Jean Markale
Naître, connaître et re-naître

J’ai revêtu une multitude d’aspects avant d’acquérir ma forme définitive, il m’en souvient très clairement… TALIESIN Chaque être humain est amené, un jour ou l’autre, à se confronter avec l’idée de la mort et, par conséquent, à se poser la question de savoir si la mort est une fin ou un passage. Les apparences plaident […]

J’ai revêtu une multitude d’aspects avant d’acquérir ma forme définitive, il m’en souvient très clairement…

TALIESIN

Chaque être humain est amené, un jour ou l’autre, à se confronter avec l’idée de la mort et, par conséquent, à se poser la question de savoir si la mort est une fin ou un passage. Les apparences plaident pour la première solution. Pourquoi faut-il donc que l’être humain la refuse parfois avec violence et qu’il imagine, contre toute logique rationnelle, que la deuxième solution est la bonne ? Pourquoi ce refus, même s’il est assorti de doutes? Pourquoi cette tentative qu’on peut sentir désespérée pour sortir de l’impasse, du néant, et pour bâtir avec cohérence des systèmes selon lesquels la mort ne peut être qu’une autre naissance ? Il faut bien qu’à défaut de preuves, il y ait de fortes présomptions en faveur d’une quelconque survie. Même ceux qui considèrent la mort comme une fin absolue de l’être sont amenés à se consoler dans la pensée que le corps, se dissolvant dans la nature, participera à une autre vie, matérielle, celle-là, capable de prendre toutes les formes possibles. Cela tient sans doute au fait que le néant total est inimaginable. Dans ces conditions, on doit reconnaître que la vie, quelle que soit sa nature exacte, fait partie d’un tout et doit trouver quelque part sa justification.

Il va sans dire que cette notion, qui nécessite une réflexion d’ordre philosophique, m’est restée très longtemps étrangère. J’ai vécu mes premières années d’existence dans une sorte de « confort » psychologique où l’on n’avait pas à se poser de questions puisque tout était résolu d’office dans l’adhésion totale à la Foi, telle que l’Église catholique romaine la répandait à l’époque. Mon premier apprentissage de la mort, comme celui de la vie d’ailleurs, je le dois à ma grand-mère. Un jour, je crois que j’étais très jeune, sans pouvoir me rappeler exactement le temps, j’en étais venu à poser des questions sur la vieillesse, ou le vieillissement, je ne sais plus, et ma grand-mère m’avait expliqué cet état comme étant l’aboutissement de la vie et l’annonce d’une disparition prochaine, d’un retour aux origines, autrement dit la poussière. « Tout le monde meurt, tôt ou tard, mais nous ressusciterons après le passage dans le monde du silence. » C’est sans doute la plus ancienne formule métaphysique – ou religieuse – que j’aie entendue dans cette vie actuelle. Elle suffisait pour déclencher des réactions de la part d’un jeune garçon plongé dans un quotidien qu’on s’efforçait de rendre le plus exempt possible de soucis et illuminé par une tendresse qui ne s’est jamais démentie. Ce bonheur – car c’en était un – suave et pour ainsi dire inconscient qui était le sien n’était-il donc pas permanent ? Comme je ne pouvais pas, à l’époque, imaginer ma propre mort, j’eus dès lors la hantise de me retrouver un jour devant ma grand-mère morte, de la voir disparaître définitivement au fond d’un trou noir, de ne plus jamais l’entendre me parler de sa voix douce un peu malmenée par les épreuves qu’elle avait dû subir, de me trouver donc seul en face de moi-même, sans cette tendresse, sans cet amour prodigieux qu’elle me témoignait à chaque instant du jour et de la nuit. Avec le recul du temps, je ne peux aujourd’hui que constater que l’apprentissage de la vie passe d’abord par l’apprentissage de la mort. Mais on n’en a pas conscience quand on se contente de regarder les papillons tourbillonner autour des fleurs d’un jardin de banlieue, par une chaude soirée d’été…

Nous allions à la messe, bien sûr, mais pas seulement à la messe, ma grand-mère et moi, à toutes les cérémonies que le zèle du curé de la paroisse suscitait. Et elles ne manquaient pas, avant cette Seconde Guerre mondiale… J’ai été élevé et éduqué selon les normes les plus strictes du catholicisme romain, dans le mépris le plus complet des « païens », de ceux qui ne croyaient pas, et dans la plus grande défiance des « hérétiques », ces horribles protestants qui avaient osé défier l’autorité de notre saint Père le Pape qui, comme chacun sait, est le successeur de l’apôtre Pierre et le vicaire de Dieu sur cette terre de misères. Quant aux Musulmans, aux Hindouistes, aux Bouddhistes, inutile de préciser que c’étaient des pauvres gens qui ne pourraient jamais être sauvés puisqu’ils n’avaient pas eu accès à la Vérité, la seule, celle répandue de Rome, ex cathedra. L’ironie du sort, c’est que ma famille maternelle professait un athéisme farouche, mais nous avions rompu les ponts avec ces gens-là. J’étais donc un bon catholique, par tradition autant que par conviction. Car comment aurais-je pu douter un seul instant des enseignements de notre sainte Mère l’Église, puisqu’ils m’étaient transmis à la lettre par ma grand-mère, celle que j’appellerai toujours ma « plus que mère », car c’est à elle que je dois tout, mes joies de vivre, mes élans du cœur, mes convictions et, je ne l’oublie pas, mes contradictions qui sont nombreuses. C’est sans doute pour cela que j’ai contracté un premier mariage avec une femme issue d’un milieu laïque bon teint, et un second avec un pur produit du calvinisme le plus intransigeant. Ainsi va la vie. Ainsi vont les turbulences qui marquent les quelques années que nous avons à remplir pour prétendre frapper à la porte de cet Autre Monde si richement décrit par les vieilles légendes qui rôdent dans nos mémoires.

Quand nous allions à l’église, ma grand-mère ne manquait jamais de m’emmener dans une petite chapelle latérale où s’étalait la longue liste des « enfants de la paroisse morts pour la France ». Le nom de mon oncle, son fils aîné, mort à dix-neuf ans, y figurait en bonne place. Ma grand-mère murmurait une courte prière et je sais qu’elle y mettait tout son cœur, toute sa foi. Le drame de ce fils tué dans une guerre absurde, comme toutes les guerres, l’avait tellement marquée qu’elle ne pouvait se résoudre à accepter une telle injustice. Pourtant, elle était résignée, prête à accepter toutes les épreuves auxquelles Dieu la soumettait. Il avait d’ailleurs bien fallu qu’elle les supportât, à la limite de l’intolérable. Et nous allions très souvent au cimetière, sur la tombe de son fils et de son mari. Et elle me disait : « Ils nous voient, ils sont là près de nous. Nous, nous ne les voyons pas, mais ils sont présents. » J’imaginais alors le visage de cet oncle et celui de ce grand-père que je ne connaissais que par des photographies déjà jaunies. Je les sentais au-dessus de nous, souriants, heureux de notre appel vers eux. Il devait y avoir, en ces moments privilégiés, de subtiles communications entre deux dimensions du monde. Oui, ils étaient là, je ne pouvais pas en douter.

Ma grand-mère vivait avec ses défunts. Sans négliger aucunement les activités quotidiennes de l’existence, elle y mêlait sans cesse ceux qu’elle avait aimés, ceux qui l’avaient aimée. Si j’analyse maintenant son comportement, j’y vois assurément une grande certitude appuyée sur une tradition celtique inhérente à ses origines. Fille des Landes de Lanvaux, dans une Bretagne intérieure battue des vents venus de la mer mais qui restait à l’époque à l’écart de tous les courants perturbateurs de la civilisation, elle avait grandi dans la modestie, pour ne pas dire la pauvreté. Mais elle avait conservé cette richesse intérieure qui était celle de ses ancêtres. Depuis lors, j’ai tenté de remonter le temps à la recherche de cette spiritualité celtique que ma grand-mère incarnait : j’y discerne une synthèse entre la foi catholique, appuyée sur les Évangiles, et la certitude mystique héritée de ces époques où les héros se lançaient éperdument sur les mers à la recherche de l’île des Pommiers.

Cette constatation, qui s’impose à mon esprit, a provoqué sa propre démarche intérieure : j’en arrive à penser que la Foi n’est rien sans la Certitude. La Foi est une adhésion sans réserve à une doctrine, ou plutôt à un système de valeurs imposé du dehors. C’est une soumission. Elle a ses avantages, car elle dispense de se poser des questions. Cette solution de facilité, cette attitude somme toute rassurante, voire lénifiante, est une démission de l’esprit. Voilà pourquoi je passe pour agnostique, voire anti-chrétien auprès de personnes sincères qui ne considèrent que mon refus de la chose établie une fois pour toutes, mon refus d’une Vérité unique et officiellement proclamée. Je me souviens d’avoir eu une discussion sur ce sujet, un jour, avec un de mes collègues, au temps où j’étais professeur. Et devant mon « scepticisme », ce collègue, catholique fervent, eut cette réflexion étonnante : « Alors, si ce que nous disent les prêtres est faux, il n’y a plus qu’à se flinguer ! » Je m’aperçus ce jour-là que, visiblement, cet homme ne croyait pas en Dieu, mais dans la parole des prêtres. Et, de nombreuses fois par la suite, j’ai entendu ce genre d’argumentation, ce qui n’a pas été de nature à me faire ranger du côté de ceux « qui ont la foi ». Par contre, plus que jamais, je me trouvais engagé dans une quête de certitudes.

En ai-je découvert ? Sans aucun doute. Il ne s’agit pas seulement de naître pour assumer pleinement sa vie, il faut se préparer à re-naître. Mais entre naître et renaître, et bien que cela soit un jeu de mots, il est nécessaire de consacrer son temps à connaître. C’est dans cet état d’esprit que je me suis lancé dans l’exploration de tout ce que la pensée humaine a pu concevoir sur le problème de la destinée, sur celui de la finalité de la vie. Je n’ai pas la prétention de tout connaître. J’ai seulement la prétention de sentir dans ce que l’esprit humain a pu concevoir, de précieux itinéraires probablement inspirés par des forces mystérieuses qui se manifestent parfois sans qu’on les suscite, des forces qu’on peut qualifier de divines, mais qui sont en tout cas de nature transcendantale, quelles que soient les préférences idéologiques qui se glissent sournoisement dans toute spéculation métaphysique ou religieuse. Et ces itinéraires, parfois semés d’embûches et de contradictions, mènent tous aux portes de l’Autre Monde.

1. La Réincarnation, pourquoi pas ?

Il faut bien l’avouer, toute démarche intellectuelle, même si elle s’abrite derrière un appareil scientifique présentant des garanties d’objectivité, est conditionnée par une expérience individuelle. Quand Archimède, dans son bain, s’est écrié : « Eurêka ! » la solution qu’il découvrit à ce moment-là se trouvait depuis fort longtemps dans les zones ombreuses de son Inconscient. Il n’a fait que découvrir, au sens étymologique, c’est-à-dire faire surgir clairement ce qui était déjà en lui. Mais cette histoire devenue légendaire prouve l’importance de l’élément personnel dans toute recherche, dans toute exploration du mystère. La « madeleine » de Proust est devenue un lieu commun ; mais elle n’en reste pas moins un exemple significatif : une simple sensation peut provoquer dans la conscience l’évocation de réalités insoupçonnables au premier abord. Le tout est de savoir ce que sont exactement ces réalités.

Comme tout le monde, j’ai été soumis à des « réminiscences ». Une arrivée dans un lieu que je ne connaissais pas a souvent déclenché en moi une série de souvenirs très précis, mais cependant diffus dans la mesure où ils ne concernaient pas qu’un seul organe des sens, mais tous à la fois, l’odorat, ce sens très émoussé dans le contexte de la civilisation moderne, constituant l’une des composantes majeures. Il est vrai que le fonctionnement d’un seul des organes des sens peut, dans certains cas, s’étendre aux autres organes. Ce sont les fameuses « Correspondances » tant de fois suggérées par les poètes, en particulier par Baudelaire : « Il est des parfums frais comme des chairs d’enfants, doux comme les hautbois, verts comme les prairies… » Et il n’est pas rare de « voir » le paysage évoqué par une symphonie, ou d’entendre les bruits suggérés par une peinture. Le processus reste toujours le même : il y a d’abord un « déclic », une sorte d’ouverture qui s’opère dans la conscience, puis une contamination ; et tout le reste se déroule comme un film dans un projecteur qu’on ne peut arrêter ou une bande magnétique dans un magnétoscope en folie. On a souvent décrit de tels états, et comme, scientifiquement, on ne peut que recourir à une matière primitive (ce que Jean-Paul Sartre appelle la hylé), support obligatoire de l’action de reconnaissance (ce que Sartre appelle analogon), cela débouche sur la vision ou toute autre perception sensorielle. En psychologie expérimentale, il est d’usage de nommer ces réminiscences des phénomènes d’hypermnésie ou de paramnésie, soit des états de conscience où, l’attention étant déficiente, l’individu « décroche » du réel qui l’entoure, perd la notion de temps et celle d’espace, établit un fossé imaginaire entre ce qu’il voit et ce qu’il ressent, ne reconnaît plus comme réel son environnement. En somme, une simple fatigue du cerveau serait la cause d’une sorte de dédoublement. Balzac, dans Louis Lambert, a remarquablement décrit une expérience de ce genre.

