Frère Éloi Leclerc
Ne vous inquiétez pas…

Car celui qui, à la suite de Jésus, accueille la nouvelle proximité de Dieu, pourra toujours, et quoi qu’il arrive, entretenir des relations filiales avec le Principe suprême de l’univers et se comporter comme un enfant à son égard.

Éloi Leclerc est né à Landerneau en 1921, dans une famille de 11 enfants. Son frère Édouard est le fondateur des centres Leclerc. Désireux dès l’enfance de devenir franciscain, il entre en 1939 au noviciat d’Amiens. En 1943, il part à Cologne dans le cadre du STO. L’année suivante, il est arrêté en compagnie de 60 religieux accusés comme lui de propagande anti-nazie et déporté d’abord à Buchenwald puis transféré à Dachau dans des conditions épouvantables à quelques jours de la capitulation. Il ne racontera cette expérience qu’en 1999 dans Le soleil se lève sur Assise. A son retour en France, il devient professeur de philosophie et se met à écrire. Sagesse d’un pauvre le fait connaître en 1959. Suivent plusieurs livres consacrés à Saint François d’Assise, Le maitre du désir, méditation sur l’Évangile selon Saint Jean, Le royaume caché, qui médite sur la présence de Dieu au milieu des pires épreuves et Le désert et la rose, biographie de Jeanne Jugan, fondatrice des petites sœurs des pauvres

(Revue Itinérance. No 2. Novembre 1986)

Dans la pensée de Jésus, la venue du Royaume appelle une nouvelle existence. Pas seulement dans l’au-delà mais déjà sur cette terre. Sur le plan des relations humaines, comme aussi au regard des choses de la vie. Sous ce dernier rapport, Jésus sait très bien que l’existence des hommes se déroule le plus souvent sous le signe du souci : souci de la nourriture, souci du vêtement et du logement, souci d’argent et du lendemain… La relation des hommes aux choses est dominée par l’inquiétude et la peur. Inquiétude et peur de manquer du nécessaire, voire du superflu. Inquiétude et peur de ne plus avoir ceci ou cela, de perdre ceci ou cela. C’est un boulet que l’homme traîne jour après jour. Jésus juge ce boulet incompatible avec la nouvelle existence dans le Royaume, indigne de la nouvelle proximité de Dieu. Il veut absolument nous en délivrer. Il nous propose une vie affranchie de l’inquiétude et de la peur, digne des fils de Dieu et, par là même, véritablement humaine.

Ne vous inquiétez pas, dit-il un jour à ses disciples, pour votre vie de ce que vous mangerez, ni pour votre corps de quoi vous le vêtirez. La vie n’est-elle pas plus que la nourriture, et le corps plus que le vêtement ? Regardez les oiseaux du ciel : ils ne sèment ni ne moissonnent, ils n’amassent point dans des greniers ; et votre Père céleste les nourrit ! Ne valez-vous pas plus qu’eux ? Et qui d’entre vous peut, par son inquiétude, prolonger tant soit peu son existence ? Et du vêtement, pourquoi vous inquiéter ? Observer les lis des champs, comme ils croissent ; ils ne peinent ni ne filent, et je vous le dis, Salomon lui-même dans toute sa gloire n’a jamais été vêtu comme l’un d’eux ! Si Dieu habille ainsi l’herbe des champs, qui fleurit aujourd’hui et qui demain sera jetée au feu, ne fera-t-il pas bien plus pour vous, gens de peu de foi ! Ne vous inquiétez donc pas en disant : « Qu’allons-nous manger ? qu’allons-nous boire ? de quoi allons-nous nous vêtir ? Tout cela, les païens le recherchent sans répit. Il sait bien, votre Père céleste, que vous avez besoin de toutes ces choses. Cherchez d’abord le Royaume et la justice de Dieu et tout cela vous sera donné par surcroît. Ne vous inquiétez donc pas pour le lendemain : le lendemain s’inquiétera de lui-même. À chaque jour suffit sa peine. » (Mt 6/25-34 ; Lc 12/22-31).

De cette page d’évangile se dégage une grande fraîcheur et comme un parfum de Genèse. On y respire la sérénité d’un printemps galiléen, à l’heure où, dans la lumière neuve du matin, les collines se couvrent de pâquerettes et d’asphodèles et où, de tous côtés, fusent de joyeux chants d’oiseaux. « Regardez, dit Jésus, les fleurs des champs et les oiseaux du ciel. » Nul doute que, dans ce regard de Jésus, revivent bien des souvenirs émerveillés de son enfance. Gardons-nous cependant d’une méprise. Ce discours n’est pas une invitation à l’insouciance et au rêve bucolique. Jésus sait bien que les oiseaux aussi recherchent activement leur nourriture et que leurs nids ne se construisent pas tout seuls. Il ne nie pas la peine de chaque jour ; il dit qu’elle doit se suffire à elle-même. Son propos n’est pas de détourner l’homme de l’effort, mais de rétablir une hiérarchie de valeurs. La valeur suprême, à ses yeux, ce ne sont pas les choses, c’est l’homme. Or l’homme dominé par l’inquiétude et la peur est assujetti aux choses. Jésus veut le délivrer, lui rendre sa dignité.

