Marie-Joelle Yebra
La musique platonicienne clef de l'harmonie céleste

(Revue Le chant de la licorne. No 29. 1989) La musique a de nos jours une finalité essentiellement divertissante. Cependant, il fut un temps où on lui reconnaissait des propriétés plus importantes, comme la capacité de faire accéder la conscience humaine à la source originelle de l’Ordre Cosmique. *** PLATON Les influences de Platon Platon […]

(Revue Le chant de la licorne. No 29. 1989)

La musique a de nos jours une finalité essentiellement divertissante. Cependant, il fut un temps où on lui reconnaissait des propriétés plus importantes, comme la capacité de faire accéder la conscience humaine à la source originelle de l’Ordre Cosmique.

***

PLATON

Les influences de Platon

Platon est un Athénien des Vème et IVème siècles avant J.-C., issu d’une noble lignée. Son éducation est très soignée, comme il convient à un enfant de haute naissance, et s’insère dans la plus pure tradition de l’éducation des enfants grecs depuis l’époque homérique: il apprend à honorer les dieux et à observer les rites de la religion (il gardera toute sa vie ce respect et l’imposera même dans ses lois) ; il participe aux cours de gymnastique et de musique qui constituent le fond de l’éducation grecque et, outre ces deux disciplines, étudie peinture et dessin. C’est Cratyle, disciple d’Héraclite, qui l’initie à la philosophie. Contemporain d’Euripide et d’Agathon, Platon a lui-même de grandes dispositions pour la poésie, et compose des tragédies, des poèmes lyriques et des dithyrambes.

A 20 ans, il rencontre Socrate et s’attache définitivement à la philosophie. L’enseignement du maître dure neuf ans et influence toute son existence. Après la mort de Socrate, le désir de s’instruire le pousse à voyager et l’entraîne dans un périple passant par l’Égypte, Cyrène où il étudie auprès du mathématicien Théodore, l’Italie où il se lie d’amitié avec les pythagoriciens Philolaos, Archytas, Timée, et approfondit auprès d’eux ses connaissances en arithmétique, astronomie et musique ; il visite enfin la Sicile. Platon a 40 ans lorsqu’il rentre à Athènes et il se met à enseigner, non pas comme Socrate, au hasard des rencontres, mais dans l’école qu’il fonde, à l’image des sociétés pythagoriciennes, nommée l’Académie de par sa proximité avec le gymnase Academos.

Trois époques se dégagent nettement qui correspondent chacune à une phase de son évolution par rapport à la musique. La première époque est celle de la musique vécue, expérimentée, comme un véritable tuteur de croissance ; la seconde, celle de la musique pensée, qui sert le philosophe ; la troisième, celle de l’approfondissement de son champ d’action dans une conception plus globale de l’univers.

Le Bien et la Tradition

Auprès de Socrate, la pensée de Platon se met en place, nourrie par celle du maître ; l’axe fondamental autour duquel sa philosophie va s’articuler s’installe et se précise: la notion du BIEN.

« Le Bien est le but suprême de toute existence, c’est dans le Bien qu’il faut rechercher l’explication de tout l’UNIVERS ». « Il suffit de connaître le Bien pour le pratiquer : la vertu est science, le vice, ignorance ».

Or, c’est d’abord le nom de Sophia que les anciens attribuèrent à la musique : intelligence, adresse, expérience, technique. Ce terme, cité par Solon, implique aussi la connaissance de lois exactes et la maîtrise d’une technique difficile. Il s’appliquera plus tard à la sagesse des philosophes. Platon déclare dans le Phédon que la philosophie est la musique suprême, reconnaissant ainsi à l’art des sons des affinités avec l’art de la dialectique. L’homme raisonnable ne doit-il pas œuvrer constamment pour maintenir en lui l’HARMONIE ou encore, le BEAU ?

Plus tard, après l’assassinat de Socrate et ses déceptions politiques, Platon perd l’illusion de vouloir réformer les individus pour procurer le bonheur à la cité. C’est peut-être alors, au contact de la civilisation égyptienne dont ni les arts, ni les coutumes n’avaient varié depuis des milliers d’années que Platon, élevé dans la fidélité de l’antique Tradition, va penser que les hommes peuvent être heureux en demeurant attachés à une forme immuable de vie ; que musique et poésie n’ont pas besoin de créations nouvelles ; qu’il suffit de trouver la meilleure constitution et de forcer les peuples à s’y tenir.