Louis Lambert et le narrateur, qui est Balzac lui-même, sont élèves au collège des Oratoriens de Vendôme. Au cours d’une promenade en un admirable paysage, Louis Lambert déclare qu’il a vu tout en rêve la nuit précédente : « Il reconnut et le bouquet d’arbres sous lequel nous étions, et la disposition des feuillages, la couleur des eaux, les tourelles du château, les accidents, les lointains, enfin tous les détails du site qu’il apercevait pour la première fois. » Cette constatation amène Louis Lambert à bâtir tout un système théorique : « Si le paysage n’est pas venu vers moi, ce qui serait absurde à penser, j’y suis donc venu. Si j’étais ici pendant que je dormais dans mon alcôve, ce fait ne constitue-t-il pas une séparation complète entre mon corps et mon être intérieur ? N’atteste-t-il pas je ne sais quelle faculté locomotive de l’esprit ou des effets équivalant à ceux de la locomotion du corps ? Or, si mon esprit et mon corps ont pu se quitter pendant le sommeil, pourquoi ne les ferais-je pas également divorcer ainsi pendant la veille ? Je n’aperçois pas de moyens termes entre ces deux propositions. »

Balzac a été hanté, surtout en ses débuts romanesques, par le problème de la connaissance. Très marqué par les théories de l’illuminé suédois Swedenborg, et par les spéculations occultistes de Saint-Martin, il a longtemps hésité entre un spiritualisme presque mystique et un matérialisme qui ferait de la pensée un fluide magnétique. Il en est venu d’ailleurs à supposer que chacune de nos pensées, une fois formulée, quittait littéralement le corps et menait une existence autonome dans une autre dimension, un univers invisible. Mais il n’a jamais véritablement tranché entre cette conception incontestablement matérialiste et la position spiritualiste de l’existence de l’être intérieur, autrement dit l’âme, en dehors du corps, non seulement après la mort, mais au cours de certains états de conscience, pendant le sommeil comme pendant des rêves éveillés. Cette dernière position peut être considérée comme animiste, ou même spirite, mais elle est conforme à la problématique du chamanisme. On sait que les chamans provoquent volontairement cette séparation entre l’âme et le corps au cours de ce qu’on appelle le phénomène de l’extase : un chaman, présent corporellement, envoie son âme dans l’Autre Monde, notamment pour aller y chercher les âmes égarées de ceux qui, non initiés à ces techniques, ne savent pas réintégrer leur corps, ce qui a pour conséquence les maladies, la folie et la mort.

J’ai beaucoup « fréquenté » les romans de Balzac pendant ma jeunesse, et je dois avouer que des récits comme Louis Lambert et la Recherche de l’Absolu, avec l’extraordinaire personnage de Balthazar Claës, m’ont littéralement envoûté. Ces ouvrages, considérés comme sérieux, ne faisaient d’ailleurs que renforcer mon goût pour certaines formes du merveilleux et du fantastique, déjà développé très tôt par la lecture des étranges romans d’Edgar Rice Burroughs, notamment ceux du cycle de John Carter sur la planète Mars. C’est chez Burroughs que j’ai découvert pour la première fois la possibilité d’une existence autonome de l’être intérieur par rapport au corps. C’est chez Burroughs que j’ai pris conscience de la possibilité d’un passage ailleurs, dans une autre planète et dans un autre corps, de cet être intérieur auquel je ne savais pas exactement quel nom donner, âme, esprit, ou encore double… Quant au personnage de Merlin l’Enchanteur, pour lequel j’ai toutes les faiblesses, il me ravissait. Ce don d’ubiquité qu’on lui prête, ses dédoublements, ses métamorphoses, avaient de quoi me faire rêver. Mais ce n’est que bien plus tard que j’ai compris ce qu’on pouvait déduire de ces apparentes fantasmagories.

Car c’est seulement à partir d’une confrontation réelle entre les délires poétiques et romanesques et les arguments de la philosophie que j’ai commencé à m’interroger sur ces problèmes. Quand j’étais en classe Terminale, qu’on appelait tout simplement « Philo » à l’époque, je me suis senti obligé de prendre position vis-à-vis des doctrines qui m’étaient proposées, bien qu’on m’en dissuadât au nom d’une sacro-sainte objectivité. A vrai dire, la Logique et la Psychologie ne m’intéressaient guère. Et si je trouvais la Morale pittoresque, j’étais par contre passionné pour le programme de Métaphysique, celui qui laissait d’ailleurs indifférents mes condisciples. Je me souviens d’avoir défendu les thèses de Berkeley, cet idéalisme absolu qui confine à l’immatérialisme. Partant de la célèbre formule de Descartes, « Je pense, donc je suis », Berkeley en vient à dire qu’en dehors de la pensée, aucune réalité ne peut être prouvée, à plus forte raison la réalité de la matière qui n’est que la projection extériorisée de nos idées, que celles-ci soient agréables ou désagréables, provoquant, dans ce dernier cas, l’impression d’impossibilité, d’impuissance devant les choses qui résistent. Diderot a dit de Berkeley que sa doctrine était la plus absurde qui fût, mais qu’il était impossible de démontrer scientifiquement qu’il avait tort. Car il est bien évident que la pensée prime tout et que la seule preuve de notre existence est celle de la pensée. Si j’affirme que la pensée n’existe pas, je prouve par l’absurde que cette pensée existe, puisque je formule ma pensée. Et si la pensée est la seule et unique preuve d’une quelconque existence, on peut évidemment s’engager très loin dans les spéculations sur le peu de réalité du monde et même des êtres que l’on voit, qu’on imagine en face de soi.

C’est ainsi que j’en vins à considérer comme possible une certaine transmigration des âmes d’un corps à un autre, en passant par l’épreuve de la mort et celle de la naissance. Certes, j’avais entendu parler de la métempsycose, de ces passages continuels d’existence en existence, de ces incarnations sous diverses formes y compris les formes animales. Je ne comprenais pas les modalités de ces migrations et je n’osais m’aventurer dans une certitude à ce propos ; mais mon amour des animaux m’incitait à penser que les bêtes ont une âme, ce que je crois toujours, et que cette âme n’est point tellement différente de celle des humains. Ce sont les manifestations de cette âme qui sont rendues impossibles par l’incapacité relative du cerveau des bêtes à transmettre les informations venues de ce mystérieux esprit qui anime toute vie. Certes, pour accepter une telle hypothèse, il me fallait dépasser l’objection bien connue des matérialistes qui mettent en évidence que la pensée, sans le langage, n’existe pas, qu’on ne peut avoir aucune preuve de l’existence de la pensée sans que celle-ci soit formulée en un langage cohérent permettant de se faire comprendre, non seulement par les autres, mais par soi-même. Cela équivalait à me faire prendre conscience du problème fondamental qui se pose à propos de la pensée : la pensée précède-t-elle le langage qui l’exprime, ou bien la pensée n’est-elle pas suscitée par le langage, quel que soit celui-ci, affectif ou d’ordre intellectuel ? Mais les divers cris des animaux, le miaulement des chats en particulier, ne pouvaient s’expliquer, pour moi, que par leur besoin d’exprimer quelque chose qui se trouvait en eux, dans leur être intérieur. Et de quel droit pouvais-je traiter les animaux comme des inférieurs ?

C’est là que la doctrine catholique m’apparut comme abusive. D’après la Bible, ou du moins d’après les interprétations qu’on a pu faire de la Bible, et notamment de la Genèse, le monde a été créé pour l’homme et se trouve donc au service de l’homme. En conséquence directe, les animaux, comme les végétaux, sont des êtres inférieurs soumis à l’homme et destinés à le servir comme des esclaves. La théorie des « animaux-machines » de Descartes, la définition d’une conscience d’espèce qui serait celle des animaux, à l’opposé de la conscience individuelle qui serait celle de l’homme, je ne pouvais les admettre, pas plus que je ne pouvais accepter la « royauté » suprême de l’homme sur la nature. Et c’était pourtant l’époque où la réflexion écologique était encore inconnue, où la nature était considérée comme inépuisable. Je me trouvais donc en porte à faux vis-à-vis des dogmes répandus par l’Église et savamment récupérés par les sociétés humaines. On m’avait habitué à dire que les humains mouraient, mais que les animaux crevaient, que les femmes accouchent, mais que les femelles d’animaux mettent bas. Il fallait faire très attention à ne pas confondre ; sinon on aurait manqué de respect à l’ordre universel établi par Dieu, lequel a créé l’homme à son image, mais non les animaux.

Cette question des animaux sans âme m’a beaucoup perturbé dans mon enfance et dans ma jeunesse. Aujourd’hui, je ne peux admettre, en mon âme et conscience, comme on dit, que les animaux soient dénués d’âme. Il faut vraiment n’avoir jamais vu vivre des bêtes pour croire encore à la théorie des animaux-machines. Que leurs possibilités d’expression, que leurs facultés d’abstraction, que leur potentiel d’invention soient réduits, c’est évident. Mais cela ne fait que donner raison aux thèses de Platon et aux théories réincarnationnistes selon lesquelles l’âme est issue du monde divin des idées pures et a été enfermée, par quelque puissance maléfique – le diable ou tous ses substituts – ou encore par suite d’une faute – la révolte de l’Esprit contre lui-même et ses multiples formulations –, dans un corps de chair, véritable prison d’où elle aspire à sortir le plus tôt possible pour regagner les séjours divins. Mais c’est là qu’interviendrait le jugement des âmes : l’être intérieur qui aurait utilisé son existence temporaire à s’enferrer davantage dans la matière se verrait infliger une descente encore pire dans l’échelle des existences. Cette vision s’accorde parfaitement avec le sens moral qu’on décèle au fond de chaque être humain.

Je me persuadais alors que le Purgatoire dont on me menaçait continuellement n’était pas un vague séjour dans un Autre Monde sillonné par les esprits des défunts morts en état de péché véniel, mais tout simplement une ou des existences ultérieures destinées à la purification de cet être intérieur qui, je le comprenais fort bien, ne pouvait remonter à la lumière divine que revêtu lui-même de lumière, sans aucune trace d’ombre sur les mains ou dans le cœur. Après tout, ce n’était pas contradictoire avec la doctrine catholique. Je me souciais peu de savoir que la thèse réincarnationniste avait été condamnée officiellement par l’Église romaine au concile de Constantinople, en 543. Le motif de cette condamnation était avant tout le danger que faisait courir l’idée de la réincarnation à l’attitude morale des fidèles : le fait de savoir qu’on pouvait toujours se racheter dans une vie postérieure pouvait en effet conduire à un certain laxisme. Selon la vieille formule, « il sera toujours temps de se repentir quand on sentira venir la fin ». Mais la fin de quoi ?

Une incompréhension assez générale de la théorie dite de la Réincarnation domine en Occident. Ce mot « réincarnation », souvent confondu avec « métempsycose » et même avec « transmigration des âmes », n’a pas toujours la même signification selon les époques et les contextes culturels. La doctrine de Pythagore, reprise dans certaines conditions par Platon, par le néo-platonisme et par la plupart des Gnostiques, suppose une chute primordiale de l’esprit dans la matière et une lente ascension de l’âme qui tente, au travers d’existences successives, de retrouver sa pureté originelle et sa fusion avec le divin. La pensée hindoue, relayée en partie par le Bouddhisme, suppose un cycle illimité de vies successives, cycle qui n’a pas de commencement, qui n’est aucunement la conséquence d’une chute, et auquel le bouddhisme prétend mettre fin par l’éveil, comme l’a fait le Bouddha historique. Et si, dans cette forme de réincarnation, il n’y a pas de « péché originel », le contexte moral apparaît néanmoins très important, puisqu’il permet d’atteindre rapidement, par détachement complet de l’illusion de vivre, ou relativement tôt par maturation et attitude bienfaisante, la libération définitive de l’être dans le divin. Quant aux types de réincarnation chez les peuples dits « animistes », ils sont extrêmement divers ; et bien souvent, la notion de l’entité amenée à prendre une nouvelle forme de vie varie du tout au tout, hésitant même parfois entre la réincarnation individuelle et la réincarnation collective. Et chacune des thèses en présence a ses arguments qui peuvent être convaincants dans la mesure où l’on adhère au mode de pensée dans lequel elles s’intègrent. Rien ne peut y être considéré comme faux, puisque toutes ces thèses partent de postulats par nature indémontrables, qui suscitent, comme pour les mathématiques, des systèmes absolument cohérents et d’une logique implacable.

Au fait, qu’est-ce qui se réincarne ? Les réponses à cette unique question sont innombrables. Est-ce l’âme au sens chrétien du terme, le souffle vital, l’énergie vitale, le corps astral, le corps subtil, ou encore cette essence purement spirituelle que les Hindous appellent atman, qu’on pourrait traduire maladroitement par le mot français soi, ou encore plusieurs éléments combinés ? Dans la croyance populaire, il ne fait aucun doute que c’est un « ensemble », constitué d’éléments divers et acquis au cours des existences antérieures, qui s’insinue dans un nouveau corps à la naissance ou à la conception d’un autre être vivant, humain ou animal. A partir de là, on peut tout imaginer, et les expériences de parapsychologie n’ont pas été les dernières à alimenter le corpus des « certitudes » réincarnationnistes. Le professeur Ian Stevenson écrivait à ce propos, dans un article paru en 1960, en partant de la notion de composante psi désignant une fonction psychique qui serait à la base d’une capacité parapsychique : « Chaque être humain pourrait comprendre un corps physique et une composante psi. Après la mort du corps physique d’un individu, la composante psi pourrait mener une existence sans corps un certain temps. On peut supposer qu’après ce laps de temps la composante psi s’unira à un autre corps physique, et cela probablement le plus souvent pendant son développement embryonnaire. Il s’ensuivrait que certains aspects de la composante psi influenceront la personnalité du nouvel être humain et détermineront sa mentalité, sa conduite et les particularités de son corps physique. En admettant le principe d’une survie, la réincarnation en serait l’une des formes. Elle concernerait soit la totalité des humains, soit seulement un nombre plus ou moins important de personnes. Pour les autres, il y aurait survie sans réincarnation. D’autre part, le concept de réincarnation ne peut être figuré sans l’hypothèse d’une survie après la mort physique. L’évidence de la réincarnation inclut nécessairement celle de la survie, alors que le contraire est certainement inexact [1]. » C’est peut-être la meilleure synthèse possible de toutes les doctrines de la réincarnation.

