(Revue Itinérance. No 2. Novembre 1986)
L’énergie agressive est une composante de la vie humaine. Sans ce minimum d’énergie, les espèces animales meurent. Ce qui pose problème d la conscience, c’est lorsque cette agressivité dégénère en violence. Je prendrais volontiers l’image du torrent en crue qui risque de tout dévaster sur son passage. Un barrage peut non seulement contenir cette force mais permettre de la transformer en énergie domestiquée : l’électricité. Le barrage, seul, n’est pas une solution. La pression est là qui exige un exutoire. Il en est de même avec cette « libido » » dont parle Freud. Livrée d’elle-même, elle fait des ravages. Refoulée, elle engendre des névroses. Sublimée, elle réalise des merveilles, même sur des terrains qui lui sont, en apparence, étrangers ; la créativité artistique, le dévouement, la vie spirituelle.
Depuis que l’homme habite sur la planète, la violence a été la condition de sa survie. Aux agressions de la nature (froid, faim) l’homme a opposé les agressions contre le règne animal (fourrure, gibier). Aux violences des tribus qui attaquaient pour mieux établir leur espace vital, les tribus assaillies réagissaient par une violence symétrique.
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« Vous avez appris qu’il a été dit : »Œil pour œil, dent pour dent », eh bien, moi je vous dis de ne pas tenir tête au méchant. Au contraire, quelqu’un te frappe sur la joue droite, tends-lui encore l’autre joue. » [Matt. 5, 38.] De telles paroles séparées de leur contexte ont pu contribuer à la naissance et au maintien d’une « théologie de la résignation ». Au nom de cette théologie, les premiers prêcheurs d’Amérique Latine ont imposé aux Indiens la soumission aux conquistadores. Au nom de cette théologie, bien des sermons du XIXe siècle invitaient les prolétaires à la patience devant les conditions inhumaines de leur vie. Cette caricature traîne encore dans de nombreux esprits. Elle est responsable de la plus grande imposture : le marxisme.
À cause d’une phrase mal comprise, Jésus devient celui qui répète aux opprimés : « Laissez-vous faire. » Qu’on nous dise le titre d’un seul film sur le Christ nous le montrant serein, ferme, non violent. Cela n’existe pas. Jésus, à l’écran, est écrasé (Zeffirelli) ou écrasant (Pasolini).
Cette impossibilité souligne combien il est difficile pour un être humain de conjuguer force et douceur. Pourtant, le texte de la passion est net : Jésus ne manifeste ni haine, ni colère, ni peur devant ses bourreaux. Face à Hérode, il ne bégaye ni ne supplie. Le plus souvent, il se tait. Et ce silence est un défi. Lors de sa comparution devant le desservant du temple, Jésus tient la tête haute : « Pourquoi me questionnes-tu ? » Un des gardes gifle Jésus « C’est ainsi que tu réponds au grand prêtre ? » Jésus ne tend pas l’autre joue. Il entre en relation. Il en appelle au meilleur de l’autre : « Si j’ai mal parlé, témoigne du mal. Sinon, pourquoi me frappes-tu ? »
Lorsque Jésus n’applique pas ce qu’Il dit à la lettre, peut-être vaut-il mieux ne pas en rester à la lettre et rechercher l’esprit. L’esprit sera donné par une lecture assidue et priante des quatre Évangiles dans leur totalité. Chacun devra reconnaître avec humilité que sa lecture personnelle des Évangiles est partielle et partiale.
Les prophéties de la première alliance sont aussi un éclairage à ne pas négliger. Ainsi parle le serviteur de Dieu en qui Jésus s’est reconnu :
« Je ne me suis pas dérobé
J’ai tendu le dos à ceux qui me frappaient les joues, à ceux qui m’arrachaient la barbe
Je n’ai pas soustrait mon visage aux gifles et aux crachats.
