(Revue Être. No 4. 14e année. 1986)
Sans risquer de se tromper fort, on peut avancer que nous parvenons à la fin d’un temps, tout au moins en ce qui concerne l’Occident.
Les religions institutionnalisées sont de plus en plus difficilement crédibles face aux représentations scientifiques actuelles, biologiques principalement, elles ont voulu arrêter le cours des choses, fixer une fois pour toutes à l’aide d’écritures déclarées – paroles divines – ce qu’il fallait croire, dire et faire pour le reste des temps à venir, et présenter comme immuables, parce que dites sacrées, les conceptions résultant des moyens de connaissance d’une époque donnée.
Israël, peuple qui se veut élu de Dieu, s’est enlisé dans les commentaires de commentaires de la Loi et n’est plus maintenant qu’un État semblable à n’importe quel autre, utilisant la force pour s’imposer et se maintenir.
La religion qui revendique la représentation exclusive d’un Dieu dit d’Amour a cherché à établir elle aussi, une fois pour toutes, un système de croyances, de doctrines et de vérités sur lesquelles elle a apposé le sceau de l’orthodoxie, déclarant qu’on en resterait là.
Si, par la suite, les faits réfutent les théories déclarées, la vérité immuable, eh bien, ce sont ces faits qui sont faux ! L’Église ronronne continûment depuis la glose scolastique, parfaitement relayée par l’Université.
Le matérialisme historique revu et corrigé par Lénine présente la même tare de vouloir donner une fois pour toutes le modèle parfait d’interprétation et d’explication du monde et des hommes. Par là le marxisme, en entassant texte sur texte, n’admettant pas qu’on sorte du cadre de vérité fixé par lui, apparaît bien comme une religion, c’est-à-dire un système de croyances immuables et de dogmes définitifs.
Avec l’humanisme, l’Occident se débarrassera progressivement de l’image d’un Dieu anthropomorphisé, qui sera remplacé par le concept d’Être hérité de la pensée grecque lequel n’est rien d’autre qu’un objet purement intellectuel, tout comme celui de matière qui n’est plus aujourd’hui qu’un fantôme linguistique.
Nous nous amusons à faire des constructions logiques comme on échafaude des combinaisons avec des êtres mathématiques, sans références à aucune réalité en dehors d’eux-mêmes et sans autres significations que celles qu’on leur accorde. Depuis le Véda, nous ne cessons de jouer des variations sur un même thème, de tenter d’ériger de nouvelles constructions au moyen des mêmes vieilles pierres conceptuelles.
Dans le domaine de la transcendance, on va passer, du moins en Occident, d’un Dieu dont il est dit qu’il échappe au pouvoir de résolution 1 de l’esprit humain – ce qui signifie qu’il ne peut être appréhendé par la connaissance intellectuelle ou affective (au-delà de toute représentation, on ne peut même prononcer son nom) – à une conception de la divinité qui ne sera plus que le point de fixation et de projection de nos désirs inassouvis, de nos frustrations et de nos fantasmes : le dieu qui aime et qui punit, le dieu qui protège et qui venge, etc., le dieu réplique de l’homme. De là, on passera au plan humain où, la divinité s’étant incarnée, il va devenir possible en jouant précisément sur la part divine qui se trouve en chacun de nous — d’établir une société d’amour, de justice et de liberté. Ainsi on ne pourra plus distinguer les chrétiens des autres par le fait qu’ils s’aiment puisqu’alors tous les hommes s’aimeront indistinctement. Nous serons parvenus à l’achèvement de l’histoire de l’humanité – le paradis retrouvé. Les hommes vivent avec ce rêve depuis quatre siècles, des illuminés de Bavière aux rebaptisés de Münster, sans remonter aux premières communautés chrétiennes.
Il s’est produit de cette manière un transfert de croyances. Ce qui n’avait pas marché avec Dieu allait être réussi par des hommes délivrés des entraves des systèmes culturels. Du Dieu des nuées, on est passé au Dieu-homme puis à l’Homme-Dieu en attendant d’évincer l’homme.
Mais le rêve de perfection continue à hanter notre cœur parce qu’il appartient foncièrement à notre nature ; voilà pourquoi, malgré toutes les tentatives avortées, on recommence indéfiniment…
Ce que la chrétienté n’a pas été capable de réaliser en deux millénaires – malgré tout le dévouement, l’abnégation, le sacrifice et la générosité dont elle a pu disposer — pourquoi d’autres hommes, en tous points semblables à ceux qui ont échoué, y parviendraient-ils ?