En tout cas, la composante psi se retrouve sous des aspects divers dans les thèses réincarnationnistes de toutes les époques et de toutes les civilisations. Et elle apparaît clairement lors des expériences parapsychologiques de tous ordres, y compris les rêves, les visions et les transes, avec ou sans intervention extérieure, d’un opérateur ou d’un médium. Si Balzac vivait à notre époque, il aurait fait du « double éthérique » de Louis Lambert une composante psi. Et c’en est une évidemment, comme peuvent l’être les apparitions de « fantômes » et autres personnages surgis de l’Autre Monde et que l’on s’obstine, parfois sans succès, à identifier. Cette composante psi, les Grecs la connaissaient parfaitement ; mais, dans un premier temps, ils en faisaient ces « visages de néant » dont sont peuplés leurs Enfers. Il faudra attendre Platon pour qu’elle soit reconnue comme une entité réelle, capable d’autonomie et de liberté, capable donc de choisir sa destinée dans l’Autre Monde ou sa réincarnation dans ce monde-ci. Dans son allégorie de la Caverne, Platon la situe très exactement dans le corps de ces prisonniers enchaînés le dos à l’entrée et qui ne voient du monde réel, celui de l’extérieur, que les reflets lumineux sur la paroi d’en face. L’image est saisissante et elle est probablement juste quand on considère le peu d’informations que transmet à nos sens notre cerveau alors qu’il serait, dans certaines conditions, capable de nous en fournir bien davantage. Ce qui expliquerait aussi nos réminiscences, ces bizarres états de conscience qui nous permettent parfois de sentir des êtres, des choses ou des événements se rattachant à un passé plus ancien que notre propre naissance. Ces réminiscences ont été observées, sans qu’on puisse les expliquer, à toutes les périodes de l’histoire humaine, même si bon nombre d’observateurs les ont rejetées comme fantaisies de l’imaginaire ou constructions intellectuelles résultant d’une concentration d’éléments épars recueillis par notre sensibilité.

Il n’est donc pas étonnant de constater que les doctrines réincarnationnistes ont fleuri un peu partout dans le monde, dans les sociétés dites civilisées et dans celles qu’on persiste à croire « primitives ». Chez les Égyptiens, chez les Indiens, chez les Perses, surtout après le triomphe du mazdéisme, chez les Grecs de la période hellénistique, il a existé des enseignements sur la réincarnation, et même chez certains Juifs du temps de Jésus, notamment les Pharisiens, si l’on en croit Flavius Josèphe. Par contre, elle semble avoir été inconnue chez les Assyro-Babyloniens, et aussi chez les Celtes, contrairement aux idées reçues et qui proviennent de faux documents druidiques élaborés à la fin du XVIIIe siècle et répercutés par certains ésotéristes du XIXe siècle [2]. Cette croyance en une réincarnation possible s’est étendue partout, aussi bien à l’intérieur des différents courants du Christianisme, sans parler des hérésies, comme le Catharisme, et même dans certains cas chez les mystiques et les penseurs ésotéristes de l’Islam. C’est dire que cette conception particulière de l’après-vie ne peut être méprisée et qu’elle constitue l’une des grandes options philosophiques de l’humanité.

Il y a plus. Il y a tous les témoignages résultant d’expériences volontaires ou non au cours desquelles des individus ont été amenés à revivre certains événements du passé dans des conditions assez extraordinaires pour qu’on puisse se poser sérieusement la question de savoir s’il s’agit de rappels de vies antérieures. Ces témoignages sont parfois déroutants, car ils défient toute explication logique. Bien sûr, un choix, pour ne pas dire un tri, est nécessaire entre tous ces récits spontanés ou provoqués. Certains d’entre eux forcent la suspicion, car ils ne font qu’opérer la synthèse entre des éléments culturels qui, un jour ou l’autre, ont envahi l’esprit de l’individu en proie à ces rappels. Et puis, comment se fait-il que tant de personnes, apparemment sincères, se reconnaissent bien davantage dans des personnages célèbres de l’Histoire que dans des pauvres gens d’une autre époque ? On ne peut même plus dénombrer ceux qui ont prétendu, avec le plus grand sérieux, qu’ils étaient des réincarnations de Jeanne d’Arc, de Napoléon ou de Jules César. Ce genre de témoignages fait plutôt du tort aux partisans de la théorie réincarnationniste.

Mais à côté de ces cas qui ne sont même pas douteux, on découvre des expériences tout à fait extraordinaires et qu’on ne peut jamais qualifier de coïncidences. Un exemple bien connu est celui d’une simple servante anglaise qui parlait très mal sa langue maternelle, qui n’était jamais sortie de son pays, qui n’avait jamais eu de contacts avec des gens cultivés et qui, un beau jour, se mit à parler en hébreu et dans plusieurs langues de l’Antiquité. Voici de quoi se poser des questions, même sans être soi-même un partisan convaincu de la réincarnation. Mémoire ancestrale ? Possession du cerveau de cette femme par un esprit — ou par des esprits —, c’est-à-dire par une entité invisible, une composante psi, rôdant tout près et intervenant de cette sorte comme peuvent intervenir des fantômes, ou, pourquoi pas, des anges ou des démons ? Après tout, les cas de possession diabolique sont de même nature ; et rien ne prouve que cette femme ait été la réincarnation d’un être ayant vécu une ou plusieurs vies successives dans une lointaine Antiquité.

Il est impossible de citer les multiples cas qui ont été observés de façon scientifique et qui concernent des personnes, surtout des enfants, qui reconnaissent, sans les avoir jamais vus, des endroits où ils auraient vécu antérieurement. Le plus fort, c’est qu’ils décrivent ces lieux à des observateurs impartiaux, sans y être réellement allés eux-mêmes, fait absolument prouvé dans les enquêtes réalisées à ce sujet. Et quand ils se mettent à parler de caractéristiques physiques ou morales d’individus dont ils ignorent l’existence mais qui, après vérification, se révèlent réels ou morts depuis longtemps, on est en droit de se montrer ébranlé. Certes, encore une fois, cela ne prouve pas le phénomène de la réincarnation, mais tendrait à prouver l’existence de cette composante psi capable de se lancer hors du corps, mais aussi hors du temps et de l’espace, autrement dit l’existence de cette composante psi en dehors de tout véhicule corporel. Si ce n’est pas là la « survie », elle y ressemble bien. Mais, effectivement, sur le plan de la logique pure, rien ne s’oppose à ce que ces expériences soient les conséquences d’une mémorisation subite d’éléments contenus dans les zones les plus obscures de cette composante psi.

On débouche alors sur un tout autre problème, celui de la mémoire. En admettant les réincarnations successives de l’être intérieur, celui qui est impérissable et qui, subissant d’innombrables métamorphoses, s’enrichit — ou s’appauvrit — d’expériences nouvelles, on ne comprend pas pourquoi la plupart des gens ne se rappellent rien de leurs vies antérieures, sauf quelques bribes, quelques réminiscences dans des circonstances exceptionnelles. Les Grecs avaient prévu l’objection : les défunts qui devaient re-naître, et d’ailleurs quelques autres en arrivant dans les Enfers, devaient obligatoirement boire l’eau du Léthé, l’eau de l’oubli. Ce détail mythologique rend compte d’une réalité et explique cette étrange absence de souvenirs. Voltaire s’en moque à propos du cartésianisme et surtout du platonisme, lorsqu’il raconte que les êtres humains, selon Descartes et Leibniz, savent tout à leur naissance, mais doivent pourtant aller tout réapprendre à l’école. Il est vrai que Voltaire est un irrévérencieux personnage doublé d’un mécréant. Mais son contemporain et néanmoins ennemi Jean-Jacques Rousseau nous a laissé un témoignage intéressant de re-naissance sans mémoire. Entendons-nous, il s’agit du retour à la conscience d’un homme qui est resté un certain temps évanoui. Ce n’est pas une N.D.E., mais une expérience de retour riche en détails significatifs. Dans les Rêveries d’un promeneur solitaire, Rousseau raconte en effet un accident qu’il a subi. Alors qu’il herborisait dans la banlieue de Paris, un chien l’a renversé et le choc l’a assommé. Le voici qui revient à la vie : « La nuit s’avançait. J’aperçus le ciel, quelques étoiles et un peu de verdure. Cette première sensation fut un moment délicieux. Je ne me sentais encore que par là [3] Je naissais dans cet instant à la vie, et il me semblait que je remplissais de ma légère existence tous les objets que j’apercevais. Tout entier au moment présent, je ne me souvenais de rien ; je n’avais nulle notion distincte de mon individu, pas la moindre idée de ce qui venait de m’arriver ; je ne savais ni qui j’étais ni où j’étais ; je ne sentais ni mal, ni crainte, ni inquiétude. Je voyais couler mon sang comme j’aurais vu couler un ruisseau, sans songer seulement que ce sang m’appartînt en aucune sorte. Je sentais dans tout mon être un calme ravissant, auquel, chaque fois que je me le rappelle, je ne trouve rien de comparable dans toute l’activité des plaisirs connus. » Rousseau a réellement bu l’eau du Léthé. Et, incapable de mémoriser quoi que ce soit, dans un premier temps, il se contente de vivre l’instant présent. Or, la question qui se pose est celle-ci : à notre naissance dans cette vie actuelle, perdons-nous tout souvenir des vies antérieures pour nous consacrer pleinement à cette existence qui nous accueille ? La mémoire est la faculté de mémoriser tel ou tel fait à un moment donné, quand on en a besoin. Cela n’empêche pas le fond de la mémoire de conserver intacts tous les éléments qui y sont enregistrés. N’en serait-il pas de même en cas de réincarnation ?

D’autres facteurs peuvent entrer en ligne de compte. De plus en plus, on se penche sur ce qu’on appelait autrefois la mémoire ancestrale, ou encore l’hérédité. Nous savons très bien que nous portons en nous l’histoire de l’espèce, ce qui serait en quelque sorte la justification scientifique d’un péché originel commis par Adam et Eve et répercuté sur l’ensemble de leurs descendants. Nous savons que la gestation de l’enfant dans le ventre maternel restitue intégralement le développement de l’être primitif qui, au cours d’une lente évolution, a mené à l’homme d’aujourd’hui. Nous savons que l’histoire individuelle est liée à l’histoire de l’espèce humaine, mais qu’elle prend sa source dans l’histoire de la vie elle-même, ce qui, une fois de plus, nous fait revenir à la description biblique de la création de l’homme par Iaveh, « à son image », le tout étant contenu dans l’un, et l’humanité à venir étant déjà en présence potentielle dans Adam, l’Homme Rouge, et dans celle qui, tirée symboliquement de sa côte, allait devenir la mère primitive, Ève, la matrice originelle bientôt remplacée par la Vierge Mère, celle qui n’a pas d’âge, et qui se trouve, dans toutes les traditions, à l’aube des temps. Nous savons maintenant que tout être animé comporte dans ses cellules, ou plus exactement dans ses gènes, un véritable programme digne des ordinateurs les plus sophistiqués. Nous savons qu’il existe un code génétique que l’on s’efforce actuellement de déchiffrer et qui pourra peut-être nous donner des solutions à de nombreux problèmes. Mais, ce que nous ignorons, c’est l’origine de ce code génétique, et si, oui ou non, il a une finalité quelconque. C’est dire que la mémoire qui est au fond de chaque individu, qu’il soit humain, animal ou végétal, est un mystère total. Et pourtant, nous savons que cette mémoire existe quels qu’en soient la cause, le fonctionnement et le but.

Dans ces conditions, le processus de la réincarnation n’est pas plus absurde que d’autres processus constatés et dûment répertoriés par les sciences dites exactes. Le fait que certains individus, à certains moments et selon certaines circonstances qui demeurent encore inexplicables, se mettent tout à coup à extraire de leur mémoire des éléments qui peuvent faire penser à la possibilité d’une vie antérieure, est tout à fait intéressant et même passionnant. Le tout est de mesurer la fiabilité de ces « mémorisations », et de définir s’il s’agit de rappels biologiques inhérents à l’espèce ou à la pesanteur héréditaire, ou de substrats appartenant à cette composante psi, appelons-la ainsi, qui semble constituer la charpente même de ce que les spiritualistes de tous bords font recouvrir du terme « âme ». La doctrine chrétienne parle d’une âme unique, et elle insiste sur le fait qu’il ne faut donc pas la « gâcher » dans notre vie actuelle, parce que nous n’avons également qu’une seule vie sur terre.

D’une façon générale, la spiritualité occidentale, qu’elle soit grecque, romaine, celtique, germanique, puis chrétienne et musulmane, insiste sur le caractère individuel de cette âme, créée par Dieu et destinée, sinon à subir des épreuves, du moins à accomplir un certain plan universel, cosmique même, qui est le mystérieux plan divin auquel font allusion toutes les traditions religieuses et que sous-tendent tous les textes mythologiques. Mais il ne faut pas négliger la conception orientale de cette âme, qui est beaucoup moins individuelle que collective, l’atman n’étant en fait qu’une parcelle du divin, parcelle non créée mais séparée, et qui n’aspire qu’à réintégrer l’unité primitive dans un quelconque nirvâna, c’est-à-dire dans une totalité de non-conscience (et non pas d’inconscience). L’âme de la métaphysique orientale est collective, tandis que l’âme occidentale est individuelle, et cela par nature. C’est là que réside le divorce entre la pensée orientale et la pensée occidentale, et ce divorce, qui représente deux systèmes de pensée contradictoires, me paraît inconciliable, n’en déplaise à tous les tenants du syncrétisme qui affirment que tout est pareil et que les seules différences sont d’ordre terminologique. Je m’inscris en faux contre ce syncrétisme que je serais tenté de qualifier de « syncrétinisme ». Je crois fermement et absolument que les pensées orientale et occidentale sont inconciliables et qu’elles représentent chacune une interprétation de l’univers. Je ne dis pas que l’une est meilleure que l’autre, je dis simplement qu’elles sont antinomiques.

