Denise Barrère
Paul Valéry un mystique sans dieu?

Je ne me suis jamais référé qu’à mon Moi pur, par quoi j’entends l’absolu de la conscience, qui est l’opération unique et uniforme de se dégager automatiquement de tout ; et, dans ce tout, figure notre personne même, avec son histoire, ses singularités, ses puissances diverses et ses complaisances propres. Je compare volontiers ce Moi pur à ce précieux zéro de l’écriture mathématique auquel toute expression algébrique s’égale […]. Cette manière de voir m’est, en quelque sorte, consubstantielle. Elle s’impose à ma pensée depuis un demi-siècle et l’engage quelquefois dans des transformations intéressantes, comme elle la dégage, d’autres fois, de liaisons tout accidentelles.

(Revue Question De. No 18. Mai-Juin 1977)

André Gide, parlant de Paul Valéry, disait : « C’est un ami incomparable », tout en précisant : « Il me fallait dix jours pour me remettre d’une conversation avec lui. » Il est probable qu’en sa présence le poète mondain s’évanouissait pour découvrir l’esthète tendu vers un art absolu et qui confiait : « Le beau est ce qui désespère ! »

Paul Valéry en effet poursuivait l’inaccessible. Or pour atteindre ce qui semble hors de portée, il faut que l’âme appareille à l’extrême du désir. Seule la discipline poétique crée l’univers particulier permettant de saisir les moindres oscillations de l’être, car l’artiste, refusant les raisonnements trop lucides du héros de « Mon Faust », accepte dans la rigueur de l’ascèse poétique de reconnaître une part d’inexplicable.

La poésie, contrairement à la prose qui n’impose pas de règle, invente la clôture nécessaire au recueillement. Si Paul Valéry a parfois rencontré l’illumination, c’est dans ses textes poétiques que nous devons tenter de la percevoir puisqu’il nous a confié : « Dans certains états des choses de ma vie, il arriva que le travail de poésie me fut une manière de me séparer du monde. J’appelle « monde », ici, l’ensemble d’incidents, d’injonctions, d’interpellations et de sollicitations de toute espèce et de toute intensité qui surprennent l’esprit sans l’illuminer en lui-même, qui l’émeuvent en le déconcertant, qui le déplacent du plus important vers le moins… »

L’homme méditerranéen baigne dans un univers de lumière : l’éclatement solaire qui fixe des ombres sans nuances délimite l’être unique. Mais les rayons trop perçants peuvent aussi pénétrer fort loin et briser cette même unicité. Et le jeune Paul Valéry ne put rester insensible à la déchirure suprême des éclairs lors d’une nuit d’orage à Gênes en 1892. La dichotomie héraclitéenne entre les ténèbres nocturnes et la foudre violente trouvait un écho dans l’âme de cet adolescent. « J’étais entre moi et moi », dira-t-il plus tard. Cette crise profonde devait être le point de départ d’une longue recherche apparentée à la quête des mystiques : « Il s’agissait de décomposer toutes mes premières idées ou idoles, et de rompre avec un moi qui ne savait pas pouvoir ce qu’il voulait ; ni vouloir ce qu’il pouvait [1] . »

Cette rupture douloureuse au cœur de l’être même, surgie en écho à la faille étincelante parue dans la nuit, accompagna longuement le poète. Et sa démarche tentait de retrouver l’autre part de lui-même toujours plus distante, toujours plus étrangère…

Son désir d’éprouver de nouveau cette unité ou même cette union a lui-même — mais une union différente qui ne serait pas un simple retour vers lui — lui fit suivre la voie de l’ascèse la plus rigoureuse. « Je suis dans le plus quotidien mystère, écrivait-il à Pierre Loups le 25 janvier 1892, tordu par des effets sans nulles causes, contradictoire jusqu’à une certaine beauté, aussi épars que l’ont éternellement connu tous ceux qui ont — coupablement — tenté de sortir de leur être et d’oublier l’ombre de leur corps même, à la recherche de l’Absolu. »

« La soif de l’âme élevée » qualifie la démarche du poète

Poussé par un désir invincible d’aller plus loin, il se met à l’écoute des moindres oscillations de sa conscience : « Personne ne va au bout — à l’extrême nord humain — ni au dernier point intelligible, imaginable, ni jusqu’à un certain mur — et la certitude que là commence vraiment l’infranchissable [2]. » C’est la tentation de dépasser cet infranchissable qui le meut. Et cette aspiration qu’il éprouve dans toute sa violence il la définit comme « la soif de l’âme élevée, inquiète et absolue [3] », si proche alors de Simone Weil qui décrira quelque temps plus tard sa propre quête : « Appeler l’Esprit purement et simplement ; un appel, un cri. Comme quand on est à la limite de la soif, qu’on est malade de soif, on ne se représente plus l’acte de boire… On se représente seulement l’eau, l’eau prise en elle-même ; mais cette image de l’eau est comme un cri de tout l’être [4]. » Mais cette démarche de Paul Valéry qu’il veut bien qualifier de « mystique » puisqu’il écrit : « Ce que je nomme Perfection élimine la personne de l’auteur ; et par là n’est pas sans éveiller quelque résonance mystique — comme le fait toute recherche dont on place délibérément le terme « à l’infini » [5] », n’est cependant pas — à la différence de Simone Weil — une quête de Dieu car, pour lui, « il n’y a aucune raison d’appeler Dieu l’extrême de ce mouvement [6] ».