Le seigneur Dieu me vient en aide
C’est pourquoi je ne ressens pas les outrages
J’ai rendu mon visage dur comme le silex
J’ai su que mon ennemi n’aurait pas le dernier mot. » [Isaïe 50,5]
LA VIE / UN STAGE D’AMOUR
Vie en famille, vie en société, variété des mentalités, variété des races et des cultures, tout en ce monde nous provoque à améliorer sans cesse la qualité de nos relations. C’est sur la qualité de notre accueil aux autres que l’authenticité de notre accueil de Dieu se vérifie. « Celui qui prétend aimer Dieu qu’il ne voit pas et n’aime pas son frère qu’il voit est un menteur. » [Ep. Saint-Jean]
Notre séjour terrestre est un stage d’amour. Tout est combiné, arrangé, ficelé pour que l’amour soit à la vie des hommes ce que le soleil et la pluie sont aux plantes ; une condition de vie ou de mort.
« Aimez vos ennemis, priez pour vos persécuteurs afin de devenir fils de votre père du ciel. Oui, il fait lever son soleil sur les bons et sur les criminels, pleuvoir sur les justes et sur les injustes. Vous, soyez parfaits de la perfection même de Dieu. » A elle seule, cette parole donnerait un sens à nos vies. Apprendre à aimer de l’amour dont Dieu aime. Non pas un amour sélectif. Aimer le mécréant aussi fort que l’être le plus séduisant. Peut-être davantage si j’en juge par la parabole du fils prodigue et de la brebis perdue. Non pas un amour conditionnel comme celui de certains pères : « Je t’aimerai si tu es propre, si tu es dégourdi, drôle, plein d’astuces, si tu es d’agréable compagnie. Et l’enfant aimé d’un tel amour voudrait répondre : « Je pourrais devenir tout cela… si seulement tu m’aimais. « Le soleil ne dit pas au bouton de la rose : « Ouvrez-vous donc, mon cher, je viendrai vous caresser de mes rayons si vous le méritez ! » Non, c’est parce qu’il le réchauffe et l’éclaire qu’il peut s’ouvrir.
« Si la haine de ton ennemi ne fond pas au creuset de ton amour, c’est que ton amour pour lui n’est pas assez brûlant. » Gandhi avait été droit à l’essentiel de l’Évangile et le sermon sur la montagne était la charte de son attitude intérieure. « Partout où règne l’amour total sans idée de vengeance, le Christ est vivant. » [Young India, 5 mars 1925]
Aime ton ennemi d’un véritable amour. Fais appel au diamant en lui, prisonnier de sa gangue. Au lieu de le juger sans appel « va le trouver, parle-lui seul à seul. S’il t’écoute, tu l’auras sauvé. Sinon, reviens avec un de ses amis. » Ton adversaire n’est pas à éliminer, il est à convertir.
Cherchez une vérité plus haute au nom de laquelle vous avez tous deux le droit d’exister et d’évoluer. À ce sujet, le langage d’Antoine de Saint-Exupéry me va droit au cœur : « La paix, je ne l’impose point. Je fonde mon ennemi et sa rancune si je me borne à le soumettre. Il n’est grand que de convertir et convertir c’est recevoir. C’est offrir à chacun, pour qu’il s’y sente à l’aise, un vêtement à sa mesure. Et le même vêtement pour tous. Car toute contradiction n’est qu’absence de génie…
« C’est pourquoi je répète ma prière : « Seigneur, éclairez-moi. Faites-moi grandir en sagesse afin que je réconcilie non par abandon, exigé des uns et des autres, de quelque souhait de leur ferveur. Mais par visage nouveau qui leur apparaîtrait le même. Ainsi du navire, Seigneur ! Ceux-là, sans comprendre, tirent les cordages de bâbord, luttent contre ceux qui tirent à tribord. Ils se haïraient dans l’ignorance. Mais s’ils savent, ils collaborent et tous deux servent le vent. » [Citadelle, Saint-Exupéry, La Pléiade, p. 567.]