Cela dit, et bien que je n’aie jamais négligé de m’informer le mieux possible sur la pensée orientale, je suis un occidental convaincu de l’être et décidé à mener jusqu’au bout les termes de cette spéculation occidentale tels qu’ils apparaissent dans le Christianisme, le Judaïsme et l’Islam, ces trois religions dites monothéistes, aussi bien que dans les traditions plus anciennes de cette Europe qui a vu se succéder bien des formulations métaphysiques ou théologiques. Par ma naissance et par mon éducation, peut-être aussi par le code génétique qui m’habite sans que je le sache, je ne peux raisonner valablement qu’en occidental. C’est ce que j’ai toujours essayé de faire et c’est ce que j’espère continuer à faire tant que l’Esprit me guidera sur ces chemins périlleux de la spéculation intellectuelle.

Donc, en tant qu’occidental imbu de rationalisme, en tant que produit des « humanités classiques », je ne peux agir autrement qu’en confrontant les données de tous les problèmes qui se posent. Et parmi ces données, je ne peux non plus passer sous silence celles qui me viennent de mon expérience personnelle, pour ne pas dire individuelle. Car j’ai vécu une expérience de mémorisation d’une vie passée, et elle est assez spéciale. Il ne s’agit pas en effet d’une visualisation, ni d’un appel aux sens généralement mis à contribution pour ce genre de mémorisation, mais d’un simple vécu de mon enfance et de mon adolescence qui s’est révélé, beaucoup plus tard, lorsque je l’ai analysé froidement, riche d’informations que je ne soupçonnais même pas au moment de ce vécu.

J’écris ces lignes à l’âge de soixante-deux ans. Mais je me souviens parfaitement aujourd’hui de certains malaises subis dans mon enfance et mon adolescence jusqu’à l’âge de dix-neuf ans. Ces malaises se produisaient très souvent, selon une fréquence que je n’ai pas remarquée. Ils sont très difficiles à décrire puisqu’il s’agit essentiellement de sensations. J’avais l’impression que ma tête gonflait, enflait. Je n’avais pas vraiment mal, mais cette sensation me faisait geindre et pleurer. Tout enfant, chaque fois que j’avais ces « crises », car c’en étaient réellement, ma grand-mère s’inquiétait et me demandait ce que j’avais. Apparemment, il n’y avait rien d’anormal sur mon visage ou sur l’ensemble de ma tête. Mais, à l’intérieur de moi-même, c’était l’Enfer, un enfer subtil, hallucinant, terrifiant. J’entendais ma grand-mère me questionner, me parler, me redresser lorsque j’étais allongé. Je l’entendais, mais j’étais incapable de répondre, de dire quoi que ce soit pour expliquer mon trouble. D’ailleurs, aurais-je pu l’expliquer avec des mots ? Cela durait un certain temps, qui me paraissait très long et de plus en plus insupportable. Et puis, brusquement, tout cessait, et je ne ressentais plus rien. J’étais comme auparavant, sans souffrance, sans angoisse, sans changement extérieur. Et, généralement, je m’endormais tranquillement, paisiblement, sans m’en rendre compte, dans une certaine béatitude de l’esprit.

Ces malaises, je le répète, ont cessé aux environs de mes dix-neuf ans. Je me suis efforcé de les oublier, les rangeant dans la catégorie des troubles psychiques de l’enfance prolongée. Mais, un jour, j’ai lu quelque chose qui m’a fait resurgir tout cela avec une netteté étonnante : la description des impressions d’un homme qui avait reçu une balle dans la tête et qui s’en était sorti. La même chose. Alors, les déclics se sont produits : je me suis aperçu que j’avais souffert dans mon enfance et mon adolescence, et jusqu’à ma dix-neuvième année, les impressions qui avaient été celles de mon oncle, le fils aîné de ma grand-mère, tué en 1916, au cours de la Première Guerre mondiale, d’une balle dans la tête qui l’avait conduit à une agonie de plusieurs jours, à l’âge de dix-neuf ans. Or, j’ai été élevé par ma grand-mère qui, sur la fin de sa vie, m’a murmuré : « Tu sais, je t’ai aimé encore plus que mes fils. »

Étrange. Les nombreux témoignages sur de possibles réincarnations insistent tous sur les naissances qui se produisent dans une famille à la suite d’une perte d’un être cher, généralement d’un enfant. Et ces témoignages tendent à faire penser que la nouvelle naissance est en fait une réincarnation de l’être disparu. Le motif de cette réincarnation apparaît alors clairement : le disparu n’a pas pu accomplir ce qu’il devait accomplir ; il doit revenir pour achever ce qu’il avait tout juste commencé. Et, habituellement, on constate que ce re-né possède certaines caractéristiques physiques de celui qu’il est censé réincarner, caractéristiques qui peuvent également s’étendre aux aptitudes intellectuelles, psychologiques et morales, aussi bien qu’aux troubles et aux maladies éprouvés par le disparu. Or, je sais que mon oncle, qui, dans sa jeunesse, avait été un joueur acharné de rugby, avait eu des ennuis à un genou pour un ménisque déplacé. Je n’ai jamais joué au rugby, n’étant pas particulièrement sportif, mais j’ai eu moi-même un ménisque déplacé et quelques maladies bénignes qui avaient été celles de mon oncle. Coïncidences ? Cette prise de conscience ayant eu lieu après la disparition de ma grand-mère, je n’ai jamais pu vérifier dans le détail les concordances qui auraient pu s’imposer ; mais les malaises que j’ai éprouvés pendant dix-neuf ans, et qui étaient ceux qu’a subis tragiquement mon oncle, me semblent un argument qui ne peut être négligé. Je n’en conclus rien. Je me pose la question : suis-je le re-né de mon oncle, destiné à accomplir ce que lui-même, par suite de circonstances qui lui échappaient, n’a pas pu mener à bien ?

Jamais, en cette vie, je ne trouverai la réponse. Mais la question méritait d’être posée. Il y a tant de choses que nous ignorons et qui sont pourtant à portée de notre compréhension. Cette expérience m’a donné au moins le sentiment que la réincarnation, loin d’être une projection pure et simple de notre angoisse de la mort, était peut-être une possibilité.

2. Résurrection ou Re-Naissance ?

On a dit que toute réincarnation supposait que la survie puisse être une réalité, mais que la réalité d’une survie ne supposait pas forcément la réincarnation. La réincarnation doit être considérée comme une des formes possibles de survie après la mort physique. Il peut donc y avoir d’autres formes de survie. C’est ce que nous enseigne le Christianisme tout entier bâti sur la résurrection de Jésus-Christ, le troisième jour après sa mort sur le Golgotha. C’est la pierre angulaire de tout le Christianisme, l’événement sans lequel la foi chrétienne serait sans objet, réduite à l’état de vague doctrine religieuse au milieu de tant d’autres superstitions à reléguer au magasin des accessoires d’un théâtre qui évoquerait davantage le célèbre Grand-Guignol d’autrefois que la non moins célèbre mais plus sérieuse Comédie-Française. Or, quelque jugement qu’on puisse porter sur le Christianisme et surtout sur ce qu’on en a fait depuis vingt siècles, il ne semble pas que ce soit une simple farce imaginée par quelque esprit délirant désireux de se faire un nom dans l’Histoire.

Car il y a des faits. Vers les années 30 du premier siècle de notre ère, un individu qu’on a dit être Juif, mais qui était en réalité Galiléen, ce qui n’est pas tout à fait identique, du nom de Iéshoua — dont nous avons fait Jésus —, a groupé autour de lui des adeptes, a parcouru la Palestine en prêchant une doctrine reposant sur l’amour universel, et a fini par être condamné par les Romains au supplice de la croix en tant qu’agitateur politique nuisible à l’ordre romain auquel était soumise la Palestine. Ces faits ne nous sont connus que par recoupements successifs et tardifs, car le seul document historique à peu près contemporain qui eût pu être valable, l’œuvre du Juif Flavius Josèphe, a été « caviardé », comme on dit en jargon journalistique, c’est-à-dire « censuré » pour cette période précise du récit. On a considéré ce « caviardage » comme une escroquerie des premiers Chrétiens voulant dissimuler la vérité, à savoir que Jésus n’était pas ressuscité mais qu’on avait enlevé son corps pour faire croire à sa résurrection. Mais ce qu’on oublie, c’est que ce « caviardage » pouvait être aussi bien une escroquerie des ennemis de Jésus qui étaient fort nombreux et agissants, surtout dans les milieux officiels juifs, escroquerie destinée à supprimer toute preuve de la résurrection réelle de Jésus. Les deux thèses se tiennent parfaitement. Mais je m’étonne qu’on n’ait jamais mis en avant la seconde.

Le problème délicat concerne les Évangiles qui ne sont pas fiables historiquement, ayant été composés très tardivement, certainement pas avant 120, d’après des témoignages oraux déjà déformés par une doctrine en pleine élaboration. De plus, les quatre Évangiles retenus par l’Église romaine, qui se prétend dépositaire de la Vérité absolue, sont confus et bien souvent contradictoires ou pleins d’incohérences, ce qui prouve sans discussion possible les triturations et les interpolations qu’ils ont subies afin d’accorder les événements avec la doctrine. Seul, le quatrième Évangile, celui attribué à Jean, le plus jeune des disciples et, parmi ceux-ci, l’unique témoin de la Crucifixion, paraît contenir des éléments susceptibles d’authenticité parce que provenant d’une source différente des trois autres et vraisemblablement moins altérée.

Il ne s’agit pas d’ergoter sur les circonstances de la vie de Jésus. Je laisse le soin aux libres penseurs d’ironiser sur la conception et la naissance de Jésus le Nazoréen (et non pas de Nazareth). C’est très facile, d’autant plus que le monde hellénistique qui était celui de l’époque, était riche en naissances divines miraculeuses, en particulier celle du dieu Mithra, né lui aussi dans une grotte, mais de la roche elle-même, c’est-à-dire de la Terre Mère et Vierge, naissance qu’on situait d’ailleurs le 24 ou le 25 décembre. Je leur laisse également la lourde tâche d’expliquer que Jésus a fait semblant de mourir sur la Croix, qu’il était simplement drogué, et qu’il suffisait de lui administrer un contre-poison pour qu’il pût ressusciter. Les variantes de cette histoire sont bien connues : les disciples ont enlevé le corps de Jésus pour faire croire qu’il était ressuscité, et ils ont fait agir un sosie (certains disent son frère jumeau) à sa place. Tous ces faiseurs de romans sont aussi habiles, semble-t-il, que les rédacteurs des Évangiles. Le malheur, pour eux, c’est que tout en prétendant détenir la vérité scientifique absolue, ils sont incapables de prouver quoi que ce soit, pas plus que les tenants de la vérité théologique. Sur ce plan-là, les adversaires peuvent être renvoyés dos à dos.

Beaucoup d’obscurités émaillent cet ensemble. Il est à peu près certain que le corps de Jésus a été retiré du tombeau, qu’il a donc été enlevé, on ne sait par qui, peut-être par les Romains désireux d’éviter des pèlerinages sur la tombe d’un martyr, peut-être par certains disciples (mais lesquels ?) qui, déçus par la mort de Jésus, auraient voulu effectivement faire croire à sa résurrection. Mais ce rapt du cadavre de Jésus ne modifie en rien la résurrection de Jésus, car celle-ci se situe sur un tout autre plan. En effet, dans cette histoire, tous les commentateurs, les Chrétiens comme les athées, s’enferrent dans leurs spéculations soi-disant rationalistes : ils veulent à tout prix que ce soit le corps mort de Jésus qui ait retrouvé la vie. Or, il est tout à fait possible de supposer que Jésus, s’il a réellement ressuscité (et rien ne s’oppose formellement à cette réalité), a revêtu un autre corps, non pas un corps mortel, mais un corps glorieux. L’Église romaine devrait d’ailleurs y penser lorsqu’elle fait gloser sur le « corps glorieux » du Christ, au lieu de prôner, comme elle l’a fait pendant des siècles, le linceul de Turin, autrement dit le « Saint Suaire », lequel est reconnu officiellement, depuis peu il est vrai, comme un faux très habile de la fin du XIIIe siècle, œuvre d’un peintre qui a signé lui-même une confession dont l’Église connaissait parfaitement l’existence. À force de vouloir imposer des croyances sans en vérifier le bien-fondé, sans poser les problèmes de fond qu’elles suscitent, on atteint à la caricature.

J’ai dit que le seul texte susceptible d’être tenu pour sûr était le quatrième Évangile, celui qui n’est pas synoptique, celui qui est à part, le seul que retenaient les Cathares, l’Évangile de la tradition de Jean, du disciple que Jésus aimait, et qui était probablement le plus jeune, donc le préféré, de tous ceux qui suivaient Jésus. Reprenons cet Évangile à la fin, au moment où Jésus mort a été enseveli dans le tombeau donné par Joseph d’Arimathie, disciple secret du maître, étant donné la haute situation qu’il occupait tant auprès des Juifs que des Romains, et qui n’en était pas moins l’ami de Ponce Pilate.