Comment ? En enracinant l’existence humaine dans une sécurité ultime, absolue. Le contraire de l’inquiétude et de la peur, ce n’est pas pour Jésus l’insouciance ni l’imprévoyance, mais la confiance. Une confiance à toute épreuve. De celle-ci, il révèle le secret : « Votre Père céleste sait que vous avez besoin de toutes ces choses. » « Votre Père », voilà le mot clé. Et quand Jésus prononce ce mot, il le charge de toute la vérité, de toute la profondeur, de toute l’émotion de son expérience filiale, c’est-à-dire de cette proximité nouvelle, inouïe, de Dieu à l’homme, de cette communication gracieuse de Dieu offerte à tous dans le Fils. À la lumière de cette expérience, Jésus ne promet certes pas aux hommes une vie facile, protégée, à l’abri de toutes les turbulences et de toutes les souffrances ; il ne leur révèle pas une Providence qui serait une assurance contre tous les risques et tous les maux. Non, mais il leur offre une sécurité dernière et indestructible, au cœur même des pires drames de la vie. Car celui qui, à la suite de Jésus, accueille la nouvelle proximité de Dieu, pourra toujours, et quoi qu’il arrive, entretenir des relations filiales avec le Principe suprême de l’univers et se comporter comme un enfant à son égard.

Un exemple montrera à quelle hauteur doit se comprendre cet enseignement de Jésus. Interné au camp de concentration de Buchenwald durant la dernière guerre mondiale, je vis arriver, un soir, dans notre enfer, un convoi de juifs hongrois ; ils étaient tous dans un état pitoyable. Dans les jours qui suivirent, nous entrâmes en relation avec certains d’entre eux, particulièrement avec l’un d’eux. Ce dernier nous confia qu’il avait tout perdu : sa femme, ses enfants, ses biens ; il s’attendait maintenant à être transféré d’ici peu, lui et ses compagnons, au camp d’Auschwitz ; et là, disait-il, ce serait la fin : la chambre à gaz et le four crématoire. Comme nous le regardions, étonnés du grand calme avec lequel il disait ces choses, ce juif converti au protestantisme cita la phrase de l’Évangile : « Votre Père sait ce dont vous avez besoin… » (Lc 6/8). Cet homme avait sans nul doute franchi un seuil, il était passé au-delà de l’inquiétude et de la peur ; il était entré dans l’univers du Fils. C’est là un cas extrême, mais qui place le message de Jésus à sa vraie hauteur.

Comme on le voit par l’exemple cité plus haut, Jésus, en invitant ses auditeurs à « regarder les fleurs des champs », ne place pas le Royaume de Dieu au ras des pâquerettes. L’infinie sollicitude du Père, qui sait ce dont nous avons besoin, ne supprime pas le mystère de Dieu. Au contraire, c’est ce mystère, dans toute la hauteur de sa sainteté, qui s’offre à l’homme, dans la nouvelle proximité de Dieu. Mystère d’amour, ô combien, mais que nous ne pouvons accueillir que dans une confiance absolue : une confiance qui n’atteint sa pleine dimension que dans la nuit des grands dépouillements. Il faut se garder d’une lecture trop fleur bleue, trop étroitement humaine, de cette page d’évangile. La tendresse de Dieu que Jésus nous révèle, ne nous promet pas une vie douillette, sans conflits ni souffrances ; elle fait éclater, au contraire, tous nos petits arrangements humains. La seule intimité vraiment sûre, le seul abri indestructible que Jésus nous propose, le seul aussi où l’homme puisse grandir, selon toute sa taille, est cette nouvelle proximité de Dieu qui nous ouvre à son mystère de sainteté. Jésus ne révèle pas un Dieu d’amour, en réduisant l’amour à son côté le plus mièvre. Il ne mutile pas Dieu. Il sait trop d’ailleurs que les hommes et les femmes qui l’écoutent vivent dans un monde dur et cruel, et qu’ils se heurtent chaque jour à la réalité de la souffrance et du mal. Il ne leur dit pas que le monde est gentil ; mais il leur dit : « Soyez sans crainte… car votre Père a trouvé bon de vous donner le Royaume. » (Lc 12 /32)

F. Eloi Leclerc