L’ÉDUCATION MUSICALE DANS LA GRÈCE ANTIQUE

Un art essentiel

Le degré élevé qu’atteint assez tôt l’éducation musicale à Athènes, témoigne de l’empressement des Athéniens à l’admettre comme un principe de la formation de l’homme libre. L’éducation des jeunes Athéniens est, en effet, fondée essentiellement sur les lettres, la musique et la gymnastique.

Comme le rapporte Protagoras au jeune Hippocrate à ce sujet (325e-226b), l’enseignement de l’enfant commence dès l’âge tendre ; il est dirigé, unique (tout son entourage y pourvoit) et direct: « telle chose est juste, telle autre injuste ; ceci est beau, cela est honteux ; ceci est saint, cela impie ; fais ceci, ne fais pas cela ». Les maîtres, eux aussi, veillent aux mœurs des enfants et leur donnent à lire et à apprendre par cœur les grands poètes afin que, pris d’émulation, ils les imitent et s’efforcent de leur ressembler. Les maîtres de cithare font de même et s’appliquent à rendre les jeunes tempérants ; puis, dès qu’ils possèdent le jeu de leur instrument, ils leur donnent à étudier les œuvres des grands poètes lyriques qu’ils chantent en s’accompagnant à la cithare. Les âmes des enfants, ainsi équilibrées par le rythme et les accords de la musique, se préparent à la parole et à l’action. La gymnastique, enfin, leur permet d’acquérir l’esprit de vaillance.

On peut constater, d’une part, que les études musicales occupent, dans ce tryptique, une place considérable ; d’autre part, que le système éducatif en vigueur à Athènes est défini selon deux principes: un dirigisme rigoureux et la recherche de la simplicité.

L’éducation athénienne, dans son ensemble, est un système directif qui nécessite une codification exacte et universelle allant de pair avec une politique conservatrice très marquée.

« (…) D’ailleurs, après que les enfants soient passés entre les mains des parents et des maîtres, la cité, à son tour, leur apprend ses lois et à régler leur conduite sur elle, comme un modèle, au lieu de les laisser faire à leur tête et suivant leur fantaisie. Ces lois ont été inventées, jadis, par de vertueux législateurs et la cité exige qu’on gouverne et se laisse gouverner par ses lois (…). » (Protagoras)

Dans ce sens, Platon dira, dans la République, que l’introduction d’un nouveau genre de musique est une chose dont il faut se garder: ce serait tout compromettre car on ne peut changer les modes de la musique sans bouleverser les lois fondamentales de l’État.

Le caractère fondamental d’une telle éducation réside dans la recherche de la simplicité, celle-ci devant être le pur reflet de la simplicité de l’âme. C’est en ce sens que la musique est adéquate en tant que méthode d’éducation ; elle procède essentiellement par imitation: démonstration du professeur, exécution de l’élève et rectifications.

C’est Damon l’Athénien qui, au siècle de Périclès (IVème siècle avant J.-C.), expose une nouvelle théorie de l’éthique musicale, émanant des anciennes croyances sur la musique en tant que « formatrice de l’âme ». D’où vient cette nécessité de redéfinir les cadres de la musique ? Jusqu’alors, la musique, héritée de la tradition aristocratique, n’est nullement enseignée dans le but de plaire. Sa fonction est d’abord religieuse, puis sociale. Or, un siècle avant Platon, on se plaint d’une évolution musicale pernicieuse que l’on s’efforce de freiner, déplorant sa tendance modernisante comme déterminante d’une décadence morale. Parmi les innovations, il en est de techniques, l’adjonction de nouvelles cordes à la lyre et à la cithare, par exemple ; de mélodiques avec l’introduction de nouveaux modes dérivés de la sévère harmonie dorienne, conforme à la tradition ; de formelles avec l’usage de l’hétérophonie qui fait chanter à part l’instrument accompagnateur, lui donnant une importance que la recherche de l’union parfaite entre le poème chanté et la musique lui refusait.