« PÈRE PARDONNE »
Il faudrait relire tout le Sermon sur la montagne avec son refrain : « On vous a dit… Moi, je vous dis… » On vous a dit : »Œil pour œil, dent pour dent » … Moi, je vous dis : « Aimez vos ennemis. » »Œil pour œil, dent pour dent », c’était déjà un progrès fantastique. L’instinct de vengeance exige une mâchoire pour une dent et deux yeux pour un œil. Je me souviens du film La Source de Bergman. Trois jeunes gens ont violé et assassiné une jeune fille. Le père de l’adolescente, fou de douleur, les a massacrés tous les trois et, pour faire bonne mesure, il tue un innocent qui les accompagnait. Voilà les solutions « naturelles ». C’est la loi des westerns. La « Tora » invite à un dépassement fantastique. Dans la même direction, Jésus nous provoque à aller encore plus loin…
« Qui te gifle, tends-lui l’autre joue » … Peut-être est-ce pour voir s’il n’est pas capable cette fois-ci de t’embrasser ! … En tendant l’autre joue, tu peux regarder plus attentivement cet homme qui défoule sur toi son agressivité. Peut-être ne sait-il pas se contrôler ? Peut-être est-il une marionnette de l’esprit de haine : l' »Accusateur » ? Le rêve de cet esprit, c’est l’escalade de la violence. Et que cela embrase le monde ! Le massacre d’Abel par son frère, ce n’est qu’un début. Il veut voir ce que j’ai vu au »Peace Memorial » d’Hiroshima : des visages sans yeux, sans nez, sans bouche, des mères en flammes, hurlant, leur bébé dans les bras.
Maîtriser l’instinct de vengeance tient du miracle. « Sans Moi, vous ne pouvez rien faire », dit Jésus à ce propos. Cet idéal proposé ne peut être vécu que si l’homme accueille une force divine. Tiens ! Et si mon ennemi m’acculait à me tourner vers le Dieu dont je prétendais me passer ? Ce point est capital. Celui qui par sa mauvaise action nous a mis en demeure de choisir entre la haine et le pardon nous révèle notre plus grande pauvreté. Si le pardon jaillit, c’est que Dieu a pris racine en nous. Je tiens pour acquis que l’instinct de vengeance est le plus puissant de tous les instincts. L’affront infligé à un seul homme peut lever des armées pendant des siècles. Dès que la vengeance a frappé, dans sa démesure, on ne saura jamais qui a commencé. Tout justicier se prendra pour un héros. L’esprit de revanche provoque une montée d’énergie fantastique. Un jour, à l’âge de vingt-huit ans, j’ai failli pulvériser d’un coup de poing un gars de seize ans. Il avait traité un jeune israélite de « sale juif ». Cette violence, rentrée ce jour-là par miracle, ne cesse de me provoquer à rechercher les causes du racisme comme Freud a recherché les causes de la névrose. Si j’avais frappé, je me serais simplement défoulé.
« Tends l’autre joue… » Regarde l’événement sous un autre angle ; cherche la vérité au-delà des passions. Le poète libanais Khalil Gibran va très loin dans ce sens. « Le mauvais ne peut tomber au-dessous de ce qu’il y a également de plus bas en vous. Et, de même qu’une seule feuille ne jaunit qu’avec l’assentiment de l’arbre entier, ainsi le malfaiteur ne peut agir mal sans le secret acquiescement de vous tous… »
L’existence d’un Adolf Eichmann en ce monde nous oblige à nous interroger sur notre propre tendance à exclure celui qui nous dérange, ou sur les méfaits de toute idéologie ou sur le poison de l’obéissance aveugle… Son procès permet de mettre à jour les causes du génocide. L’élimination pure et simple de ce bourreau aurait enterré la question : « Pourquoi ? » Tuer le pestiféré ne diminue en rien la prolifération de la peste.
« Tends l’autre joue… » Parfois, je me demande si Jésus ne veut pas, comme Bouddha, nous épargner le poison de la haine, bien plus corrosif que la blessure physique ou la brûlure d’amour-propre. Un jour, la femme de chambre d’un psychiatre poussa la curiosité jusqu’à poser cette question : « Pourquoi Monsieur s’essuie-t-il seulement sans rien dire avec son mouchoir, chaque fois que cette cliente lui crache au visage ? » Le médecin répondit en souriant : « C’est son problème ! » La haine envers notre adversaire, c’est la mauvaise réponse à un vrai conflit. Essaie de lire entre ses gifles le langage de sa colère ! S’il n’y avait pas d’affreux, s’il n’y avait que des mal-aimés ?