Tous ces apôtres laïcs au grand cœur (messagers du bonheur social universel une fois que l’éradication totale et définitive du mal aura été opérée) se sont bien gardés de se poser la question fondamentale : Avec quels êtres humains parviendra-t-on à retrouver le paradis perdu ? Ne seront-ce pas, à terme, les mêmes hommes de puissance, les plus ambitieux, les plus habiles à ruser et à feindre, les plus dépourvus de scrupules, prêts à vendre tous ceux qui les avaient achetés – comme disait Talleyrand en parlant de lui-même – qui accapareront le pouvoir et rétabliront, sous n’importe quelle étiquette ou bannière, des appareils de domination et de manipulations, qui consulteront le peuple pour lui demander un avis qu’on lui aura fabriqué par avance, le lui présentant comme seul possible pour son bien ; cela en conformité avec les comportements inscrits dans le patrimoine génétique de l’espèce humaine.
Faut-il, dans une telle perspective, s’abandonner à l’amertume, au cynisme, au nihilisme, à la seule préoccupation de ses intérêts immédiats ? Ainsi finit Rome quand les plus capables et les plus dignes quittèrent la capitale de l’Empire, laissant le pouvoir à ceux qui surent le mieux flatter les pires instincts des foules. Les barbares firent le reste. Mais, qui aurait pu dire alors ce qui allait se produire quatre siècles plus tard ? tant il est vrai qu’en histoire l’on avance et l’on meurt lentement… L’humanité subit son destin, elle ne s’autogère pas, contrairement aux rêves des idéologues. La nature a omis de nous informer de ses intentions en ce qui concerne le sort de notre espèce.
Jusqu’alors on n’avait pas imaginé de solution en dehors des religions établies ou des groupuscules à prétentions initiatiques résiduels d’autres traditions. Laissons les incorrigibles rêveurs d’un monde où le loup préférera se laisser mourir de faim plutôt que d’attaquer un agneau pour le dévorer. Laissons également tous ceux qui barattent ensemble actuellement du merveilleux et des concepts scientifiques dans le but d’obtenir un produit dont on ne peut rien faire sinon changer d’images dans son kaléidoscope mental.
On pourra penser qu’il est facile d’enfourcher ici une monture de mots, de s’en aller pourfendre par l’écrit les faiseurs de bruit et de fumée. Quelle solution propose-t-on pour sortir de cette situation ? Existe-t-il seulement une porte de sortie ? Y a-t-il tellement de différence entre le discours sur le bonheur futur de l’ensemble de l’humanité, la naissance de l’homme nouveau grâce à l’amour ou la science, et celui d’unification, d’illumination ou de réalisation – qu’on ne peut montrer et par là ni prouver ni transmettre ? À moins que quelque drogue chimique endorme à longueur de vie le Moloch tapi en nous, toujours prêt à se manifester dès que l’occasion lui en est offerte, n’est-on pas amené à faire le même discours et à utiliser le même procédé qui consiste à tenir les gens sous le charme, leur parlant de choses merveilleuses, laissant entendre à mots couverts, prenant un air entendu ou n’empêchant pas ceux qui vous servent de faire-valoir d’en propager la rumeur, qu’on se trouve soi-même établi au sein de ce merveilleux. Ainsi enchantait-on les petits enfants avec des contes de fées il n’y a pas si longtemps (maintenant, ce serait plutôt avec les dessins animés de la télévision !) .
S’il ne faut pas leurrer autrui, il convient avant tout de ne pas se leurrer soi-même. Si la porte de sortie existe, on ne peut jamais qu’en indiquer la direction, en aucun cas l’ouvrir ni pour soi ni pour autrui, encore moins dire ce qui se produit de l’autre côté de la porte tout simplement parce qu’il n’existe pas de mots susceptibles de traduire ce qui demeure totalement inconnu avant que cela survienne. Ensuite, comment l’expliquer à qui l’ignore ? Autant essayer de décrire le goût de la mangue à qui n’en a jamais mangé. Tout ce que l’on peut dire c’est que la mangue existe et inciter celui qui aspire à en connaître la saveur à trouver lui-même ce fruit et à y mordre. Il connaîtra alors quelle est la saveur de la mangue d’emblée et la reconnaîtra aussi longtemps que le sens du goût demeurera en lui inaltéré.