Tout cela est sévèrement combattu par Damon, puis par Platon ; ce n’est pas tant contre la richesse musicale elle-même que leur critique s’élève, mais contre le fait que la musique, se compliquant, perd ainsi son intérêt éducatif, utile à forger les âmes des jeunes citoyens, car ses vibrations s’éloignent de celles du Kosmos, qu’elle a pour mission de transmettre.

Les entités musicales agissent donc directement sur l’âme en formant le caractère de l’enfant selon le type désiré. Une éthique musicale se dégage qui peut être définie sur trois niveaux: celui des structures techniques embrassant l’Harmonique, la Rythmique, la Métrique, la Poésie ; celui des structures psychologiques et morales qui vont constituer les caractères répondant à l’idéal choisi ; celui enfin des structures politiques qui vont établir ces lois et veiller à leur application.

L’ÂME DU MONDE

Lien entre l’intelligible et le sensible

La notion de l’Âme est un pilier de la philosophie de Platon: elle est éternelle et le tout de l’homme. La théorie des Idées mise en place par le grand penseur est directement liée à son immortalité ainsi qu’au phénomène de la réminiscence. En effet, l’âme joue un rôle d’intermédiaire: elle apporte à l’homme le souvenir de la vision dans d’autres mondes, des Idées harmonieuses du BEAU, du BIEN et du JUSTE. De la même façon, si elle est considérée en tant que « vision sonore », la musique (de « muse » qui traduit un élan antérieur à tout art) peut être analysée comme un potentiel énergétique, insaisissable à l’origine, qui devient saisissable par le biais de la perception auditive, tout en gardant une attache solide avec son essence insaisissable.

Or, la perception que l’homme a du monde illimité qui l’entoure, est sa faculté d’en capter des informations et de les canaliser jusqu’au champ limité de sa conscience par le truchement de son appareil sensoriel. Comme le note Georges Arnoux dans son livre sur Platon, Phronesis en grec est la « conception des choses » et Phren, sa racine, signifie « membrane », image de cette fonction de connaissance. Entre le monde sonore et l’homme, la membrane par laquelle s’opère la première étape de la mutation sensorielle est le tympan: un son provenant d’une source y parvient en faisceau d’ondes multiples liées aux vibrations ; la membrane vibrant à son tour est le lieu où les vibrations sont filtrées, avant d’être transformées en influx nerveux dans le limaçon, afin qu’une information parvienne à l’intellect humain.

Le même processus peut être projeté à la dimension de l’Univers. Il existe des informations dont la source originelle est d’ordre cosmique et qui parviennent à l’homme par l’intermédiaire d’un lieu de mutation qui les met à sa portée. Physiologiquement, pour l’homme, on peut dire que cette fonction est remplie par le tympan. Spirituellement, c’est la musique, la musique dans son essence, expression sensible de l’âme du monde. Comment reconnaître cette « Musique des Sphères » ? Elle est basée sur la science des Nombres, eux-mêmes expressions de l’Univers, l’Ordre, le Kosmos.

Les doctrines pythagoriciennes

C’est ici qu’interviennent les doctrines issues de l’enseignement de Pythagore. Platon a appris des Pythagoriciens que les nombres auxquels se réduisent les lois de la nature sont les seules données fixes et certaines dans le changement perpétuel de toutes choses. Aussi, dans le Timée, il a recours aux nombres pour expliquer le monde et l’âme du monde, lien entre le monde intelligible et le monde sensible. Son explication mathématique corrobore exactement celle, empirique, de Pythagore, que rapporte la légende du monocorde (voir encadré). L’âme du monde est semblable à une bande de matière souple que le « démiurge » (le créateur chez Platon) divise en deux parties exprimées par des nombres qui forment deux progressions géométriques de 4 termes ; l’une paire: 1-2-4-8 ; l’autre impaire: 1-39-27. Placés sur un seul rang, ces nombres donnent la série: 1-2-3-49-8-27, et du rapport de ces nombres entre eux, résultent les fractionnements naturels et simples de l’UN, l’UNITÉ (en l’occurrence la corde du monocorde) engendrant les intervalles musicaux qui expriment, eux, des rapports de sons.

