(Chapitre 18 du livre L’envers de la raison 1989)
« .. Les mouvements intérieurs dont la conscience commune est le siège, le théâtre, sont asservis à des mécanismes généraux et stables, obéissant à des lois qui sont les mêmes chez tous les individus et dont l‘affirmation ne relève d’aucune autorité extérieure, n’exige aucun acte de foi » (R. Fouéré).
Nous avons tous des caractéristiques affectives et psychologiques, des passions, une manière de nous exprimer, des opinions, des goûts, des habitudes, des préférences, un environnement, différents pour chacun de nous. Toutes ces caractéristiques font que nous sommes tous uniques en notre genre, c’est la « loi de la différence ». Il est regrettable que ces différences naturelles et réelles soient généralement utilisées de sorte à maintenir, par le moyen de l’identification psychologique, la certitude imaginaire en l’existence d’un moi séparé qui se superpose au processus anonyme et spontané de l’unicité individuelle qui, paradoxalement, est inséparable de la totalité cosmique.
Krishnamurti distingue nettement tempérament individuel et unicité individuelle. Il dit en substance :
« À travers un tempérament, vous ne pouvez pas percevoir ce qui est au-delà de tous les tempéraments ; de même qu’à travers un cadre vous ne pouvez pas percevoir ce qui dépasse tous les cadres.
« Ne confondez pas le tempérament individuel avec l’unicité individuelle ; les tempéraments dépendent de la naissance, impliquant des différences en ce qui concerne l’environnement, l’hérédité, etc. Tandis que l’unicité individuelle est continue à travers la naissance et la mort, est le seul guide durant toute votre existence en tant qu’individu séparé, jusqu’à ce que vous parveniez au but [1]. »
« Vous devez être intrinsèquement seul. Vous devez devenir votre propre loi afin d’être libre de toute loi. La découverte de l’unicité, c’est la solitude ; ce n’est pas l’unicité d’expression, mais l’unicité de l’unité. De cela vient la pleine conscience et, par cette conscience, la réalisation de la plénitude [2]. »
« Nous devons dès lors commencer à libérer la puissance créatrice qui est en nous. Cela signifie que nous commençons à être conscients de l’unicité individuelle. Chaque individu est unique, différent des autres, il n’est semblable à personne ; mais, par unicité, je n’entends pas l’expression de désirs égocentriques [3]. »
Et le but (se rendre disponible à ce qui est) étant selon Krishnamurti l’éveil de l’intelligence, c’est-à-dire de la compréhension que « la conscience est la conscience partout où elle se trouve – il n’y a ni haut ni bas. Dans le présent seul est l’univers entier. L’univers entier est dans cette étincelle qui est complète en chacun de nous, et la réalisation de cette plénitude libère l’homme de la douleur, des oppositions et de l’idée de dualité [4]. »
L‘être humain ne naît pas éveillé à sa nature profonde, l‘éveil en nous de cette conscience, nous devons l’acquérir dans le présent de la vie quotidienne quand le mental se débarrasse des obstacles qui le maintiennent dans son sommeil intérieur. En fait, il s’agit pour nous de sortir du rêve de la conscience séparée imposé par l’idée d’un moi séparé.
Le tout jeune enfant, à l’aube de la conscience qu‘il a de lui-même « pense » qu‘il est le principe moteur de l’univers. Ensuite se développent progressivement l‘idée du moi distinct et parallèlement la perception du non-moi. Il conçoit de plus en plus qu’il existe des biens différents de ceux qu‘il veut pour lui-même, et en même temps il prend conscience qu’il n’est donc pas le principe moteur de l‘univers. En réalité, il n‘est que le principe moteur de son film imaginaire. Seul l‘être humain (tout au moins sur la Terre), parce qu’il prend conscience de la dualité moi/non–moi, peut avoir l‘intuition intellectuelle du principe conciliateur : source unique et motrice de tout l’univers.
C’est probablement en ce sens aussi que l’on peut affirmer que seul l’homme a la possibilité latente de s’éveiller à l’ultime réalité puisqu’il est, apparemment, le seul être vivant capable de se penser lui–même ; d‘opérer ainsi la distinction moi/non–moi et, par la compréhension intelligente et intuitive, surmonter son ignorance primaire en un moi séparé ; et accéder à la source unitaire de toute la création.
L’évolution humaine (l’accès au supra-mental) doit et devra passer nécessairement par une véritable mutation psychologique au sein de notre conscience dominée par une vision dualiste.
Aucun des mécanismes politiques, économique, scientifique, religieux, etc., ne pourra résoudre l’énigme fondamentale qui poursuit l’humain depuis des siècles d’ignorance dans son attachement aux seules valeurs matérialistes. Un changement intérieur est nécessaire, un « saut quantique », c’est la seule issue, le seul chemin vers une humanité durable (car ascendante vers le spirituel) dans la conscience de l’unité commune.
« Nous pourrions figurer schématiquement le cerveau sous la forme d’un point ou d’un centre de perception pure, doué d’une sensibilité extraordinaire.
« Tout ce qui se passe autour de ce point est continuellement enregistré sous forme de perturbations électromagnétiques.
« ... Finalement, cette accumulation mémorielle revêt le caractère d’une telle complexité, d’une telle densité que des phénomènes secondaires vont apparaître en elle.