« Pardonne-leur, Père, ils ne savent pas ce qu’ils font. » Ils règlent contre Jésus des problèmes qui ne Le concernent pas. L’un s’est fait tabasser par Caïus, le second a vu sa femme partir avec Antoine, le troisième a vu Poncius refuser sa demande d’avancement… Les vrais coupables ne savent pas non plus. Ils sont aliénés par des idées qui tuent. Apprenons plutôt à démasquer les causes de ce « procès d’intention ».
UNE UTOPIE QUI AIMANTE L’AVENIR
La vérité de l’Évangile se comprend lorsqu’il est vécu. « C’est celui qui fait la vérité qui vient à la lumière. »
Jusqu’à la conversion de l’empereur Constantin, le métier des armes était interdit par l’Église à ses membres. Ensuite, le pragmatisme, l’alignement sur les mœurs du temps, ont affadi le sel de l’Évangile. Les croisades et surtout l’Inquisition ont presque sacralisé la violence. Citons plutôt parmi des multitudes de témoins François d’Assise et Jeanne d’Arc. François, en pleine guerre de croisade, traversa la Méditerranée en passager clandestin pour tenter de convaincre le sultan Malek el Kamil. Attitude prophétique ? farfelue ? naïve ? Chacun en jugera selon ce qu’il est lui-même. Pour ma part, je crois que là, seulement, est le vrai réalisme. Et de ce réalisme, l’efficacité à court terme ne peut pas rendre compte. De même, la liberté que Dieu a donnée aux hommes peut apparaître comme un scandaleux encouragement au mal. En ce qui concerne Jeanne, dont on a fait la militante d’une « violence chrétienne », il faudrait regarder de plus près son témoignage. N’a-t-elle pas cherché à faire l’économie des affrontements guerriers aussi souvent que possible ? De plus, il est difficile de peser le passé avec les balances du présent.
L’homme est ainsi fait qu’il sacralise tout ce qu’il touche. Il s’est vu plus grand dans la guerre que dans la paix. Le premier coup porté à la sacralisation de la violence, c’est l’affirmation judéo-islamo-chrétienne : « Dieu seul est Dieu », Dieu seul s’écrit avec une majuscule… La justice, la liberté, la nation, la race, la patrie… rien de ce que les hommes idolâtrent ne mérite de prendre la place de Dieu. Si l’homme admet une relativisation des lois de la survie, s’il accepte de se référer à une Loi divine, tout change… ou du moins tout peut changer.
Un jour, à Jérusalem, je demandais à André Chouraqui ce qu’il pensait de la vision d’Isaïe (2/4) : « Dieu exercera son autorité sur les nations. Il sera l’arbitre de peuples nombreux. Avec leurs épées, les hommes feront des charrues. De leurs lances, ils feront des faucilles. » Il me répondit : « C’est le cœur de l’homme qu’il faut refondre d’abord. Sinon, les hommes se massacreront à coups de charrues et de faucilles ! »
Les textes de la Bible sont là pour planter dans le cœur des hommes une utopie qui oriente les progrès de l’humanité. Ils désignent l’étoile vers laquelle il faut marcher. « Le loup habite avec l’agneau, la panthère se couche près du chevreau. Veau et lionceau jouent ensemble… Vache et ourse se lient d’amitié. Leurs petits gîtent ensemble… Le nouveau-né s’amuse sur le trou du cobra, sur le repaire de la vipère… » [Isaïe, 11/6.] Lorsque l’on cite ce passage, on oublie généralement d’évoquer la suite, la clef de ce texte : « Car le pays est rempli de la connaissance de Dieu comme les mers comblent les abîmes. » C’est lorsque l’homme fait à Dieu la première place qu’il apprend la justice et la paix.