Comment ces intervalles simples reflètent-ils l’ordre de l’Univers ?

Le fil unique du monocorde, libre et tendu aux deux extrémités, vibrant sur toute sa longueur, représente l’unité originelle. Cette vibration produit un son, DO par exemple, et contient tous les autres sons, puisqu’elle est l’image de l’Univers (beaucoup plus tard, au XVIIIème siècle, la découverte physique des composantes d’un son, appelés « harmoniques » va confirmer cette hypothèse née de la compréhension des lois de la Nature).

La division la plus simple de cette corde est la division en deux parties égales. Chaque moitié vibre alors deux fois plus et le son produit par elles est un DO plus aigu, l’OCTAVE du son de départ. L’octave est un intervalle statique, intemporel, car il ne permet pas d’exécuter une mélodie. Le nombre DEUX ne modifie pas le caractère de la vibration, il induit une évolution verticale, celle des hauteurs qui différencient l’espace Ciel/Terre.

La division par TROIS de la corde fait vibrer ses 2/3 et donne le rapport fondamental de l’intervalle de QUINTE, le SOL par rapport au DO. Ce son obtenu est la première différenciation, le premier élément permettant la mélodie, la construction horizontale du plan musical, la TEMPORALITÉ. La division ternaire est à l’origine de la génération du mouvement de la vie.

La QUARTE est le complémentaire de la QUINTE, toujours dans l’unité de l’octave, selon la loi du renversement des intervalles. Son rapport est 4/3 et donne le son FA (à partir du DO).

En résumé, des deux possibilités de division, par deux ou par trois naissent trois intervalles: l’octave, la quinte et la quarte ; et de leur juxtaposition sur une même corde naît le rapport 9/8 de l’intervalle de SECONDE, entre le FA et le SOL.

Les nombres dont sont composés les rapports d’intervalles sont ceux de la série 1-2-3-4-9-8-27 (27 étant le cube de 3) ; ramenés à leur expression numérale la plus simple: 1-2-3-4, ils engendrent la série privilégiée des 4 premiers nombres entiers, appelée tetrakys et donnant, pour les Grecs, la clef de définition de tous les autres intervalles.

Néanmoins, l’explication de l’expérience de la musique vécue par les Grecs anciens en tant que principe spirituel parce qu’image vivante de l’âme du monde, liée au sentiment prégnant de l’ordre architectural du Kosmos, n’a aucun rapport avec une abstraction scientifique ; c’est avant tout une expérience intérieure de la Beauté de l’Univers, de l’harmonieux concert de tout ce qui y participe, de l’équilibre enfin.

C’est ainsi que la maladie s’explique comme le déséquilibre engendré par une prédominance de l’âme sur le corps et vice versa. Platon dit que pour garder la santé, il faut garder la proportion entre l’âme et le corps. C’est pour cela qu’il faut les exercer tous deux à la fois, l’un par la musique et la philosophie, l’autre par la gymnastique.

L’ÉVOLUTION DE LA GAMME

Les principaux systèmes

La gamme de Pythagore, appelée encore « gamme des violonistes » (ceux-ci s’accordent toujours par quintes naturelles) et celle de Zarlino, vers 1550, nommée « gamme des physiciens », sont toutes deux des gammes qui obéissent à des lois d’engendrement naturel. La première trouve ses sons dans la succession cyclique des intervalles de quintes, la quinte étant l’intervalle essentiel et privilégié parmi ceux nés de la tetrakys grecque: DO-SOL-RE-LA-MI-SI-FA-DO. La seconde est engendrée de la même façon, mais par le cycle des tierces naturelles, dont le rapport 4/5, faisant intervenir le nombre 5, intrus inconcevable pour la pensée grecque qui a imprégné tout le Moyen-Âge, ne pouvait être pris en compte sans porter atteinte à tout l’édifice de base de cette « Sainte Tetrakys ».