« ... Des courants secondaires apparaissent et engendrent tout un processus de phénomènes « parasites ». Aux yeux des éveillés, la conscience de soi n’est rien d’autre qu’un « courant secondaire », un « phénomène parasite ».
« Sur ce qui n’était qu‘un simple processus impersonnel, non individualisé, de perception pure, une entité s’est édifiée. Elle s’est construite grâce à l’impression de solidité psychologique formée par la complexité des accumulations mémorielles. » (R. Linssen).
Il ne s’agit pas de nier l’unicité individuelle qui est, répétons-le, naturelle et réelle.
En fait, nous dénonçons le caractère illusoire de l’identification à l’ego auquel nous attribuons une permanence imaginaire, une solidité artificielle qui se superpose à un processus parfaitement fluide et anonyme au service de la différence individuelle qui ne s’oppose ni au monde ni à autrui, et qui se sait apparente et éphémère : c’est la « loi du changement » qui complète la « loi de la différence ».
La satisfaction en fonction du moi engendre l’insatisfaction de n’être pas établi consciemment dans l’être essentiel. Nous passons alors notre vie à essayer de devenir quelque chose qui sape à la base notre identité profonde. Nous sommes donc foncièrement insatisfaits par « manque » d’identité réelle au sein d’un processus constitutionnellement insatiable. Nous avons d’ailleurs déjà constaté que notre organisme dans sa totalité psychophysique est troublé quotidiennement par une dualité non complémentaire entre le corps et l’esprit, l’affectivité et la raison, la partie animale et la partie abstraite. Ce manque d’unité intérieure traduit une absence d’amour de l’homme pour lui–même, de sa partie abstraite (l’intellect et la pensée) pour sa partie animale (les besoins et les sentiments). Faute de s’aimer justement lui–même, l’homme se divise intérieurement, se ferme à sa nature profonde, s’identifie à une image idéale ou ego et entrave la manifestation de l’intelligence indépendante.
Il est curieux de constater que nous avons un intellect et une affectivité complètement achevés, mais il nous manque la conscience vécue de l’unité complémentaire. Nous sommes prisonniers de notre système de pensée source d’émotions discordantes au détriment d’une intelligence indépendantes en connexion avec nos besoins essentiels et nos sentiments fondamentaux. C’est pour cela que nous avons l’impression qu’il nous manque quelque chose pour être parfaitement heureux, et cela quelle que soit notre réussite extérieure. En fait, il est probable qu’il ne nous manque rien, c’est un peu comme si nous étions fragmentairement achevés et globalement inachevés par carence d’unité intérieure. Nous avons tout, mais notre mauvais fonctionnement intérieur nous empêche d’être parfaitement nous-mêmes en fonction de notre nature profonde et universelle, de nos besoins et de nos sentiments les plus profonds. Ce déracinement spirituel qui se manifeste en émotions perturbatrices et en pensées superficielles (sans fondement) constitue l’insatisfaction sous–jacente sur laquelle s’édifie notre vie. Aussi c’est par ignorance que nous pensons que les événements extérieurs sont les seuls responsables de notre insatisfaction générale. Alors, inlassablement, nous cherchons des artifices, nous courons après des fausses valeurs, nous imaginons des projets nouveaux pour remplacer les anciens que la vie a déchus …
« Toute la destinée et la fonction de la Nature est de créer l’individu conscient de soi, qui sait qu’il constitue en lui-même une entité séparée, qui se sait différent des autres, en qui réside la distinction entre lui et les autres [5]. » Manifestement, ici, Krishnamurti se plie au langage des faits et constate que la presque totalité des êtres humains sont soumis aux conditionnements de l’ego ; mais il n’a de cesse de nous inviter à voir au-delà du connu, du limité, du personnel.
« Il est vain d’accroître au Nième degré cette conscience isolée du moi, qui demeurera toujours isolée, car elle a ses racines dans le sens de la séparation [6]. » Et, dans les pas du sage indiens, R. Fouéré dit : « Tous les efforts délibérés sont impuissants à la dissiper et, tant que la séparation subsiste, l’homme est enchaîné à la roue de l’inassouvissement et de la douleur. Lorsque l’homme reconnaît que son effort pour fuir ce problème inéluctable est voué à l’échec, il connaît alors la véritable solitude. Non pas une solitude particulière, mais la solitude, cette solitude essentielle, intrinsèque que Krishnamurti appelle l’unicité individuelle [7] »
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1 Citation extraite du livre de René Fouéré, Krishnamurti, ou la révolution du réel, édition Le Courrier du Livre, 2e édition, Paris, 1985, p. 196. Le passage de Krishnamurti est extrait de : Experience and conduct, 1930, p. 6.
2 Ibidem, p. 196, extrait de: Bulletin de l’Étoile, novembre-décembre 1931 (éditions anglaise).
3 Ibidem, p. 197, extrait de : Ojai, 1936, p. 8.
4 Ibidem, p. 175, extrait de : Bulletin de l’Étoile, de novembre-décembre 1932, p. 202.
5 Ibidem, p. 73, extrait de : Expérience and Conduct, 1930, p. 6.
6 Ibidem, p. 116, extrait de : Expérience and Conduct, 1930, p. 7.
7 Ibidem, p. 117.