« LA GUERRE MODERNE INACCEPTABLE »
« La fin ne peut pas justifier les moyens. » Rien, par exemple, ne peut innocenter l’usage du terrorisme et de la torture : « J’ai écrit que la violence est toujours condamnable, mais que parfois elle devient inévitable, nécessaire, imposée (par exemple légitime défense). J’ai dit que lorsqu’elle est ainsi nécessaire, elle ne devient pas juste, mais il faut admettre que l’on vit dans un monde pécheur et déchu et qu’elle est alors compréhensible, parfois il faut s’y associer, tout en sachant que ce que l’on fait alors est mal (il n’y a pas de juste guerre). Tout ceci ne s’applique pas au terrorisme qui n’est jamais inévitable et nécessaire. Donc, il est toujours exclusivement condamné. Du terrorisme, je dirais qu’il est intrinsèquement mauvais. Il n’y a aucune légitimation, aucun compromis, aucune justification possibles envers le terrorisme… »
… « Si on reconnaît une cause juste, alors il faut se refuser à s’associer à l’injustice de ses moyens, même si ceux-là devaient lui assurer un semblant de victoire. » [La Liberté chrétienne et la lutte pour la liberté, J. Ellul, Le Centurion, p. 163 et 166]
Le général de Bollardière, au nom de sa foi chrétienne, a dénoncé l’usage de la torture pendant la guerre d’Algérie. Il fut condamné à la prison. À la même époque, un soldat du contingent revint de permission tout décoré pour avoir été un bon tueur… Ce jeune garçon se nommait Mesrine. Dans le récit de sa vie, ce dernier raconte : « La société s’était servi de ma violence intérieure et l’avait exploitée pour faire de moi un bon tueur. J’allais donc m’attaquer à elle et lui faire payer le prix de ce qu’elle avait détruit en moi! » [L’Instinct de mort, J. Mesrine.]
Aujourd’hui, lorsque le problème « violence, non-violence » vient à l’esprit, comment ne pas songer aux conditions nouvelles de la guerre ? La violence accumulée, non domestiquée, attisée, exacerbée, peut envenimer des conflits déjà très douloureux (question palestinienne… conséquence elle-même de la question juive). J’entends encore André Chouraqui me dire son inquiétude devant le fait que ce conflit peut allumer la troisième guerre mondiale, comme une allumette provoque l’incendie d’une ville entière. Cela situe l’usage de la violence dans un contexte radicalement nouveau. En effet, l’usage de l’arme nucléaire est du domaine de l’impensable. Durant la guerre des Malouines, le 31 mai 1982 en Angleterre Jean-Paul II déclarait : « Aujourd’hui, la dimension et l’horreur de la guerre moderne, qu’elle soit nucléaire ou non, la rendent totalement inacceptable en tant que moyen de régler les différends entre les nations. »
LA VIOLENCE / UN LANGAGE
La violence est souvent la réponse maladroite à une situation vécue comme insoutenable. Le petit enfant pris de panique parce que sa mère ne répond pas à son besoin de nourriture ou de sécurité réagit par la violence de ses cris. Cette agressivité est un réflexe qui peut s’avérer efficace. Pour que les cris cessent, le besoin sera comblé.
Au cours de vingt-cinq années auprès des jeunes, j’en ai connu un certain nombre dont la violence se tournait contre le monde extérieur ou contre eux-mêmes : cynisme, délinquance, brutalité du langage et des attitudes pouvaient signifier : « Aimez-moi ou je mords ! » Déprime, drogue, tentative de suicide pouvaient être interprétés ainsi : »Aimez-moi ou je meurs ! »
La violence est souvent une réponse à une carence, un manque, une violation, une frustration. La violence est presque toujours à situer par rapport à un désordre dont elle est le contrecoup.
La violence des paysans spoliés d’Amérique Latine est un geste de désespoir. « La police privée a violé mon épouse, massacré mes enfants, je n’ai plus rien à perdre, je tue… » Le plus souvent, la réaction à cette attitude ne se fait pas attendre ; c’est la répression. Le cycle continue et prend les proportions d’une guerre civile entre une multitude d’opprimés sans moyens et une minorité d’oppresseurs dotés d’une milice privée sans scrupules.
Très souvent, dans des pays d’Amérique Latine, j’ai entendu justifier la subversion violente en ces termes : « Dieu a été l’animateur du maquis d’Israël. C’est parce que Moïse a tué un garde égyptien que Dieu l’a choisi… Et Judith, n’a-t-elle pas tué Holopherne avec la bénédiction de Dieu ?… »
Récemment, en Nouvelle-Calédonie, je dialoguais avec des militants du FLNKS. Je leur disais mon étonnement de les voir prêts à lancer des pierres à la sortie de l’église. L’un d’eux me déclara avec un grand sourire : « Jésus n’a pas chassé les marchands du temple avec des fleurs à la main ! »
Lorsqu’un homme devient chrétien, cela fait un chrétien de plus mais cela ne fait pas un homme de moins. Notre être « sauvage » ne se laisse pas évangéliser d’un seul coup. Peut-être sommes-nous aujourd’hui encore dans la préhistoire en ce qui concerne une harmonieuse transfiguration de l’agressivité.