Plus tard, à l’aube du XVIIIème siècle, les mathématiciens-théoriciens établissent le tempérament égal actuel, qui divise l’octave en 12 demi-tons absolument égaux. Initiative qui fait de la gamme bien tempérée obtenue, dénommée « gamme des pianistes » (parce que née des nécessités posées par l’accord des claviers), un système éminemment pratique, ouvrant un jeu immense de possibilités créatrices utilisant les différentes tonalités, réglant définitivement le problème posé par l’accord des orgues, clavecins, variant jusqu’à présent selon les morceaux interprétés. Le grave inconvénient est que tous les intervalles, hormis l’octave qui est le seul commun à tous les systèmes qui ont vu le jour, sont faux et artificiels. Ceci n’a pas empêché l’épanouissement de siècles de musique tempérée, les mêmes intervalles « fabriqués » par l’homme, servant toujours de référence à ce que l’on appelle « avoir l’oreille absolue ».

Deux questions se posent alors de façon impérieuse: d’abord, comment s’est effectué le passage d’un système naturel à un autre artificiel, dorénavant choisi par l’Occident ? Ensuite, quelles sont les conséquences de cette adoption ? Est-ce la signification d’une perte pour l’homme, celle de la possibilité de percevoir les réalités universelles en écoutant et en utilisant une gamme fabriquée pour ses besoins propres ?

La réponse de Platon

Le platonicisme doit sa naissance à plusieurs influences. Pourtant, deux maîtres dominent sans conteste, et l’histoire de la philosophie de Platon est la tentative de conciliation des deux enseignements. Il apprend d’abord d’Héraclite (par l’intermédiaire de Cratyle) que toutes choses sont emportées par le flux perpétuel du devenir. Ensuite, il rencontre Socrate, qui cherche pour chaque chose sa définition, afin de constituer l’accord, de trouver la paix, celle de l’homme avec lui-même, celle de l’homme avec les siens dans la cité. Pourquoi la guerre, sinon que personne n’arrive à s’entendre ni avec l’autre, ni avec soi, au sujet du juste et de l’injuste (Premier Alcibiade III). Il faut définir pour s’entendre, c’est la leçon que Platon retient de Socrate. Mais justement, on ne peut pas définir les choses: emportées qu’elles sont dans un changement incessant, elles ne sont jamais, ni ceci, ni cela, ni rien que l’on puisse déterminer.

Le non-aboutissement, le heurt de ces deux enseignements est d’autant plus violent que Platon expérimente toute sa vie le désordre d’un monde, d’une époque déchirée. Les choses sont ainsi faites que nous ne pouvons nous entendre ; la polémique règne ; le repos n’est assuré, ni dans le savoir des choses, ni dans la cité.

Le choix de Platon, au lieu de renoncer à la recherche socratique, va se situer au-delà, en trouvant une réalité sur laquelle il peut bâtir un ordre dans le discours et dans la cité: celle d’un autre monde, au-dessus de celui, si décevant, qui est le nôtre. Le NOMBRE, seul fixe et immobile, est l’architecture de ce monde. Ainsi, c’est en s’élevant vers le Divin que la philosophie de Platon illumine la pensée grecque. C’est parce qu’elle part du Divin qu’elle résonne merveilleusement avec celle du christianisme juste naissant, puis grandissant, quatre siècles plus tard. Et c’est la direction de cette pensée qui amène le philosophe à développer un esprit de système dans ses conceptions artistiques, qui peuvent être considérées comme sclérosantes. Quels sons régénérants, transcendants, peuvent sortir de la cacophonie du monde, de son impermanence, pour l’être passager qui y effectue un parcours ?

Réponse par rapport à l’histoire

La croyance, qui fait de l’Harmonie, structure engendrée par les rapports entre les nombres, l’image de l’Univers, se maintient très longtemps. Pour Boèce, au VIème siècle après J.-C., la « musique des sphères » est l’une des trois divisions fondamentales de l’étendue de la musique, dont la valeur éducative est indéniable. Les lois qui la régissent permettent de partir à la découverte du mouvement des mondes et de la révolution des planètes.