Deux traductions contemporaines rendent compte des nuances et des précisions contenues dans le texte, dont les plus anciennes versions, il importe de le dire, sont en langue grecque. L’une de ces traductions est celle dite de la Bible de Jérusalem ; la seconde est celle d’André Chouraqui. On sait que c’est Marie de Magdala qui vient au tombeau « le premier jour de la semaine », soit le jour du Sabbat. Elle trouve le tombeau vide et se précipite chez Pierre et Jean, leur annonçant qu’on a volé le corps de Jésus. Les deux disciples courent au tombeau. Jean n’entre pas dans le tombeau, se contentant de regarder par la porte [4]. Pierre entre et constate la disparition du corps. Jean entre alors et le texte signale qu’il crut, sous-entendu « que le Christ était ressuscité ». Puis Pierre et Jean s’en vont, laissant inexplicablement toute seule Marie de Magdala qui, sans que les Évangiles le reconnaissent, était l’une des plus fidèles adeptes du Maître.

Voici la suite, selon la traduction de la Bible de Jérusalem : « Marie se tenait près du tombeau, au-dehors, tout en pleurs. Or, tout en pleurant, elle se pencha vers l’intérieur du tombeau et elle voit deux anges, en vêtements blancs, assis là où avait reposé le corps de Jésus, l’un à la tête et l’autre aux pieds. Ceux-ci lui disent : « Femme, pourquoi pleures-tu ? » Elle leur dit : « Parce qu’on a enlevé mon Seigneur, et je ne sais pas où on l’a mis. » Ayant dit cela, elle se retourna et elle voit Jésus qui se tenait là, mais elle ne savait pas que c’était Jésus. Jésus lui dit : « Femme, pourquoi pleures-tu ? Qui cherches-tu ? » Le prenant pour le jardinier, elle lui dit : « Seigneur, si c’est toi qui l’as emporté, dis-moi où tu l’as mis et je l’enlèverai. » Jésus lui dit : « Marie ! » Se retournant, elle lui dit en hébreu : « Rabbouni ! » — ce qui veut dire : « Maître ». Jésus lui dit : « Ne me touche pas, car je ne suis pas monté vers le Père. Mais va trouver mes frères et dis-leur : « Je monte vers mon Père et votre Père, vers mon Dieu et votre Dieu. » Marie de Magdala vient annoncer aux disciples qu’elle a vu le Seigneur et qu’il a dit cela.

Le but de l’hébraïsant André Chouraqui a été de retrouver, sous le texte probablement grec à l’origine des Évangiles, la pensée sémite qui anime ce message. Dans sa traduction, il reprend donc les noms hébreux ou araméens des personnages, ce qui leur donne parfois une dimension que nous n’avons pas coutume de remarquer dans les autres versions, trop romanisées pour rendre compte d’un état d’esprit qui était celui de la Palestine au premier siècle de notre ère. Voici donc le même passage dans la traduction de Chouraqui : « Cependant Miriâm se tient hors du sépulcre et pleure. Donc, en pleurant, elle se penche dans le sépulcre. Elle contemple deux messagers en blanc, assis, l’un à la tête, l’autre aux pieds, là où gisait le corps de Iéshoua. Ils lui disent : « Femme, pourquoi pleures-tu ? » Elle leur dit : « Ils ont enlevé mon Adôn, et je ne sais où ils l’ont déposé. » Disant cela, elle se tourne en arrière et contemple Iéshoua debout, ne sachant pas que c’était Iéshoua. Iéshoua lui dit : « Femme, pourquoi pleures-tu ? Qui cherches-tu ? » Elle, croyant que c’était le jardinier, lui dit : « Adôn, si c’est toi qui l’as retiré de là, dis-moi où tu l’as déposé : je l’enlèverai. » Iéshoua lui dit : « Miriâm ! » Elle, se tournant, lui dit en hébreu : « Rabbouni ! » — c’est-à-dire : « Mon Rabbi ! » Iéshoua lui dit : « Ne me touche pas ! Non, je ne suis pas encore monté chez le Père. Va vers mes frères et, dis leur : « Je monte chez mon Père et votre Père, mon Élohim et votre Élohim. » Miriâm de Magdala vient et annonce aux adeptes : « J’ai vu l’Adôn ! » et ce qu’il lui avait dit. »

Je pense que ce court récit de Jean est le plus beau texte jamais écrit sur cette terre. C’est à la fois le chant de vie le plus étonnant et le chant d’amour le plus émouvant. Est-ce une exacte transcription d’une réalité vécue ou la cristallisation de tous les désirs de l’humanité ? Il semble que ce témoignage, car c’en est un de toute façon, s’il eût été inventé pour les besoins de la cause, eût été beaucoup plus riche en merveilleux et moins avare d’explications. Car, ici, tout est énigme, tout pose question, à commencer par l’amour absolu de Marie de Magdala pour son « rabbouni ». On a beau avoir voulu escamoter le personnage de la Magdaléenne, il est bien là, et à un moment crucial du processus de la Rédemption. Les autres évangélistes précisent que c’était celle de qui Jésus avait chassé les sept démons, ce qui fait ricaner les détracteurs du Christianisme qui s’empressent de traiter Marie, sinon de folle, du moins de névrosée, pour ne pas dire, en conformité avec le passé de courtisane qu’on lui suppose, une nymphomane. La composante sensuelle du personnage de la Magdaléenne n’est pas niable, même si les commentateurs chrétiens ont tout fait pour la masquer ou l’ignorer, on ne comprend toujours pas pourquoi. En effet, l’attitude de Marie apparaît éloquente : anéantie par la mort de Jésus, elle revient au tombeau pour y manifester son désespoir ; stupéfaite de la disparition du corps, elle se sent privée de tout lien avec son « rabbouni », et elle pleure. Il lui faut la présence physique de Jésus et elle est prête, si on lui dit où est le corps, à aller le chercher, témoignage irréfutable de son attachement passionné pour Jésus. Et la réflexion de Jésus : « Ne me touche pas ! » en dit long sur les rapports qui devaient exister entre Jésus et Marie. On ne peut l’ignorer, et l’on ne voit pas très bien ce qu’il y a de choquant ou même d’indécent dans cet amour qui semble absolu et probablement très pur : les mystiques chrétiens, surtout les femmes, parlent un langage sensuel autrement plus audacieux quand ils décrivent leurs extases dans l’union avec le divin. Il reste que ce récit constitue l’une des plus belles scènes d’amour qui se puisse imaginer, racontée avec une simplicité de moyens qui sublime cet amour : le nom de Miriâm prononcé par Iéshoua, le terme respectueux mais tendre (et possessif, puisqu’il signifie « mon maître ») de Rabbouni, tout est exprimé dans ce dialogue réduit à sa plus simple expression.

Et c’est une femme qui est le premier être vivant à rencontrer le Christ vainqueur de la mort. Sur le plan symbolique, le détail a son importance. En quelque sorte, Marie de Magdala est un autre visage de Marie, mère de Jésus, donc de la Vierge universelle, la Déesse des Commencements honorée depuis des millénaires, qui préside à cette re-naissance de Jésus et qui, en termes purement symboliques, le rend à la lumière, accouche littéralement de Jésus-autre. Car Jésus est bel et bien autre tout en étant lui-même : la Magdaléenne ne le reconnaît pas tout de suite ; elle le prend pour le jardinier. C’est le son de la voix, l’appel plein de tendresse de Iéshoua à Miriâm qui provoque cette reconnaissance, et elle est d’ordre affectif. On peut alors supposer que Jésus n’a pas le même corps que celui qui a été inhumé dans le tombeau. Certes, plus tard, il fera toucher ses plaies à Thomas. Mais ce sont des marques qui ne peuvent s’effacer, puisque ce nouveau corps de Jésus, ce corps glorieux qui n’est d’ailleurs pas encore dans son état définitif puisqu’il n’est pas encore monté vers le Père, ne peut être que la synthèse de toute la personnalité de Jésus, de sa vie passée, de ses joies, de ses souffrances, de tous les éléments qui se sont cristallisés autour du phénomène vital qu’on appellerait volontiers la composante psi de cet être exceptionnel.

Ce n’est pas la première fois qu’on parle du démembrement d’un dieu, de sa mort et de sa résurrection ou de sa re-naissance. Il en était ainsi en Égypte avec Isis, rassemblant les restes démembrés d’Osiris et lui redonnant la vie. Il en était ainsi, dans tout le Proche-Orient et même dans l’ensemble de l’Empire romain, avec la mort annuelle d’Attys — ou Adonis, ce qui nous renvoie naturellement au terme sémite adôn, « seigneur », ce jeune dieu ressuscité — ou re-né — par la Déesse-Mère, qu’elle soit Cybèle, Artémis ou Aphrodite-Vénus, de toute façon, celle qu’on vénérait à Éphèse, là où la légende chrétienne placera la maison soi-disant habitée par la Vierge Marie et l’apôtre Jean. La présence d’une femme, dont la fonction maternelle est inhérente à la nature, s’imposait donc pour que Jésus acquît sa nouvelle naissance.

Car il s’agit d’une re-naissance beaucoup plus que d’une résurrection, ce qui expliquerait d’ailleurs un possible enlèvement du corps placé dans le tombeau. On sait que l’empereur Julien l’Apostat fut assassiné par un Chrétien parce qu’il avait affirmé avoir retrouvé le véritable tombeau du Christ bien loin de Jérusalem. Le tombeau du Christ, mais de quel Christ, ou plutôt de quel corps? Le corps glorieux de Jésus, vu par Marie de Magdala et par les apôtres, n’était sûrement pas le corps mortel qu’on avait déposé dans le tombeau de Joseph d’Arimathie et que des inconnus — Juifs, Romains ou disciples zélotes partisans d’un Messie uniquement temporel ? — ont enlevé, sans doute pour le déposer dans un autre tombeau plus ou moins secret. Cette hypothèse n’altère en rien la réalité de la réapparition de Jésus sous forme humaine, le matin du troisième jour, bien au contraire : car s’il est difficile de croire qu’un corps mort et déjà entré dans un processus de dissociation puisse retrouver sa force vitale, il est beaucoup plus acceptable de croire qu’une entité spirituelle parvenue à un très haut degré de perfection puisse se matérialiser et apparaître dans ce que, faute de mieux, on doit appeler un « corps glorieux ».

Très longtemps, on a entretenu la confusion entre réincarnation, résurrection et re-naissance. Ce sont pourtant trois concepts fondamentalement différents. La résurrection, qui serait la réanimation d’un cadavre réellement mort, est une absurdité. La réincarnation, qui est le passage de l’âme (ou de la composante psi) dans un autre corps par le moyen d’une conception et d’une naissance parfaitement normales et naturelles, est une possibilité qui ne peut être niée. La renaissance, au sens large du terme, qui est la matérialisation d’une âme (ou de la composante psi) ayant atteint un haut degré d’évolution, est une probabilité qui peut encore moins être niée. D’autant que cette matérialisation peut se jouer sur différents plans : aussi bien dans la dimension de notre univers terrestre que dans d’autres dimensions, celles de l’Autre Monde ou des Autres Mondes qui peuvent très bien exister sans que nous en ayons la connaissance sensible.

C’est dans cette optique qu’il faut considérer l’Ascension de Jésus. Comment imaginer un corps humain normal se désintégrant brutalement et passant ailleurs, sinon dans une œuvre de Science-Fiction ? Par contre, on peut admettre sans difficulté que Jésus, revêtu de son corps glorieux, ayant terminé sa mission auprès de ses disciples, ait eu le pouvoir de s’effacer du monde sensible pour aller vers le Père, pour atteindre un univers qui est un autre plan de conscience, un univers que décrivent abondamment les récits mythologiques et qu’on situe toujours ailleurs et pourtant tout près. On se souviendra utilement du don d’invisibilité qui caractérise les Tuatha Dé Danann : ils se voient entre eux, mais ne sont pas vus par les humains, sauf quand ils se matérialisent et se présentent à eux. Mais, même invisibles, ils sont là, près des humains. Ce sont ces derniers qui sont aveugles, parce que, comme disent certains textes orientaux, ils n’ont pas encore réussi à faire fonctionner le « troisième œil », celui de la conscience suprasensible.

Tout le monde a entendu parler de Rosemary Brown, cette femme médium née à Londres, et qui durant toute sa vie a été capable de recevoir les communications de l’au-delà, en particulier de Franz Liszt et d’autres compositeurs qui lui dictaient des œuvres, lesquelles, selon l’avis des musicologues les plus avertis, ne sont jamais des « faux » mais des créations originales qui ne peuvent avoir été composées que par les auteurs en question. Le cas de Rosemary Brown a été étudié et passé au crible de la critique la plus exigeante, et il faut bien reconnaître qu’il laisse perplexe. Or, Rosemary, qui a écrit un certain nombre d’ouvrages pour communiquer les messages qu’elle a reçus de ces personnages de l’au-delà, fait dire ceci à Franz Liszt, à propos de la réincarnation et de la re-naissance sous un aspect matériel : « Le dernier stade est un état de conscience céleste où l’âme n’est pas intéressée par l’apparence, mais par l’être. Les âmes dans cet état ont perdu tout intérêt pour la représentation corporelle individuelle, sentant que cette forme extérieure n’est plus nécessaire. Certains de ces niveaux très évolués sont imprécis puisque là, les âmes n’ont plus besoin de s’assurer une forme extérieure. » Mais cet état de conscience, toujours d’après ce qu’aurait dit Liszt, ne peut être atteint qu’après une longue évolution qui ne saurait être la même pour tous : « il y a une sorte de perception de l’âme. Lorsqu’une âme est près d’une autre, elle la reconnaît en percevant sa présence et elle peut identifier l’atmosphère d’une personne. Cela se produit après un très long délai. Cela peut prendre de nombreuses années. Aussi il n’est pas question d’être soudain projeté d’un certain état de conscience dans un autre si totalement différent que l’âme s’y sentirait mal à l’aise et hors de son élément [5]. » Il est bien entendu que ces « révélations » n’ont d’autre caution que l’apparente bonne foi de Rosemary Brown. Mais elles permettent de projeter certaines lueurs sur les phénomènes d’apparitions et autres matérialisations de personnes connues comme défuntes et se manifestant auprès de quelques privilégiés.