STRATÉGIE NON VIOLENTE
La haine risque de devenir le moteur de la lutte. Lénine semble avoir donné à cette haine ses lettres de noblesse. Désormais, le combat de nombreux paysans chrétiens d’Amérique Latine réclame une efficacité immédiate qu’ils croient trouver plus sûrement dans les outils d’analyse marxiste que dans la Bible. J. Ellul a dénoncé avec lucidité ce mensonge qui laisserait croire aux opprimés que le marxisme peut jouer le moindre rôle pour les libérer : « Il faut détourner les pauvres d’une fausse révolution qui ne conduit qu’à établir une dictature communiste sur eux. La grande œuvre que les chrétiens auraient à accomplir serait justement d’amener les pauvres à une action révolutionnaire libératrice, à la fois contre le capitalisme et contre le communisme. Contre les deux impérialismes. Il faut être irrité quand on lit dans les théologies de la Libération de longs développements sur l’action des pauvres sans jamais aucune allusion au communisme. La grande tromperie réside alors à leur faire croire qu’ils seront libérés par cette voie et à apporter au communisme des justifications théologiques. » [Les Combats de la liberté, J. Ellul, Le Centurion, p. 181]
Mais la plupart des chrétiens latino-américains vivent un combat non violent qui est l’opposé d’une résignation. Leur attitude s’inspire de celle de Martin Luther King, de Gandhi, d’Oscar Romero. La liste des martyrs de cette cause s’allonge chaque jour. Je reçois ce matin un poème de pardon et de paix rédigé par un prêtre noir du Brésil. Il vient d’être assassiné pour avoir plaidé aux côtés des paysans spoliés.
La « non-violence » chrétienne a souvent été présentée comme un encouragement donné au bourreau. La vraie non-violence, selon Gandhi, Martin Luther King et leurs disciples, c’est : « Nous ne luttons pas d’abord contre vous mais contre les préjugés qui vous aliènent. La vérité vous rendra libres. L’amour que nous portons à vos visages d’enfants de Dieu nous rend intolérable le mal que vous vous faites à vous-mêmes. Comme le médecin qui hait d’autant plus la peste qu’il aime le pestiféré. Nous emploierons tous les moyens compatibles avec notre dignité de fils de Dieu pour vous empêcher de vous déshonorer en nous torturant. » [Ceci n’est pas une citation, c’est une façon de résumer leur propos.]
La « non-violence », Gandhi l’a prouvé, est la seule stratégie efficace à long terme. Elle ne nécessite pas moins de résistance ou d’héroïsme que la stratégie guerrière. Elle ne peut en aucun cas être taxée de lâcheté. Elle n’a rien à voir avec sa caricature : la soumission.
« Plutôt rouge que mort », disent certains pseudo-pacifiques prêts à capituler. Ceux-là n’ont rien à voir avec les véritables non-violents. Gandhi et Martin Luther King ont bien montré à quel point leur comportement rendait impossible la poursuite d’une domination injuste. Comme un grain de sable peut paralyser une horloge.
Un jour, on demandait à un ouvrier marxiste devenu chrétien ce qui avait changé dans sa façon de vivre. Il répondit : « Aujourd’hui, je lutte contre les abus du capitalisme avec cent fois plus d’énergie et de détermination. Car le moteur de ma lutte, c’est l’amour que je porte à mes ennemis. Je veux les sauver de ce qui les dégrade car Dieu est déshonoré en chacun d’eux. »
L’instruction romaine « Liberté chrétienne et Libération » a été récemment présentée par la presse comme un consentement donné à la violence révolutionnaire. C’est mal comprendre ce texte. Cette violence n’est moralement tolérable que comme un ultime recours « en cas de tyrannie évidente et prolongée ». Peut-être cela fut-il le cas contre la dictature Somoza au Nicaragua. Mais si ce pays, parce qu’il fut libéré par les armes, se voue aujourd’hui à une glorification de la guerre et à un véritable culte de la force armée, on voit à quel point l’usage de la violence peut aliéner les consciences. Le budget d’armement de ce pays est si démesuré qu’il empêche un réel essor économique.