Pourtant, pendant le même temps, la musique se transforme ; le grégorien achève son règne et la polyphonie naît et s’enrichit. Surtout, on assiste à l’intégration lente mais progressive de l’intervalle de TIERCE sous ses deux formes: majeure, formée de deux tons, mineure, d’un ton et d’un demi-ton. Au début de l’ère chrétienne: elle est bannie parce que trop sensuelle et lascive. En 1025, elle est dissonance. En 1100, la tierce majeure devient presque une consonance. En 1200, les deux tierces sont considérées comme consonances imparfaites. Vers 1450, la tierce devient prédominante dans l’écriture et la valeur expressive: tierce majeure = joie, tierce mineure = tristesse.

S’ajoute de surcroît un point capital: l’objectivité de la perception auditive. Mélodiquement, les tierces majeures et mineures du système de Pythagore semblent plus agréables à l’oreille que les tierces naturelles de celui de Zarlino ; quand il s’agit, par contre, d’accords simultanés parfaits majeurs ou mineurs, les tierces zarliniennes semblent meilleures.

Or, la phrase musicale, la mélodie grégorienne qui est à l’origine du contrepoint et de la polyphonie, règne en maître durant tout le Moyen-Âge ; la musique se déploie sur un plan essentiellement horizontal ; s’il y a accord, il n’est que fortuit, ne devant son existence passagère qu’au jeu des lignes qui s’enchevêtrent.

Au XVIème siècle, l’hégémonie du règne de l’harmonie en tant que science de la succession non pas de sons, mais de groupes de sons (les accords) est déjà bien installée. Tout le plan musical a basculé, cette fois, sur un axe essentiellement vertical, et l’oreille commence à fonctionner selon d’autres données.

La signification de ce passage est profonde, qui correspond au bouleversement de toute la pensée occidentale par rapport à sa vision du monde. Elle peut être, d’ailleurs, pressentie dans l’art en général, la peinture et l’architecture en particulier. Une phrase suffit à la résumer: le contrepoint chante Dieu ; l’harmonie chante l’Homme.

Musique de Dieu ou Musique de l’Homme

La ligne grégorienne, humble, se suffit de sa temporalité ; elle se met sous la tutelle de Dieu et glorifie la sérénité du souffle de l’Univers, en s’en approchant ; le phrasé grégorien est merveilleusement adapté à la respiration du chanteur, et la virtuosité de ce dernier réside surtout dans son intonation juste et parfaite des rapports d’intervalles, favorisant l’entrée en résonance du chant avec l’architecture des maisons de Dieu. La plénitude dépouillée du cantus épouse les formes romanes toutes en rondeur. La voix grégorienne, elle-même, ne s’épanouit que d’une façon feutrée et intériorisée afin de mieux se fondre dans la communauté.

Avec l’harmonie, l’oreille apprend à explorer une palette inouïe de nouvelles sensations. La saveur de chaque accord, sa radiance spécifique, sa couleur, sa force ou sa faiblesse selon sa place dans l’édifice musical, en fait une matière propre à assouvir les désirs de l’homme, de plus en plus tourné vers la recherche de lui-même et de ses plaisirs. Il semble être la première conquête spatiale de l’être humain. La souplesse de la ligne mélodique grégorienne, non dépourvue de volutes ornées, traduit le mouvement perpétuel de l’éternité qui nous dépasse ; sa limite est, seule, celle du texte sacré qu’elle proclame.

L’accord, en tant qu’entité à part entière, fixe ce flux quasi respiratoire: il se suffit à lui-même. Aussi, l’homme, pour éviter l’immobilisme qui ne peut être musique, crée tout un système de rapports entre les accords, fondé sur la dynamique tension-détente, qui se trouve être en parfaite adéquation avec le fonctionnement de ses propres émotions. On pourrait dire que Wagner, beaucoup plus tard, poussant à l’extrême, jusqu’au paroxysme antiphysiologique, ce phénomène dynamique qui va du déséquilibre de l’accord dissonant, instable, vers sa résolution consonante parfaite et stable, trouve une sorte de nouveau dépassement de la condition humaine, en partant de l’humain lui-même. On pourrait dire aussi que la musique contemporaine, en refusant la hiérarchie des sons entre eux, qui seule permet ce dynamisme, se retrouve peut-être dans une situation semblable à celle de l’aube des temps musicaux, sans, toutefois, de connexion avec un ordre spirituel. D’où l’expérience souvent cacophonique et chaotique qu’en font ses auditeurs…

Le tournant du XIIIème siècle: l’ARS NOVA

Dans l’histoire de la musique, le tournant s’amorce au XIIIème siècle avec l’Ars Nova. Après la force d’inertie basée sur la Tradition antique, qui fixe exactement les normes musicales, l’homme découvre qu’il peut créer: l’écriture musicale lui donne le moyen de contrôler la musique, de la préciser, de découper le temps, qui, continu et sacré, n’appartenait alors qu’à Dieu.