Il ne s’agit pas ici d’évoquer des « apparitions » comme celles qui ont été consignées et officialisées par l’Église romaine, concernant principalement la Vierge Marie. Ces « apparitions » relèvent essentiellement du mysticisme religieux. Elles sont des prises de conscience, par des êtres humains doués d’une sensibilité particulière, d’énergies supérieures auxquelles ces êtres humains donnent des formes qui correspondent à leur propre niveau socioculturel : Sans mettre en doute la réalité de ces « apparitions », elles ne sont cependant pas des matérialisations, des re-naissances, mais plutôt des « reconnaissances », des conjonctions entre des forces spirituelles par nature invisibles et des perceptions sensibles. Il est impossible de ranger dans ces catégories d’apparitions la présence de Jésus auprès de Marie de Magdala, près du tombeau vide. D’après le contexte, à condition qu’on veuille bien faire confiance au récit attribué à l’apôtre Jean, Jésus est réellement présent, quelle que soit la nature exacte de son corps glorieux, devant la Magdaléenne éperdue d’amour.

En partant du principe qu’un défunt — ou tout au moins sa composante psi, mais il est plus commode d’employer le terme « défunt » — ait la possibilité de se réincarner ou de re-naître, de se matérialiser dans certaines circonstances, on peut supposer en effet qu’un certain nombre d’entités ayant atteint un haut degré d’évolution peuvent s’incarner ou se matérialiser et partager la vie du commun des mortels, dans le but notamment d’aider les vivants, de leur donner des conseils, des orientations diverses, voire des marques d’affection et des compensations en cas de torts causés antérieurement. Et on peut également supposer que certains défunts reviennent et revivent une autre vie parce qu’ils n’ont pas pu mener à bien la mission qui leur était dévolue dans un plan universel qu’on pourrait appeler les « desseins secrets de Dieu », plan qui nous échappe peut-être mais qui est présent en chaque être vivant.

Le cas de Jésus est très clair : il fallait qu’il persuadât les disciples, qu’on nous présente d’ailleurs comme des sceptiques, et qui en sont restés trop souvent à la notion de Messie temporel, que le but de la vie était de vaincre la mort, non pas en l’évitant, mais en la vivant, puisque cette expérience se révèle nécessaire pour atteindre un état supérieur de l’existence. Donc, il était indispensable que Jésus se manifestât après sa mort pour prouver à ses disciples que la survie existait et qu’il dépendait de chaque être humain de la réaliser le mieux possible. D’où la formule chrétienne bien connue : « Vivez dans le Christ », qui n’est qu’une déformation maladroite d’une formule autrement exaltante : Soyez tous des Christ. Car c’est là l’essentiel du message de Jésus. En prouvant la réalité de sa re-naissance, il signifiait à tous que la nature humaine est destinée à re-naître.

Mais Jésus n’a pas donné de détails sur l’après-vie, à moins que l’on ait fait disparaître ce qu’il avait dit à ce sujet. Il a pourtant prononcé une parole importante : « Il y a plusieurs demeures dans la maison de mon Père. » En clair, cela signifie que les modalités de l’Autre Monde appartiennent à chacun des êtres humains qui constituent le fameux « sein d’Abraham », ou mieux encore la « Communion des Saints ». Si les diables et autres monstres infernaux qui assaillent le mourant sont des projections de ses propres turpitudes, les anges et le bonheur du séjour paradisiaque sont également les conséquences de nos actes. Là-dessus, la plupart des traditions religieuses sont en parfait accord.

L’Église primitive attendait le retour imminent du Christ, la Parousie. C’est donc que le concept de nouvelle matérialisation de Jésus était présent dans l’esprit des premiers disciples et de leurs premiers successeurs. Mais si ce concept était partagé par l’ensemble des fidèles, c’est qu’il correspondait à une notion plus ancienne, celle qu’on voit exprimée dans l’Iliade ou l’Odyssée par exemple, ou dans les récits mythologiques irlandais : les dieux, ou les personnages doués de pouvoirs divins, peuvent apparaître aux humains et participer à leur vie active. Quand Diarmaid et Grainné, poursuivis par les Fiana, sont en grand danger, Oengus, le vénérable maître de Brug na Boyne, se présente à eux et les dérobe à la vue des autres humains. Autrement dit, ce concept de parousie n’est pas spécifique du Christianisme : il appartient à la tradition universelle, ce qui supposerait d’ailleurs, à l’origine, un acte fondateur, qu’on peut appeler une révélation, celle-ci étant transmise de génération en génération par des moyens mnémotechniques appropriés, l’imagerie symbolique des schémas mythologiques. Rappelons que Jésus n’est pas venu sur terre pour innover, mais, selon sa propre expression, « pour accomplir les Écritures ».

Admettons donc la réincarnation, la résurrection et/ou la re-naissance. Dans l’imaginaire populaire, qui rend compte de l’inconscient collectif et du substrat culturel des peuples, elle prend toujours des formes concrètes et concerne des circonstances définies. Un conte populaire bien connu, et dont on possède de nombreuses versions, est celui du vivant qui rend les derniers devoirs à un défunt et que celui-ci récompense en l’aidant dans des cas désespérés. La version la plus explicite est occitane. C’est l’histoire de Jean de Calais, un jeune homme sans souci mais généreux, qui, un jour, voyant le cadavre d’un homme laissé sans sépulture, le fait enterrer religieusement et paie les dettes qu’il avait laissées. Il ne se contente d’ailleurs pas de cet acte charitable : en passant devant le cimetière, il va se recueillir sur la tombe du défunt. « Il était agenouillé sur la fosse et récitait ses prières, quand un grand oiseau blanc se posa sur la grande croix du cimetière. Et le grand oiseau blanc se mit à parler : « Jean de Calais, je suis l’âme du pauvre mort que tu as fait enterrer ici. Tu m’as fait grand service, Jean de Calais, et sache que je ne l’oublierai pas [6]. »

Effectivement, au cours d’une série d’aventures, Jean de Calais est tiré de situations catastrophiques par le grand oiseau blanc, jusqu’à la crise finale où l’oiseau blanc, pour prix de ses services, demande la moitié de l’enfant de Jean de Calais. Le héros ne peut qu’obéir et tire son épée pour partager son enfant en deux. Alors le grand oiseau blanc l’arrête dans son geste, lui déclare que c’était une épreuve à laquelle il le soumettait, et qu’il peut maintenant se considérer quitte de toute redevance envers lui. « Et le grand oiseau blanc s’envola. On ne l’a jamais revu depuis ce temps-là. » Il est probable que l’âme du défunt, ayant accompli sa mission et s’étant dégagée du désir d’apparaître sous une forme corporelle, s’en était allée vers ces régions inconnues que Platon appelle le Monde des Idées pures.

Il arrive aussi que cette résurrection / re-naissance soit assortie d’épreuves en apparence insurmontables et complètement aberrantes au regard de la logique habituelle, surtout quand elle concerne le héros de l’histoire, présenté comme un modèle, un exemple significatif du processus de régénération déclenché par la problématique vie-mort ou mort-vie. C’est le cas présenté dans un très beau conte breton armoricain dont il existe plusieurs versions, qui sont autant de variations sur le même thème. Il s’agit des aventures d’un chasseur errant, du nom de Yann, qui loue ses services à qui veut l’employer. Un homme en rouge (le diable, bien entendu !) l’engage, moyennant cinq sous qu’il doit toujours conserver dans sa poche, pour être le gardien de son bois. Mais c’est un bois un peu bizarre : « Il y avait beaucoup de gibier dans ce bois, et Yann se disait qu’il ne manquerait pas de nourriture. Seulement, le bois semblait n’avoir pas de fin. Il avait beau marcher dans toutes les directions, aller toujours plus loin, il n’arrivait pas à sortir du bois. Il ne rencontrait ni habitation, ni être humain. » Il est évident que Yann se trouve dans l’Autre Monde, mais il n’est pas habitué à cet Autre Monde et n’y distingue rien, obnubilé qu’il est par les sensations recueillies pendant sa vie terrestre. Voilà qui corrobore tous les témoignages de NDE concernant l’inadaptation à un nouvel état de conscience.

Cependant, un jour, Yann s’engage dans « une grande avenue dont les côtés étaient remplis de belles fleurs aux parfums délicieux et où les oiseaux de la forêt semblaient s’être tous réunis pour chanter et voltiger ». Persuadé qu’il s’agit du domaine du maître de la forêt, il poursuit son chemin et parvient dans un château désert, avec « un bon feu dans le foyer », et « un agneau qui y cuisait à la broche ». C’est un épisode classique dans les récits mythologiques, et on en trouverait d’innombrables exemples. Yann mange et boit tranquillement. Mais « quand il eut fini, il aperçut avec stupeur une main prendre un chandelier sur la table. On ne voyait absolument que la main. Yann se demanda s’il ne rêvait pas. Mais la main lui fit signe de la suivre. Il examina soigneusement cette main et reconnut que ce devait être une main de femme, très fine et soignée, avec de belles bagues à ses doigts. Il se leva et suivit la main. Tenant toujours le chandelier, la main le conduisit dans une chambre très spacieuse où il y avait un beau lit. Puis elle posa le chandelier sur la table et disparut ».

Jusqu’ici tout va bien. Yann se couche et s’endort. Mais il est réveillé au milieu de la nuit par le bruit que font « trois personnes de grande taille, à la mine affreuse, et qui jouaient aux cartes. Prudemment, Yann se cacha du mieux qu’il put sous les draps ». Cela ne l’empêche pas d’être « senti » et repéré par les êtres démoniaques. Ils se saisissent de lui, le font cuire dans une marmite, le découpent en morceaux et le dévorent à belles dents. Puis ils quittent les lieux. « Dès qu’ils furent partis, une tête de femme et une main entrèrent dans la chambre. On ne voyait que la tête et la main. La tête et la main cherchèrent d’abord sur la table, puis dessous, et dans tous les recoins de la chambre. La main finit par retrouver un fragment d’os, pas plus gros que le petit doigt… La main se mit à frotter cet os avec un onguent qu’elle avait, et, à mesure qu’elle frottait, l’os se recouvrait de chair, et bientôt les membres apparurent et le corps de Yann se reconstituait, si bien qu’il se retrouva complet et aussi sain qu’avant. »

Résurrection ou renaissance ? Il est difficile de trancher. La seule chose certaine, c’est que le petit morceau d’os représente réellement la fameuse « composante psi » qui peut re-naître, en tout cas reprendre forme dans un nouveau corps créé de toutes pièces grâce à cet « onguent magique » qui n’est autre que l’énergie cosmique et divine qui circule dans l’univers et à laquelle on peut attribuer des noms divers. Puis la tête déclare à Yann : « Tu as encore deux nuits à passer comme celle-ci. Mais garde ton courage et ne t’effraie de rien, même si ce que tu vois et ce que tu subis te paraissent terrifiants. Quand tu auras subi ces trois épreuves, les monstres perdront tout pouvoir sur ce château et sur tous ceux qui y sont sous leur domination. Grâce à toi, nous serons délivrés. Nous sommes nombreux ici, sous des formes très différentes. Et si tu veux, tu pourras alors m’épouser, car je suis une princesse victime de la vengeance d’un enchanteur. Tu vois, tu as déjà permis que ma tête apparaisse. »

La symbolique de ce conte semble très claire : le héros, qui est mort, doublement mort puisqu’il est dans l’Autre Monde et qu’il vient d’être démembré et absorbé par les monstres, est pourtant celui par qui seront sauvées les autres âmes qui gisent ici sous des formes diverses. Il s’agit en fait de vaincre les démons, les projections des pensées négatives ; il s’agit de néantiser le Purgatoire ou l’Enfer, de détruire le mal et de restituer l’être dans sa pureté originelle, par un sacrifice, une épreuve sanglante et terrifiante, qui dure trois nuits, l’équivalent de trois vies. Et pour ce faire, l’intervention d’une femme est nécessaire, celle de la Princesse, bien entendu, puisque c’est un lieu commun des contes populaires, qui n’est autre que l’image de la Déesse-Mère, autrement dit de la Vierge Marie, représentée dans l’Évangile de Jean par Marie de Magdala. Les épreuves sont l’apprentissage de la mort. Mais cette mort est la source absolue de la vie nouvelle qui doit s’instaurer. Le personnage de Yann joue ici le rôle du Christ : il se sauve lui-même, il triomphe de la mort, mais dans le même acte, il sauve la Femme initiatrice (Marie de Magdala, bien sûr !) et toutes les autres âmes enfermées dans les fantasmes démoniaques que suscitent les forces négatives, celles que le Christianisme recouvre du nom de Satan.

Ainsi en est-il. Les deux nuits suivantes, Yann est encore démembré et dévoré par les êtres fantastiques qui sont les maîtres du château. À chaque fois, la Princesse reconstitue le corps de Yann à partir d’un petit morceau d’os en le frottant avec son onguent. Mais, la seconde nuit, la Princesse est visible jusqu’à la ceinture, et la troisième nuit, elle est entière, plus belle que toutes les autres femmes du monde. « Et en même temps, on vit surgir de partout des hommes et des femmes de toute condition. Ils venaient remercier Yann de les avoir délivrés. Puis ils s’en allèrent dans toutes les directions pour retourner dans leur pays. Quant à Yann, il épousa la Princesse et demeura dans le château [7]. » Car il y a plusieurs demeures dans la maison de mon Père.

