il était encore frais un fait précis dans son carnet : la première apparition de la fringilla hye­malis, le pollen sulfureux des chatons, le vol d’un martin-pêcheur, l’odeur de la menthe sauvage… À ces moments-là, Ellery sortait lui aussi son carnet, mais, dédaignant les faits (même s’il les avait vus, entendus, sentis tout aussi bien, enfin presque aussi bien, que Henry), il versait tout de suite dans l’Idéal. Ces différences (elles donnaient lieu à des plaisanteries amicales) n’empêchaient pas les deux hommes de se plaire ensemble, eux qui étaient par ailleurs des solitaires et des misanthropes acharnés. Henry surtout en avait plein le dos de l’« anthrope », et à peu près tout était « humanité » (quelques vieux trappeurs et quelques Indiens errants mis à part) était pour lui déci­dément de trop dans la nature, étant déjà irrémédiable­ment dénaturés. L’humanité, pour Thoreau, répandait une jaunisse morale sur un monde qu’il voulait sentir frais et auroral. Il y a tant d’aurores qui n’ont pas encore lui, avait-il lu dans les Védas. Pas de temps à perdre avec l’opacité humaine. Marcher vers la lumière…

C’est un matin du monde en Amérique, morning in Ame­rica ! Non pas : aux États-Unis. Thoreau se moque éperdument des États-Unis. Il s’occupe de ses états et de son unité à lui. Unité cosmobiologique, cosmobiopoétique. Quand une société scientifique lui demande, à lui qui connaît si bien les arbres, les fleurs, les animaux, les pois­sons, les mouvements de l’eau, de la glace, de la neige (il se donnait pour titre et fonction : « inspecteur de tem­pêtes »), d’écrire des rapports, Henry se tait. Sa science n’est pas la leur. Sa science est très ancienne, peut-être très future, elle n’est en aucun cas « moderne ». Henry Thoreau n’évolue pas dans le monde moderne, dont le fonctionnement et les inventions le laissent indifférent.

L’utile savoir

Les États-Unis et l’Europe sont reliés par le câble atlan­tique ? Fort bien. Mais ils n’ont rien à se dire ? Thoreau, lui, veut dire quelque chose. C’est pour cela qu’il se tait, c’est pour cela qu il évite le bavardage et les rapports scientifiques. Intemporel, hors-du-temps, il s’initie à l’éter­nité. Il nomadise dans l’ouvert, en pleine ignorance :

« J’ai entendu parler d’une Société pour la propagation du Savoir Utile. On dit que le savoir est le pouvoir, et ainsi de suite. Il me semble qu’il serait temps de fonder aussi une Société pour la Propagation de l’Ignorance Utile, que nous pourrions appeler le Beau Savoir, c’est-à-dire un savoir utile à un autre niveau. Car qu’est-ce d’autre, tout notre prétendu savoir que l’illusion de savoir quelque chose, illu­sion qui nous prive des avantages de notre ignorance réelle ? Ce que nous appelons savoir n’est trop souvent que notre ignorance positive, tandis que l’ignorance peut être une sorte de savoir négatif… Mon désir de savoir est intermittent, tan­dis que mon désir de plonger la tête dans des atmosphères inconnues de mes pieds est constant et perpétuel. »

Si Thoreau utilise ses pieds, c’est donc, en fin de compte, au bénéfice de sa tête, ou disons de son être, de son corps-esprit tout entier. Ce n’est pas un sportif qui sort pour abattre des kilomètres, il ne fait pas de « footing », comme on dit. Il pratique la marche intelligente. Pour lui, mar­cher, c’est se mettre en rapport (en harmonie, en sym­pathie) avec une intelligence (diffuse) qui dépasse le sa­voir. Si Thoreau ne trouve pas cette intelligence dans la science, il ne la trouve guère non plus, hâtons-nous de le préciser, dans la plus grande partie de ce qui passe pour poésie :

« Où est la littérature qui donne expression à la nature ? Poète serait celui qui saurait faire parler les vents et les ruisseaux… dont les mots seraient aussi frais et naturels que les bourgeons à l’approche du printemps… Je ne connais pas de poésie qui exprime d’une manière adéquate mon élan vers la vie… La meilleure poésie que je connaisse est encore trop civilisée, trop dompte… Je demande quelque chose qu’aucune culture ne peut donner… C’est la mythologie qui s’en rapproche le plus. »

La marche mythologique

Thoreau pratique ce que l’on pourrait appeler la marche mythologique. Pour sortir du temps, et vivre selon un rythme absolu ; pour sortir de la voie du développement et retrouver le chemin du primordial ; pour sortir de la maladie moderne et se régénérer aux sources de la vi­gueur qu’il voit mythologiquement comme « l’arbre-dra­gon des Îles de l’Ouest ».

Il y avait des arbres-dragon autour de Walden Pond – même si la grande majorité des citoyens de Concord ne les voyaient pas (l’imbécile ne voit pas le même arbre que le sage, dit Blake).

Tou Fou (pour Lin Yutang, Thoreau est « le plus Chinois des écrivains américains ») chantait « le dragon qu’aucun lien ne retient ». Si Thoreau marche, s’il se fait errant « sans terre », c’est pour se défaire de ses liens : les liens qui le rattachent à son milieu social, à son humanité, à son moi. Marcher, c’est se déconditionner (yoga ambu­lant), et se retouver en un être autre, un être mythique, c’est-à-dire relié au principe (le mythe se passe « in prin­cipio »). Vivre une vie mythique, c’est donc vivre une vie principielle, une vie originelle, « mariée », comme dit Yeats, « aux rochers et aux collines ».

Quelle extravagance, n’est-ce pas ? quand on se rend compte (et Dieu sait si actuellement on se rend compte)