Au XIVème siècle, la société commence à compter avec la bourgeoisie montante ; les valeurs vénales font leur apparition, celles musicales aussi, codifiées par l’écriture des différentes durées. Aussi, durant la Renaissance, si la musique est toujours pensée comme organisation numérique (les travaux de Zarlino, entre autres, le prouvent), elle n’est plus chose divine, mais chose de l’entendement humain. Tout l’art à partir du XVème siècle, tend à rapprocher le sacré de l’humain. Ce n’est plus la réalité transcendante qui est représentée, mais le monde. En peinture, les recherches de profondeur, de perspectives, témoignent aussi de la volonté de gagner l’espace, celui dans lequel l’homme peut s’inscrire ; avec les Parfaites Proportions de Léonard de Vinci, l’homme devient la mesure du monde.

PERSPECTIVES: INTÉRÊT D’UNE RÉFLEXION SUR LA MUSIQUE PLATONICIENNE

Il est important de formuler un cadre précis à l’analyse de la pensée de Platon, pensée qui, dans le domaine musical, peut déconcerter le lecteur d’aujourd’hui. Le plus grand homme est enfermé dans son milieu historique. Platon y trouve sa grandeur en se haussant jusqu’à ce qui est valable hors du temps, et aussi ses limites, dues aux traits spécifiques de son époque et aux matériaux dont il dispose pour étayer sa philosophie ; quant à la limite induite par sa personnalité, elle apparaît lorsque sa pensée se fait doctrinaire ou didactique.

Si le lecteur du XXème siècle se trouve fort surpris, rebuté peut-être ou souvent décontenancé par la peinture du monde qui est proposée, si les complexes constructions scientifiques que le philosophe met en place sont loin de satisfaire aux exigences des intellects forgés par plusieurs siècles d’une pensée scientifique qui a pris corps au siècle des lumières, c’est qu’un abîme sépare le critère de science, chez Platon, de celui dont notre époque se regorge et qu’elle nomme « science moderne ».

Karl Jaspers éclaire la différence des deux conceptions ; pour Platon, la science est toute pensée propre à l’homme qui, se transformant, acquiert une ressemblance avec le divin ; pour nous, c’est l’évidence contraignante qui ne fait appel qu’à l’entendement, laissant tout ce qui est privé et personnel à l’homme lui-même, hors de la question. Pour Platon, c’est la satisfaction profonde ; dans la science moderne subsiste « l’à quoi bon » sans réponse, dans une marche sans fin où sont construits les degrés pour les progrès ultérieurs et qui laisse inassouvi tout être qui ne se contente pas de ce labeur dans l’indéfini. Platon la considère comme la connaissance ; nous ne la ratifions que si elle répond aux exigences de l’expérience. Alors, méditer sur la musique platonicienne dans ce contexte élargi où elle s’articule, revient à réfléchir sur l’inconscience actuelle que l’homme a de son évolution au sein de son existence et de l’Univers. La conviction profonde que la connaissance, l’art et la religion sont nés d’une source commune, baigne l’esprit des personnalités antiques, peut-être initiées aux Mystères. Cette disposition particulière de leur âme à ressentir l’unité interne du monde a été perdue.

COMPRENDRE L’HARMONIE MUSICALE GRECQUE

Le mot « Harmonie » vient des lointains les plus reculés de la Grèce antique, bien que le sens que lui donnaient les Grecs ne soit pas du tout celui qu’il revêt en musique depuis le XVIIème siècle, lorsque les théoriciens commencèrent à dégager la science harmonique de l’écriture polyphonique.

L’harmonie aujourd’hui se définit comme la science ayant pour objet l’étude des accords, de leurs sens et de leurs combinaisons.