Disons, faute de mieux, qu’il s’agit ici plus d’une restauration, d’un oubli réparé, que d’une nouvelle naissance, car nous n’avons jamais cessé d’être intégralement ce que nous sommes. Nous l’avons simplement ignoré jusqu’à ce que se produise cette réintégration dans ce qui jusqu’alors nous semblait divisé, séparé et qui maintenant nous apparaît comme totalité…
Certaines circonstances extérieures peuvent produire cette réintégration : une maladie, un accident, la vue d’un paysage ou d’un objet ; comme il est dit du soldat blessé pour lequel la vue « d’un arbre sec en hiver le fit tout d’un coup remonter jusqu’à Dieu et lui inspira une si sublime connaissance qu’elle était encore aussi forte et aussi vive en son âme après quarante ans que lorsqu’il la reçut ».
Cet événement se montre tellement inattendu et à la fois si fulgurant, intense, hors du temps, qu’on l’attribue tout simplement à la divinité définie par la tradition religieuse à laquelle on appartient. Il n’est donc pas surprenant que le soldat dont il vient d’être question soit devenu le frère Laurent de la Résurrection de l’Ordre des Carmes.
Et, si cet événement de réintégration, bien loin de se présenter comme phénomène extraordinaire, don de quelque entité transcendante, n’était rien d’autre que la chose la plus naturelle, la plus simple qui soit, ce qui fait qu’un être humain parvient à sa maturité véritable d’une manière effective – ce à quoi se substituent tous les rites et épreuves d’initiation qui ne représentent en fait qu’une intégration à une communauté au moment où l’on devient en âge de procréer et de fonder une famille. Communauté à qui l’on jure de respecter et de conserver les croyances, coutumes et traditions.
Il est très rare que quand cela nous « tombe dessus » — il n’y a pas d’autres mots – on le reconnaisse d’emblée comme l’accès à notre dimensions essentielle sans référence à quelqu’un de divin ou d’humain, en dehors de sa propre existence. Il est encore plus rare qu’on demeure dans ce en quoi on se trouve sans vouloir le qualifier, le savourer et surtout le proclamer aux quatre vents. Comme tout ce que nous connaissons nous est fourni par les sens, puis interprété par l’intellect, ce qui vient de surgir – et qui la première fois, le plus souvent, ne dure pas au-delà de quelques jours – va être immédiatement accaparé par le mental et devenir un souvenir à se remémorer sans cesse, soit pour s’en délecter, soit pour le mentionner aux autres – tel Paul Claudel avec le pilier de Notre-Dame de Paris devant lequel l’événement lui est advenu.
À quoi rime cette exhibition pseudo-spirituelle ? sinon à prouver qu’on s’est polarisé sur un phénomène, c’est-à-dire sur l’accessoire, sur ce qui n’est qu’une conséquence, laissant ainsi passer l’essentiel lequel consiste à se trouver établi dans une autre dimension totalement indépendante d’un système de croyances, d’observations morales et de comportements sociaux.
En s’arrêtant sur l’événement on peut hélas s’imaginer qu’on est un privilégié, un élu, le bénéficiaire de quelque grâce divine ou quoi que ce soit (tout ce qui aurait entraîné au temps du Tch’an l’attribution de quelques coups de bâton bien sentis. Et c’est tout ce que cela mérite !).
En privilégiant un événement on omet de reconnaître ce qui l’a provoqué en nous, ce qui existe en nous et nulle part ailleurs. Même si l’on possède la certitude que cela s’étend à l’univers entier, l’origine s’en trouve d’abord en nous qui l’éprouvons. C’est seulement ensuite que nous pourrons en témoigner en mode intellectuel, artistique ou affectif, selon notre tempérament.
De plus, il importe de considérer ce qui est arrivé – quand cela s’est produit effectivement et non par autosuggestion ou transe collective, (c’est hélas trop souvent le cas) – non comme un aboutissement mais bien comme le point de départ, et rien d’autre, d’un processus de germination et de croissance qui va transformer avec le temps celui à qui c’est arrivé, celui-ci se trouvant établi à demeure dans une totale indépendance vis-à-vis des êtres, soi-même inclus, et des choses. Il va en résulter, sur le plan de la vie quotidienne, une sorte de retentissement, de résonance, une certaine lucidité quant à soi et au monde, une complète réconciliation. Également quelque chose d’indéfinissable comme une sorte d’apaisement, de paix, de jubilation, d’allégresse ou de sérénité intérieures. Il pourrait bien s’agir de cette fameuse liberté des enfants de Dieu qui, à une certaine époque, conduisit au bûcher ceux qui la manifestèrent trop ouvertement aux yeux de l’Inquisition.