Il peut paraître choquant ou sacrilège de mettre en parallèle ce conte fantastique de la tradition populaire bretonne et l’admirable scène du dimanche de Pâques relatée par l’apôtre Jean. René Laurentin, spécialiste des miracles en tous genres, thuriféraire de toute nouvelle « apparition », m’a fait le même genre de réflexion en public, devant les caméras de la Télévision, parce que j’osais comparer la « fable » de la naissance de Mithra et la « réalité historique » de la naissance de Jésus à Bethléem. René Laurentin est prêtre catholique, ce que je ne suis pas. Mais il sait très bien au fond de lui-même — nous en avons parlé depuis — que je ne suis pas si éloigné de lui que certaines personnes aux vues étroites peuvent penser. Le « merveilleux » n’est pas la caractéristique du soi-disant paganisme, car à ce compte, les fondements mêmes du Christianisme seraient inexistants si l’on s’avisait d’en soustraire les éléments qui échappent à la Logique classique, ce que, malheureusement, ont trop tendance à faire certains prêtres contemporains, plus proches du petit père Combes que de saint Jean de la Croix et du curé d’Ars. Ce n’est pas une question de foi, mais de certitude. Il y a bien longtemps que j’ai abandonné la foi pour acquérir la certitude que Jésus était apparu réellement à la Magdaléenne, même si cet épisode de l’histoire humaine demeure mystérieusement enfoui dans les brumes tenaces qui empêchent notre pauvre esprit de s’ouvrir à l’Esprit.

3. Les messagers de l’Autre Monde

Il y a tant de mystères, tant d’énigmes dans notre monde. La beauté d’une fleur est un mystère ; son parfum est une énigme. Dans un poème attribué à Taliesin, barde gallois du VIe siècle, se trouve une accumulation de certitudes énoncées par l’auteur présumé :

« Je sais combien nombreux sont les vents, les ruisseaux,

je connais la largeur de la terre et son épaisseur,

je sais pourquoi une vache est cornue,

pourquoi une épouse est aimante,

pourquoi le lait est blanc,

pourquoi le houx est vert…

mais personne ne sait pourquoi les entrailles du soleil sont rouges [8].»

Il faut toujours reconnaître ce qu’on ne sait pas. Et le moins qu’on puisse dire, c’est qu’on sait très peu de chose. Mais il importe également de reconnaître ce que l’on sait. Les entrailles du soleil sont-elles vraiment rouges ? Peut-être, mais qu’est-ce que cela change à notre destinée ? Il existe des questions auxquelles on ne peut apporter de réponse. Pourtant, je dirai que si les entrailles du soleil sont rouges, c’est pour une raison et que cette raison nous concerne tous, parce qu’elle concerne l’univers tout entier, et que nous sommes tous, que nous l’acceptions ou non, partie intégrante de cet univers. Plus que jamais, le destin d’un être individuel est lié au destin de la totalité. Plus que jamais, la formule des Cathares selon laquelle le monde idéal de la lumière, c’est-à-dire le Paradis, ne sera pas réalisé tant qu’il restera une seule âme à sauver, me paraît une évidence. Car rien n’est inutile, rien de ce qui est créé ne peut être décréé. Sur un plan théologique, il est inconcevable que Dieu puisse néantiser une créature qui émane de lui, car alors, il se renie lui-même. C’est sans doute la seule justification de l’existence du Mal, qu’on le considère comme un principe abstrait ou comme un personnage revêtu des oripeaux de Satan. Prétendre que Dieu puisse anéantir quoi que ce soit de sa création est le blasphème suprême au-delà duquel il n’y a plus que néant absolu, en vertu du principe, qui semble bien établi, que rien ne se crée, mais que rien ne se perd. Il en va tout autrement des changements de formes ou d’états. Et c’est dans cette problématique que s’insèrent les mystères de l’après-vie.

Car rien ne se perd. Le corps d’un défunt est restitué à la totalité, se trouve engagé dans une série de métamorphoses et de renaissances qui conduisent à des restructurations et à des variances de puissance énergétique. Mais l’esprit, la pensée, qui sont par nature irréductibles à la matière, même s’ils en dépendent dans une certaine mesure ? En vertu du même principe, l’esprit (ou l’âme, ou la composante psi) ne peut se perdre puisqu’il a une existence révélée et autonome et qu’il ne dépend de la matière que pour sa manifestation dans une dimension donnée qui est celle de la vie terrestre. Donc, il y a tout lieu d’admettre que cet esprit, quelle que soit sa nature, perdure après la mort physique. Dans quel état et dans quelles conditions ? C’est là où les spéculations peuvent se donner libre cours.

Une histoire étrange figure dans la quatrième branche du Mabinogi gallois. Lleu Llaw Gyffes, le fils du magicien divin Gwyddyon, a été tué par traîtrise du fait de l’adultère de son épouse Boddeuwedd. Mais Gwyddyon ne peut pas croire que Lleu soit mort définitivement. Il part à sa recherche et parcourt toutes les provinces de Gwynedd et de Powys. Un jour, il s’arrête chez un paysan, et celui-ci lui raconte qu’une de ses truies accomplit tous les jours un trajet qui demeure inconnu et qu’elle ne rentre que le soir rejoindre les autres cochons. Le lendemain, Gwyddyon suit la truie et se retrouve bientôt dans une vallée, auprès d’une rivière. Là, la truie s’arrête sous un arbre et se met à manger. « Gwyddyon vint sous l’arbre et regarda ce que mangeait la truie. Il vit que c’était de la chair pourrie et des vers. Il leva la tête vers le haut de l’arbre et aperçut un aigle au sommet. À chaque fois que l’aigle se secouait, il laissait tomber des vers et de la chair en décomposition que mangeait la truie. » Et Gwyddyon, se persuadant que l’aigle est en réalité un aspect provisoire de Lleu Llaw Gyffes, chante des incantations, ce qui redonne à l’aigle son apparence primitive, celle du beau jeune homme qu’est Lleu Llaw Gyffes.

Là encore, le symbolisme apparaît très clair. L’aigle représente l’âme ou la composante psi de Lleu Llaw Gyffes, et cette âme perdure tandis que la chair décomposée tombe sur le sol. Il est probable que si Gwyddyon n’avait pas agi pour en quelque sorte « remonter le temps » et redonner vie à Lieu, celui-ci se serait envolé pour de bon dans le ciel et ne serait jamais réapparu désormais en un autre état de conscience qui lui aurait permis de ne plus désirer revêtir une forme concrète. Et ce fait signifie aussi qu’il existe un lien entre les vivants et les défunts, lien sans lequel Gwyddyon n’aurait jamais retrouvé la trace de son fils. Et ce lien s’exprime de différentes manières selon les civilisations. Mais il existe, et les expériences médiumniques, surtout celles qui sont contrôlées scientifiquement, sont là pour fournir non des preuves, mais des indications précieuses quant à l’établissement de rapports entre les êtres charnels et les êtres spirituels, même si ces relations s’opèrent sans recours à la matérialisation.

Passons sur les rituels religieux qui tentent d’établir des communications entre les vivants et les saints dûment répertoriés. Passons sur ces séances de magie, de nécromancie où interfèrent les plus louches pulsions de l’être humain. Passons sur les transes médiumniques qui valent ce qu’elles valent, qui permettent parfois d’étranges et surprenants contacts, mais qui se révèlent dangereuses quand elles sont systématiques. Passons sur les rêves, dont les composantes sont complexes et qui peuvent ne rien signifier d’autre qu’une mauvaise digestion. D’une tout autre nature sont les rapports parfaitement subtils que chaque être humain peut entretenir avec un être disparu et auquel il était lié par des liens affectifs. « Ils sont là et ils nous voient », disait ma grand-mère en parlant de ses disparus. Et même si elle se trompait dans ses identifications, elle ressentait, j’en suis persuadé, une présence près d’elle d’un être cher qu’elle n’avait jamais cessé d’aimer, qu’elle n’avait jamais oublié, et qui, peut-être, de son côté, n’avait de cesse d’entrer en communication, ne fût-ce que sur ce plan affectif, avec elle. L’amour — avec ses nuances — est le plus fort des liens qui existent entre les êtres. Si, dans le cadre de la vie terrestre, un individu passe son temps à rechercher la compagnie de ceux qu’il aime, comment ne pas supposer qu’un défunt, non encore dégagé de toutes les attaches terrestres, n’ait point le constant désir d’entrer en contact avec ceux qu’il a dû quitter. Si Jésus est apparu en premier à Marie de Magdala, ce n’est peut-être pas sans raison.

Il s’agit donc de présences. Bien sûr, il ne faut pas tomber dans le piège qui est commun aux tenants du spiritisme, voyant des esprits partout, et aux dévots superstitieux qui sentent des diables s’agiter constamment autour d’eux. Ce qui peut conduire aussi bien au fanatisme et aux bûchers de l’Inquisition qu’à la douce folie d’un certain Alexandre Berbiguier de Terre-Neuve du Thym, brave citoyen de Paris au XIXe siècle, qui, harcelé par les « farfadets », n’avait rien trouvé de mieux que de les enfermer dans des bouteilles. La recette était très simple, et c’est M. Berbiguier lui-même qui nous la livre dans un des nombreux écrits qu’il a laissés sur ce sujet : « Lorsque je les sens, pendant la nuit, marcher et sauter sur mes couvertures, je les désoriente en leur jetant du tabac dans les yeux ; ils ne savent plus alors où ils sont. Ils tombent comme des mouches sur ma couverture. Le lendemain matin, je ramasse bien soigneusement ce tabac avec une carte et je les vide dans mes bouteilles où je mets du vinaigre et du poivre. Je cachette la bouteille avec de la cire d’Espagne… » Pauvres farfadets… Dire que M. Berbiguier voulait faire don de sa collection de bouteilles remplies de farfadets au Muséum d’Histoire naturelle où elles auraient été rejoindre les glorieuses reconstitutions de Buffon ! Mais les « farfadets » sont des esprits farceurs. D’après l’honorable M. Berbiguier, « ils s’introduisent comme bon leur semble dans toutes les maisons, se glissent dans les meubles les plus soigneusement fermés ; ils ont même l’adresse de se placer entre la jarretière et la culotte. Ils se procurent l’agrément d’être à toute heure du jour et de la nuit dans les appartements, d’assister au lever et au coucher des dames, d’être témoins de tout ce qu’elles font et disent dans le secret ; de contribuer souvent, par des attouchements qui n’appartiennent qu’à l’époux légitime, à porter les femmes à des actions qui les rendent coupables envers leurs maris ». Au Moyen Age, on appelait ces « farfadets » des incubes, ou encore des succubes quand ils « importunaient » les hommes. Il faut seulement croire qu’il y avait beaucoup de puces chez M. Berbiguier. C’est du moins ce qu’on peut espérer avant de considérer ce brave homme comme un fou.

Ce n’est là que plaisanteries, dira-t-on. Et pourquoi ces « présences » n’auraient-elles pas envie de plaisanter, puisque, surgissant d’un monde terrestre hérissé de comportements et de sentiments qu’elles n’ont pas encore oubliés, elles se trouvent en manque et veulent, par tous les moyens, satisfaire leurs envies ? La question est plus sérieuse qu’on ne pense, et il est bien certain qu’il est très difficile de se débarrasser de ses habitudes. Dans son film Orphée, Jean Cocteau a pris soin de nous montrer les défunts, dans le décor décadent des ruines de Saint-Cyr, en train de vaquer aux occupations qu’ils avaient lorsqu’ils se trouvaient de l’autre côté. La scène est hallucinante, surtout lorsque l’on voit Orphée, qui est vivant, passer au travers d’un vitrier qui, son matériel sur le dos, persiste à appeler le client d’une voix monocorde et sans espoir. Et ces exemples, comiques ou sérieux, ne font que mettre en garde contre ces présences qui, sans qu’on le sache, peuvent se révéler négatives. Car si les personnes que l’on a aimées sont supposées rôder de façon invisible autour de nous, pourquoi ne pas supposer également que ceux qui nous haïssent ne cherchent pas à satisfaire leur ressentiment à notre encontre, plongés qu’ils sont dans un « enfer » de haine, qui est l’aspect négatif de l’amour ? L’imagerie populaire a fourni bien des exemples d’illustrations montrant l’être humain encadré d’un « bon » ange aux ailes blanches et d’un « mauvais » diable aux ailes noires.

Tout le monde n’est pas médium, ni « voyant », ni « clairvoyant ». Tout le monde ne distingue pas forcément les « auras » qui émanent de chacun d’entre nous et qui sont des réalités physiques autant que psychiques. Tout le monde n’a pas le don de « double vue ». Dans la tradition bretonne, ce don de « double vue » est réservé à ceux qui, lors de leur baptême, sont entrés deux fois dans l’église paroissiale en traversant le cimetière. Cela paraît obscur, mais c’est très simple : un baptême, autrefois, devait se faire dans les trois premiers jours après la naissance de l’enfant, et, par conséquent, la mère ne pouvait y assister. Le père, accompagné du parrain et de la marraine, laquelle prenait en charge l’enfant, partait donc de bonne heure de son village pour aller au centre paroissial. Mais le chemin était parfois très long, et, de plus, il était parsemé d’auberges où il était d’usage de fêter l’événement. On arrivait fatalement en retard à l’église, et le recteur avait été appelé pour d’autres devoirs. Il fallait donc ressortir de l’église, aller attendre à l’auberge de la place, et entrer une nouvelle fois dans l’église. Et l’on ne pouvait entrer dans les églises, en ces temps anciens, qu’en traversant le cimetière. C’est ce double cheminement à travers le monde des morts qui donnait à l’enfant cette faculté de voir, au-delà des réalités quotidiennes, un Autre Monde où les défunts lui faisaient des signes qu’il pouvait comprendre ou interpréter. Cette tradition, qui n’est certes pas dénuée d’humour, en dit cependant très long sur la familiarité de certaines sociétés rurales avec le monde de la mort. De nos jours, les cimetières ont été déplacés du pourtour de l’église et exilés bien loin, là où la Mort peut se faire oublier. Mais, elle, elle n’oublie pas.

