Robert Linssen
Notes sur la liberté spirituelle

Publié sous le nom de Ram Linssen (Revue Spiritualité. No 74-75-76-77. Mai – Septembre 1951) Krishnamurti aspire à ce que nous nous libérions de nos chaînes, mais la plupart d’entre nous ne sont même pas conscients d’être enchaînés. Là est le drame. Par quoi sommes-nous emprisonnés ? Par un instinct de conservation prodigieux qui exerce […]

Publié sous le nom de Ram Linssen

(Revue Spiritualité. No 74-75-76-77. Mai – Septembre 1951)

Krishnamurti aspire à ce que nous nous libérions de nos chaînes, mais la plupart d’entre nous ne sont même pas conscients d’être enchaînés. Là est le drame.

Par quoi sommes-nous emprisonnés ? Par un instinct de conservation prodigieux qui exerce sur nous une magie toute puissante et d’autant plus dangereuse que totalement insoupçonnée. Aussi paradoxal que ce soit, nous sommes prisonniers de nous-mêmes.

Nous sommes « agis » par une incessante soif de « devenir » qui conditionne nos pensées, nos émotions et nos actes.

Notre existence entière n’est qu’une chevauchée vers le « devenir ». Nous sommes incapables de cueillir les richesses de l’instant présent.

Ce n’est certes pas là que s’expriment les plus profondes raisons d’être de notre existence. Nous sommes faits pour vivre, vivre heureusement, en vivant intégralement. Mais nous ne vivons pas. Nous passons à côté de la vie, quoiqu’elle soit en nous.

L’essence même de notre « moi » n’est qu’intérêt, recherche de sensations, mobiles d’accroissement personnel, expansion dans le temps, soif de domination, recherche de la gloire et du prestige. C’est pourquoi nous sommes des inquiets, des agités. Nous ne connaissons ni la détente, ni l’apaisement.

En vertu de l’interaction du psychique et du physique, nos races décadentes sont ravagées par les maladies. Car à l’intoxication physique se superpose l’intoxication mentale.

Le centre du processus du « moi » se situe sur le plan mental. La pensée fut une aide. La pensée est l’entrave. Par l’acte mental, nous nous imaginons être des existants indépendants. L’homme a mangé « le fruit de l’arbre de la connaissance ». Ainsi est née l’illusion de la conscience de « soi »; ainsi sont apparus tous les mirages, tous les rêves, tous les errements responsables de nos servitudes.

Nous nous identifions à notre corps et aux corps des autres, à nos émotions et à celles des autres, à nos pensées et à celles des autres. Nous nous identifions à notre milieu extérieur et intérieur, à notre maison, à notre auto, à nos possessions, à notre pays, à notre club.

En résumé, nous subissons la toute-puissance d’un processus d’association psychologique qui confère à notre « moi » le sentiment d’une certaine importance, d’une continuité, d’une réalité indubitable.

Nous adorons qu’on nous considère comme un personnage important, exceptionnel, et nous respectons ceux qui, dans la société, prennent des masques et en imposent.

Lorsque nous avons compris toute la vanité, toute l’absurdité de tels processus, lorsque nous avons intensément perçu et senti la stérilité de nos avidités de « devenir », de paraître, et les servitudes qui en découlent, nous sommes sur le point d’être libre.

Nous avons conjugué les verbes « avoir » et « paraître ». Il nous faut conjuguer le verbe être.

Lorsque nous sommes capables de démasquer, seconde après seconde, les tentatives faites par notre « moi » pour s’associer continuellement aux êtres et aux choses en vue d’assurer le règne de sa continuité stérile, la sérénité mentale et l’apaisement intérieur succèdent aux périodes de tensions.

Nous sommes continuellement « tendus », crispés, tant psychologiquement que nerveusement, en vue d’accomplir ce que nous concevons comme souhaitable de « devenir ». Reconnaissons que nous ne pouvons rester immobiles, que nous voulons toujours devenir quelque chose, toujours batailler en vue de conquérir, soit matériellement, soit moralement.

Dès l’instant où nous nous libérons de notre processus d’auto-identification, nous accédons à la paix intérieure, à la détente, au silence et surtout à l’Amour.

Lorsque cesse l’acte mental et ses « tensions », le Réel « entre en existence », nous dit Krishnamurti.

En réalité, nous l’avons toujours été, mais nous ne le savions pas. Il était tellement près de nous, Il était à tel point nous-mêmes en un certain sens et nous étions tellement distraits que nous ne LE voyions pas. C’est l’acte mental, qui masquait à nos yeux Sa présence.

Et lorsque nous L’avons aperçu, nous sommes stupéfaits de voir combien il était simple de LE voir et combien nous nous compliquions l’existence par une foule de problèmes issus de nos projections mentales.

L’expérience du Réel est intraduisible, inexprimable. Quoiqu’en elle, toute dualité est abolie, le langage qui l’exprime est une concession faite au monde des dualités.

La Réalité est là, où nous nous trouvons. Elle a toujours été devant nous. Nous avons toujours été en Elle. Nous avons toujours été Elle. Mais une inattention magique fut responsable d’un long exil qui ne dure cependant que ce que durent les rêves.

L’État d’Être se suffit à Lui-même. Il ne cherche pas à s’exprimer, car chaque mot est à la fois un piège et un mensonge.

Descartes a dit : « Je pense donc je « suis »… Ensuite des penseurs plus profonds se sont écriés : « Puisque lorsque « je pense, je suis » la pauvre chose limitée, contradictoire que, je suis, je ne penserai plus ».

Dans l’expérience du Réel, nous disons : Je suis parce que je ne pense plus.

La prise de conscience de l’Être dans sa totalité dispense le processus mental de ses créations inutiles, de ses « superpositions » dangereuses.

« Voir CE qui est », comme le dit Krishnamurti, c’est ÊTRE libéré de projections mentales.

Nous sommes la Réalité, à la fois dans son apparence de surface et dans son essence d’ultime profondeur. Nous sommes le monde, l’univers entier, sans être essentiellement de ce monde. Dans l’état confusion d’un rêve collectif que nous avons à dissiper quoique nous ne nous identifions plus à lui.

Rien n’est plus simple que de voir ce qui est.

Seconde après seconde, nos mémoires psychologiques sont dévorées par la flamme claire d’un pur amour qui est lucidité. Nous sommes perpétuellement disponibles au « renouveau intégral » de chaque instant. L’Amour nous rend absent à nous-mêmes et nous immerge dans l’éternité insondable de chaque instant. L’art suprême de la Vie nous délivre de la mort, car vivre suprêmement, c’est mourir à soi-même à chaque instant pour s’intégrer à l’indicible richesse de l’acte total et de la Présence totale qui ne font qu’UN.

Dans les tentatives d’expression de l’indicible, chaque mot devient un piège, car il correspond à des valeurs fausses issues d’un rêve collectif.

Dans le Réel, toute dualité est abolie.

L’Amour suprême est lucidité. La lucidité suprême est Amour.

Ne disons pas que le monde que nous voyons n’est pas cela. Nous ne savons pas ce qu’il est. Nous ne savons pas ce que nous sommes. Nous avons des yeux et ne voyons point. Mais nous pouvons voir ! Nous devons voir!

Cette réalisation est parfaitement accessible à tous les hommes, à toutes les femmes de tous les peuples de la terre, qui ont des yeux pour voir et veulent voir, qui ont des oreilles pour entendre et veulent écouter, qui ont un cerveau pour être lucides et un cœur pour s’ouvrir à l’éternité de l’Amour.

Ram LINSSEN. Bruxelles, I 7 septembre 1951.