Dès lors il n’y a plus de différence, du moins l’éprouve-t-on ainsi, de séparation entre ce qui est pensé et ce qui est dit. On ne triche pas au sujet de l’essentiel. On ne cherche plus ni convaincre ni convertir, ni avoir raison, ni vouloir quoi que ce soit dans ce domaine et surtout pas à y jouer un rôle, à moins d’y être contraint par son destin.
N’ayant plus rien à compenser, il n’existe plus rien à chercher ni personne à qui s’inféoder ou contre qui s’insurger. Suivant l’expression familière, on continue son « bonhomme de chemin », là où le jeu de la vie vous a placé.
Quant à ceux qui cherchent à se représenter ce dont il peut bien s’agir ici – malgré toutes les mises en garde qu’ils ont pu rencontrer – ils ne peuvent juger qu’à partir de ce qu’ils savent, c’est-à-dire de ce qu’ils ont lu et entendu à ce propos et qu’ils interprètent ensuite en fonction de leurs critères de véracité et d’erreur, critères formés le plus souvent, plus ou moins consciemment, dans leur éducation première. Comment admettre, par exemple, qu’un mendiant crasseux puisse se trouver réalisé ? Et voilà le grand mot lâché : C’est impossible ! L’agitation confuse qu’engendre le besoin de savoir est le plus sûr moyen de s’égarer, il faut plutôt se tourner vers ce qui en aucun cas ne peut être l’objet d’un savoir mais uniquement connu en soi, directement.
Tout ce qui peut être dit et écrit sur ce dont il s’agit ici, y compris ces lignes, ne peut en aucune manière le faire vivre, mais seulement en indiquer l’existence, la possibilité de s’y trouver au cours de sa vie et enfin de le reconnaître si cela arrive sans éprouver ensuite la nécessité de s’en remettre à des gens d’appareils religieux qui ne sauront, eux, ce dont il s’agit que par ouïe-dire.
Quant à affirmer que ce qui est vécu représente ceci ou cela, qu’on a atteint ceci ou cela, réalisé ceci ou cela, qu’on ne compte pas sur nous pour le dire ; car non seulement nous l’ignorons mais nous ne nous en préoccupons guère. Nous laissons le soin d’en débattre à ceux qui, à partir de leur intellect – c’est-à-dire de la dualité – se veulent compétents pour juger de ce qui ne saurait en aucune manière relever de l’intellect.
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Une vieille légende hindoue raconte qu’il y eut un temps où tous les hommes étaient des dieux. Mais ils abusèrent tellement de leur divinité que Brahma, le maître des dieux, décida de leur ôter le pouvoir divin et de le cacher à un endroit où il leur serait impossible de le retrouver. Le grand problème fut donc de lui trouver une cachette.
Lorsque les dieux mineurs furent convoqués à un conseil pour résoudre ce problème, ils proposèrent ceci : Enterrons la divinité de l’homme dans la terre. Mais Brahma répondit : « Non, cela ne suffit pas, car l’homme creusera et la trouvera ».
Alors, les dieux répliquèrent : « Dans ce cas, jetons la divinité dans le plus profond des océans ».
Mais Brahma répondit à nouveau : « Non, car tôt ou tard, l’homme explorera les profondeurs de tous les océans et il est certain qu’un jour, il la trouvera et la remontera à la surface ».
Alors, les dieux mineurs conclurent : « Nous ne savons pas où la cacher car il ne semble pas exister sur terre ou dans la mer d’endroit que l’homme ne puisse atteindre un jour ».
Alors, Brahma dit : « Voici ce que nous ferons de la divinité de l’homme, nous la cacherons au plus profond de lui-même, car c’est le seul endroit où il ne pensera jamais à chercher ».
Depuis ce temps-là, conclut la légende, l’homme a fait le tour de la terre, il a exploré, escaladé, plongé et creusé à la recherche de quelque chose qui se trouve en lui.
1 Limite où l’on peut distinguer deux points soit à l’œil nu, soit a l’aide d instruments en physique.