Je n’ai pas été baptisé selon cette méthode, et je n’ai pas donc acquis le don de double vue. Des mediums, à qui je n’avais rien demandé, m’ont cependant révélé qu’ils me voyaient toujours accompagné par des êtres qui semblaient me protéger, notamment une vieille femme pleine de tendresse, qui est sûrement ma grand-mère, et un homme étrange, une sorte de prêtre de l’ancien temps, un druide peut-être, empreint de sagesse et de lumière. Une femme, que je pense avoir réellement des dons de clairvoyance, m’a dit un jour que j’avais été de ceux qui accompagnaient Jésus… D’autres m’ont mis en garde contre l’environnement granitique qui est le mien et m’ont conseillé d’aller me retremper dans l’atmosphère du calcaire. Mais tous étaient d’accord sur un point : j’étais entouré et protégé par des êtres qui paraissaient m’aimer avec une incommensurable tendresse.

C’est là tout ce que je retiens de ces « révélations ». Car je me sens en effet rempli de l’amour de ceux qui ne sont plus. Je ne saurais expliquer pourquoi j’ai cette certitude, mais je l’ai. Je ne peux concevoir la vie sans que mon existence d’aujourd’hui ne soit reliée à l’existence des autres, ceux qui sont effectivement vivants auprès de moi, ou tout au moins contemporains, et ceux qui ont déjà franchi la barrière qui nous sépare de l’Autre Monde. J’ai dit et répété ce qui m’attache à ma grand-mère. Je sais qu’elle est là, près de moi, qu’elle me guide dans des moments difficiles, qu’elle me soumet à des épreuves lorsque celles-ci sont nécessaires, qu’elle me juge sévèrement quand je m’écarte du plan qui m’est dévolu. Cela ne va pas sans pleurs ni grincements de dents, ni sans heurts. Les êtres qui nous entourent silencieusement, invisiblement, ne nous laissent rien passer. Ils sont nos censeurs vigilants. Le tout est de savoir les écouter et de comprendre le message qu’ils nous transmettent. Mais dans cette étrange complicité, qui n’est jamais complaisante, je ressens les flèches aiguisées d’un amour qui ne se démentira jamais. En définitive, je suis persuadé que c’est l’amour, sous toutes ses formes, qui lie les êtres entre eux, qu’ils soient dans ce monde ou ailleurs. L’amour est indestructible. La légende de Tristan et Yseult en est la preuve : une ronce unit le tombeau de Tristan et celui d’Yseult, une ronce, pleine de piquants, tortueuse, agressive, mais vivace, tenace, et qui s’accroche pour l’éternité. Voilà une belle image, un beau symbole, et c’est la clef de toute relation entre des êtres intérieurs pour qui l’apparence cède le pas devant la réalité suprême.

Mais cette relation joue dans les deux sens : les défunts ont besoin de nous ; ils s’adressent à nous pour nous demander ce qu’ils n’ont pas pu accomplir durant leur existence ; ils nous demandent notre amour, notre aide, voire notre compassion. Car « ils sont là, et ils nous voient ». J’ai vécu une expérience de ce genre, voici quelques années et qui concerne une femme, la mère d’un de mes filleuls, avec laquelle j’étais lié d’une amitié sincère et totalement désintéressée. À la suite de certains événements douloureux, cette femme a cru bon de mettre fin à ses jours dans des circonstances assez atroces. Je n’ai pas à juger cet acte, même s’il m’attriste profondément. Mais le fait est là : Micheline s’est donné la mort. Or, pendant plusieurs semaines, Micheline s’est présentée à moi chaque nuit, au milieu de brouillards qui m’empêchaient de la voir nettement, et elle me parlait dans un langage que je ne comprenais pas. Et cela a duré tant que je ne me suis pas décidé à faire quelque chose, à répondre à ces demandes incompréhensibles. J’avais fini par deviner cet appel angoissé : j’ai enfin vu qu’elle me tendait désespérément la main pour que je puisse l’aider à émerger d’un effroyable marécage dont elle ne parvenait pas à mesurer la profondeur. J’ai fait ce qui était en mon pouvoir. Dès cet instant, elle n’est plus revenue me hanter. Je me suis rendu compte qu’elle était enfin libérée de quelque chose et qu’elle avait pris son essor. Où ? Je l’ignore. Tout ce que je peux dire, c’est que, plongée dans un Autre Monde hostile, elle a eu besoin de moi. J’ai répondu par un geste d’amitié affectueuse, et le nœud qui l’enserrait s’est défait.

On dira que cette expérience est pure subjectivité, que c’est une projection de mes fantasmes, que j’aime jouer au « sauveur » du monde, que c’est une preuve de paranoïa. On sait que les cimetières sont remplis de gens irremplaçables. Et pourtant, on les a tous remplacés, du moins dans la vie sociale, car un être humain n’est jamais remplaçable puisqu’il est unique, puisque c’est un individu qui n’aura jamais son identique. Je pense à cette autre femme, curieux personnage qu’un ministre de l’Intérieur (voici un certain temps !) m’avait jetée entre les pattes pour sonder mes opinions et en rendre compte à qui de droit. Au bout de quelques verres, et envahie d’un immense élan d’amitié, elle m’avait tout avoué, et je savais quel était son rôle. J’ai eu avec elle une relation exceptionnelle, là aussi une relation d’amitié et d’affection hors du commun. Depuis qu’elle est morte, tuée dans un accident que je soupçonne d’avoir été provoqué (on la jugeait encombrante, semble-t-il !), elle reste toujours présente près de moi et me guide parfois sur des sentiers difficiles. Subjectivité encore et toujours ! Mais je sais que Marie-Paule est près de moi, en train d’accomplir une action qu’elle n’a pas eu le temps d’achever durant son existence, et que peut-être je dois accomplir à sa place. Mais je sais aussi qu’en échange, elle me protège et qu’elle est attentive à tout ce qui m’arrive. Je pourrais multiplier les exemples de cette sorte.

Nous recevons tous des messages. Mais ou nous ne savons pas les déchiffrer, ou nous ignorons que ce sont des messages issus de l’Autre Monde. Et pourtant, comme le chante si magnifiquement Baudelaire, « la Nature est un Temple où de vivants piliers / Laissent parfois sortir de confuses paroles ». Avons-nous la clef qui nous permette de transcrire ces paroles ? L’Évangile de Jean nous met en face de nous-mêmes. Après la résurrection (ou re-naissance) de Jésus, quelques-uns des disciples sont réunis sur le lac de Tibériade pour pêcher. « Ils sortent et montent en bateau. Cette nuit-là, ils ne prennent rien. De grand matin, Iéshoua se tient sur le rivage. Cependant les adeptes ne savent pas que c’est Iéshoua » (trad. Chouraqui).

Car la tragédie de la nature réside bien dans ce verset de l’Évangile de Jean : Ils ne savent pas que c’est Iéshoua. Le philosophe grec Lucien de Samosate, que d’aucuns considèrent trop rapidement comme un sceptique irrévérencieux, se livre à une curieuse description du dieu gaulois Ogma-Ogmios, identifié avec l’Héraklès grec. Cet étrange dieu, qui incarne la force, est représenté comme un vieillard « qui attire un grand nombre d’hommes attachés par les oreilles et ayant pour liens des chaînettes d’or et d’ambre qui ressemblent à de très beaux colliers. En dépit de leurs faibles liens, ils n’essaient pas de fuir, bien que cela leur soit facile ; loin de résister, de se raidir et de se renverser en arrière, ils suivent tous, gais et contents, leur conducteur, le couvrant de louanges, cherchant tous à l’atteindre et, en voulant le devancer, desserrent la corde comme s’ils étaient étonnés de se voir délivrés. Ce qui me parut le plus singulier, je vais vous le dire immédiatement. Le peintre, qui ne savait où placer le début des chaînes — car la main droite tient déjà la massue et la gauche l’arc —, a perforé le bout de la langue et la fait attirer les hommes qui suivent ; le dieu se retourne vers eux en souriant » (Héraklès, I, 7). Cette scène extraordinaire, qu’Albert Dürer a visualisée dans une de ses gravures, est une admirable conclusion à toute discussion sur les messages de l’Autre Monde. Car c’est le dieu de l’éloquence qui parle et qui, selon l’expression de Lucien de Samosate, accomplit tous les exploits dont on le crédite et y fait participer tous les hommes. Et le dieu de l’éloquence, l’Ogmios celtique qui est l’Ogma irlandais, c’est le symbole du Verbe. Nous voici revenus à l’Évangile de Jean : « Entête, lui, le logos et le logos, lui pour Élohim, et le logos, lui Élohim. Lui entête pour Élohim. Tout devient par lui ; hors de lui, rien de ce qui advient ne devient. En lui la vie — la vie et la lumière des hommes. La lumière luit dans la ténèbre, et la ténèbre ne l’a pas saisie » (trad. Chouraqui). Le Logos, le Verbe, la Parole, trois termes pour désigner le souffle vital qui vient d’en haut. Mais ce qui est en bas est comme ce qui est en haut.

La description d’Ogmios par Lucien de Samosate est une véritable fable ; mais elle a le mérite de fixer le schéma des relations subtiles qui existent entre le visible et l’invisible, entre les humains et le monde mystérieux qu’on situe dans l’après-vie. Il est certain que chacun de nous reçoit des messages venus de là-bas. Pour moi, c’est une certitude absolue, ce qui débouche évidemment sur une autre certitude, celle d’un Autre Monde, quelles que soient sa forme et sa situation dans le Temps et dans l’Espace un Autre Monde en perpétuel devenir dont chacun de nous est l’acteur privilégié. La mort n’est qu’une naissance à un nouvel état de conscience, une porte qu’on ouvre pour découvrir d’autres paysages. Je n’ai tant senti cette réalité profonde que dans le sanctuaire de Newgrange, quand le soleil de l’hiver vient caresser la matrice originelle, au cœur même de l’ombre. Le soleil, cette lumière, cette chaleur soudaine, cette image de la Femme éternelle qui veille sur les vivants et les morts, la Déesse des Commencements, ou plutôt des perpétuels recommencements… Alors, on comprend que tout est possible et que rien n’est jamais définitif dans cet univers que nous connaissons à peine et dont nous avons parfois peur de franchir les limites.

À quoi bon cette peur ? « J’ai joué dans la nuit, j’ai dormi dans l’aurore », dit le barde Taliesin. C’est au fond des tertres, dans cet étrange monde du sidh, c’est-à-dire de la « paix », que notre visage se rafraîchit aux sources vives de la lumière.

Sainte-Anne d’Auray, 1990.

(Extrait de « Les mystères de l’après-vie« )

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1 Cité par Hans Bender, Réincarnation et Parapsychologie, dans le symposium sur la Réincarnation, édité par Carl-A. Keller, Berne, éd. Peter Lang, 1986, p. 86.

2 Je me permets d’insister sur ce point : je n’ai jamais découvert dans les textes celtiques les plus anciens la moindre allusion à une doctrine élaborée sur la réincarnation. Le texte de César sur ce sujet a été mal compris, car César dit que les « âmes sont immortelles et qu’elles passent, après la mort, dans un autre corps ». Mais le contexte signifie que ce sera dans un Autre Monde, ce qui est parfaitement conforme à toutes les traditions irlandaises concernant l’univers du sidh. Quelques cas de réincarnation sont signalés, mais ils concernent des personnages exceptionnels qui ont une mission à remplir. Par contre, les cas de métamorphoses, la plupart du temps symboliques, sont innombrables. Voir J. Markale, le Druidisme, Paris, Payot, 2e éd., 1989.

3 On peut comparer cet autre extrait des Rêveries : « De quoi jouit-on dans une pareille situation ? De rien d’extérieur à soi, de rien sinon de soi-même et de sa propre existence ; tant que cet état dure, on se suffit à soi-même, comme Dieu. Le sentiment de l’existence dépouillé de toute autre affection est par lui-même un sentiment précieux de contentement et de paix, qui suffirait seul pour rendre cette existence chère et douce à qui saurait écarter de soi toutes les impressions sensuelles et terrestres qui viennent sans cesse nous distraire, et en troubler ici-bas la douceur. »

4 Une thèse fort intéressante fait de Jean un prêtre, ce qui, au regard de la loi juive, lui interdit, sous peine de souillure, d’entrer dans un endroit où repose un cadavre. Cela justifierait le fait qu’arrivé le premier, il n’entre pas avant que Pierre, qui n’était pas prêtre et ne craignait pas la souillure, lui ait confirmé la disparition du cadavre.

5 Rosemary Brown, En communication avec l’au-delà, Paris, J’ai Lu, 1974, pp. 109-110.

6 J. Markale, Contes de la Mort, pp. 239-240.

7 J. Markale, Contes de la Mort, pp. 371-376. Ce conte a été recueilli vers 1880 Pluzunet (Côtes-d’Armor) par François-Marie Luzel.

8 J. Markale, les Grands Bardes gallois, Paris, J. Picollec, 1981, pp. 70-71.