Le mécontentement des pauvres pourrait, hélas, devenir tel qu’il provoquerait le retour d’une dictature. Une action non violente pour contrecarrer le soutien du gouvernement des États-Unis aux « contras » serait une stratégie plus efficace.
TENDRESSE ET COLÈRE
Je viens de rédiger d’un souffle ces quelques pages. Elles vous laissent sur votre faim ? Moi aussi ! Je les voudrais comme un appel à vous exprimer à votre tour pour me dire ce qui vous a semblé manquer le plus dans ces propos.
Non seulement je ne pouvais pas tout dire de la position chrétienne mais de plus, je ne suis pas le mieux placé pour témoigner à ce sujet : je ne suis pas prisonnier dans un goulag de l’Est ou des Antilles. Lorsque Tomas Borge disait à ceux qui ont torturé et tué son épouse : « Ma seule vengeance sera de vous pardonner », cette parole avait plus de poids que celle de cent théoriciens. Lorsque Valladares ranime un de ses gardiens électrocuté, il nous en dit plus long que vingt manuels de théologie. Lorsque Maximilien Kolbe agonise pendant quinze jours, exhortant ses codétenus à la louange et non à la haine, il peut vraiment prétendre à toucher les cœurs.
Plusieurs fois dans ma vie, j’ai été l’objet de cruautés et d’injustices que je n’ai jamais pu comprendre. Je n’ai trouvé de guérison au formidable poison de la haine que dans le pardon. Il y a un texte inouï dans l’Évangile : la parabole du débiteur impitoyable [Matt. 18/23]. La place me manque pour la raconter, mais vous la trouverez sans difficulté. Elle nous offre le visa pour l’Éternité. Le pardon de Dieu, sans cesse offert, je ne peux m’en saisir si je n’ai pas, moi-même, pardonné à ceux qui m’ont offensé. Un peu comme la lumière d’un beau jour d’été laissera dans l’ombre l’hôte d’une maison aux volets délibérément clos.
J’aurais souhaité aussi développer le point suivant : Jésus s’emporte contre les deux « fils du tonnerre » parce qu’ils veulent faire tomber le feu du ciel sur un village qui n’a pas accueilli leur petite troupe. On insiste aujourd’hui, de plus en plus, sur le visage de Tendresse infinie de Dieu. N’oublions pas pour autant sa colère… Une colère qui est celle d’un cœur qui saigne. Une colère qui s’exprime en paroles. Des paroles qui fouettent le sang comme les branches de bouleau dans les saunas finlandais. Des paroles parfois aussi tranchantes que le bistouri du chirurgien.
Parlant du Messie, Isaïe écrit : « Sa parole est le bâton qui arrête le violent. Du souffle de ses lèvres, Il fera mourir le criminel. » [Isaïe 11/4]
Personne ne peut se dire dépositaire exclusif des secrets de Dieu, mais le non-violent ne serait pas disciple de Jésus s’il fermait les yeux sur l’injustice. Je voudrais à ce sujet évoquer deux modèles de non-violents chrétiens : Lech Walesa et Oscar Romero.
« Radical, intransigeant, refusant la violence, toujours prêt à négocier, ne considérant pas l’adversaire comme un ennemi à haïr… d’une dureté totale et d’une extrême souplesse, toujours à l’écoute de ce que peut dire l’adversaire, acceptant aussi ses critiques » [Les combats de la liberté, J. Ellul, p. 165.], c’est ainsi que J. Ellul décrit L. Walesa.
Oscar Romero fut assassiné le 24 mars 1980 pour avoir, dans ses homélies, dénoncé l’injustice et l’oppression.
Celui qui prêche la non-violence et qui garde le silence sur les causes de l’oppression, celui-là est un rigolo ou un traître.
Stan Rougier
À lire sur ce sujet :
J. M. Muller, Évangile de la non-violence.
Jean Toulat, Combattants de la non-violence, Cerf.
Jean Toulat, Objectif Mururoa, Laffont.
Lanza del Vasto, Technique de la non-violence, Denoël.