La notion d’harmonie s’est identifiée très tôt dans la Grèce antique à la notion d’échelle. L’harmonie, c’est le mode, c’est-à-dire une disposition type de sons contenus à l’intérieur de l’octave et une succession caractéristique des intervalles inégaux qui les séparent. Parmi toutes les combinaisons possibles de sons contenus dans l’octave (il en existe d’innombrables, dont les hiérarchies complexes font la richesse des musiques extra-européennes et occidentales), la musique grecque classique opéra une sélection de sept sons, scientifiquement établie en fonction des intervalles obtenus en divisant par moitié, tiers et quart, une corde vibrante (celle du monocorde mis en place par Pythagore). Ainsi, était établie la valeur de consonance parfaite (c’est-à-dire l’affinité entre deux ou plusieurs sons émis successivement ou simultanément et qui donne une perception auditive de fusion) des intervalles de l’octave, la quarte et la quinte ; dans l’accord des instruments sur ces intervalles, furent trouvés ensuite les sept sons de l’harmonie dorienne, c’est-à-dire de la gamme, l’échelle formée de deux tétracordes (groupe de quatre sons) identiques descendants, présentant la même succession d’intervalles.

Les autres modes grecs, très différenciés, naquirent de l’énoncé de ces intervalles selon le degré choisi comme point de départ parmi ceux de la gamme dorienne de base. Deux groupes de modes se séparèrent alors, ceux, nobles, des harmonies doriennes: modes dorien, myxolydien, éolien ; ceux, plus orientaux et plus tardifs, des harmonies phrygiolydiennes: modes phrygien, ionien, hypolydien.

À partir d’une certaine époque, les musiciens grecs introduisirent entre quelques-uns des degrés des modes précités, des chromatismes, valeur d’environ un quart de ton, propres à faire valoir la virtuosité des chanteurs. Platon s’attaqua avec virulence à cette pratique qu’il analysa comme un symptôme de décadence par rapport à la pure tradition.

L’homme aujourd’hui est un être désarticulé ; ayant perdu ses racines, il n’a plus conscience de la totalité de son propre développement, uni à celui de l’Univers, et qui est révélé par l’unité de tout ce qu’il doit vivre par la connaissance, l’art et la religion.

La connaissance s’intellectualisant et la religion coupée des autres domaines, dessèchent son âme ; l’art, de plus en plus replié sur lui-même, déconnecté de sa fonction sociale, la rend insensible.

Sommes-nous capables d’entendre la musique parvenue jusqu’à nous sous forme de fragments épars, tronqués, mis à jour par l’archéologie, de la même façon que les peuples antiques, c’est-à-dire comme une source vive de forces créatrices pour l’homme ? Les avis sont partagés à l’audition des reconstitutions tentées par certains musiciens. Mais, nous pouvons certainement en apprécier les effets, loués par Platon, à travers l’écoute de la musique grégorienne, qui en est un prolongement. Et, plus proche encore de nous, l’œuvre géniale et incontestée de Jean Sébastien Bach se dresse, preuve du merveilleux équilibre, de la sublime proportion dirait Platon, réalisée par le créateur musicien, entre sa condition humaine et sa sereine et claire certitude de la réalité divine.

BIBLIOGRAPHIE

CHAILLEY Jacques: « Expliquer l’Harmonie » Collection Ed. Rencontre 1967

DESCOMBES Vincent: « Le Platonicisme » Collection SUP PUF 1971

JASPERS Karl: « Les grands philosophes » II, Collection 10/18

MOUTSOPOULOS Evanghélos: « La musique dans l’œuvre de Platon », PUF 1959

PLATON: « Timée », « La République », « La Politique », Collection GF Flammarion 1969

ROBIN Léon: « Les rapports de l’être et de la connaissance d’après Platon », PUF 1957

RUDHYAR Dan: « La magie des tons et de la musique », Arista 1982

STEINER Rudolf: « L’essence de la musique »

VIRIEUX-REYMOND Antoinette: « Platon », Seghers 1970

DISCOGRAPHIE

PANIAGUA Grégorio: « Musique de la Grèce antique », Atrium musical de Madrid

Disque compact « Harmonia Mundi » (juin 78)