Pour atteindre son dieu, le poète s’impose une ascèse

Paul Valéry, mystique sans Dieu, ne tente pas d’accéder à un état de sainteté au sens religieux de ce terme ; il veut attendre non pas Dieu mais son Dieu, comme l’explique Ned Bastet, « dans cette expérience limite de l’existence qui communique l’illusion du divin [7]».

Et le poète est le premier à considérer que la discipline qu’il s’impose afin d’épurer son propre être lui procure les mêmes effets que doit procurer l’ascèse des croyants. Il reconnaît que « l’existence d’une répulsion égale à l’égard de toutes choses est la forme négative mais positivement sensible de ce qui doit se produire dans l’état d’oraison chez les croyants, avec substitution au Moi pur [8] dans cette expérience (sienne) d’une sensation-Dieu » [9]. Et sans doute regrette-t-il, non sans humour, la possibilité d’une existence toute vouée à la quête, protégée par une clôture monacale. « Songez doucement à ce cloître, écrit-il à son ami Pierre Loups, le 23 février 1891, un cloître comme Saint-Michel où nous ne serions que des amis réunis pour creuser leur fosse ensemble, où nous ferions tant de poèmes et de musiques et de tout sans noircir des feuillets, mais le soir sur les terrasses quand les cris se taisent des oiseaux qui virent autour de la lune à son lever. Esthètes attendris et réfugiés vers les mystiques astres, entre la mer et les astres, abritant sous les antiques pierres d’encens notre pudeur sacrée que des foules insultent, nous oublierons tout, et le reste seul demeurera en nous. » Cette montée vers l’absolu dans laquelle s’engage le poète est en réalité un cheminement vers les sources de l’être. Car la distance qu’il prend à l’égard du monde extérieur et à l’égard de ses propres affections le replace en face de lui-même et l’entraîne à entretenir un nouveau dialogue entre son « moi pur » et sa conscience lumineuse. « La sensation, écrit-il, extraordinaire et terrible d’être saisi intérieurement par plus fort que soi […] qui porte au-dessus du rien, le Tout et son unique, le Moi-Soleil [10]. »

L’ascèse poétique échappe au temps et crée une nouvelle dimension Mais l’absolu de l’être ne peut être qu’une figure délivrée du temps. Car, en se référant au passé ou à l’avenir, la pensée s’écarte de la personnalité et implique une distance entre l’être et le connaître. La contemplation est un phénomène instantané. Dès qu’elle s’installe, en effet, entre un passé et un futur, elle se charge de tout ce qui est inutile. Voilà pourquoi Paul Valéry tâtonne pour trouver l’accès à une autre dimension dans laquelle l’âme s’épanouirait dans un temps immobile. Or l’art seul permet de briser le carcan de la durée ou, du moins, de le modeler et de le reconstituer. Le poète s’émerveille devant la danseuse inspirée : « Regarde, mais regarde ! … Elle fait voir l’instant… O quels joyaux elle traverse ! … Elle jette ses gestes comme des scintillations !… Elle dérobe à la nature des attitudes impossibles, sous l’œil même du Temps !… »

Il se laisse tromper : « Elle traverse impunément l’absurde. Elle est divine dans l’instable, elle en fait don à nos regards !… [11]» La danseuse évolue dans un autre monde en obéissant à un « tempo » qui lui est propre, en créant sa propre durée. C’est donc dans le cadre de ce nouveau temps que pourra s’insérer la révélation de l’être. Et le poème à forme fixe institue cette autre dimension : « Un poème est une durée pendant laquelle, lecteur, je respire une loi qui fut préparée [12]. » Paul Valéry ne pourra être « en communion » avec lui-même et peut-être découvrir alors la part divine qui est en lui qu’en unissant cette nouvelle durée au son absolu, c’est-à-dire en devenant poète. Il veut entendre « le son pur qui éveille l’âme-instant et qui n’appartient à personne, à rien [13] ». L’art poétique devient donc l’ascèse, la méthode d’investigation des profondeurs de l’être que s’impose Paul Valéry. « Pour moi, précise t-il, la Poésie devait être le Paradis du Langage, dans lequel les différentes vertus de cette faculté transcendante, conjointes par leur emploi, mais aussi étrangères l’une à l’autre que le sensible l’est à l’intelligible, et que la puissance sonore immédiate l’est à la pensée qui se développe, peuvent et doivent se composer et former pendant quelque temps une alliance aussi intime que celle du corps avec l’âme [14]. » L’expérience du silence permet d’écouter le chant primordial L’âme débarrassée des fantasmes ténébreux, purifiée par l’ascèse, peut enfin accueillir « l’être » de la sensation comme un absolu ou accéder à l’être dans la sensation : un son jamais ouï en sa justesse divine, une couleur d’une tendresse sans pareille dans le crépuscule, un rayon jamais perçu, émanant du soleil du monde extérieur — de ce soleil qui est la plus belle des choses réelles, et que nul mystique de l’intériorité, jamais, ne pourra faire jaillir de ses ténèbres. Paul Valéry ajoute ici deux touches très précieuses : il dit que le paysage prend alors une valeur religieuse et sacrée, et que l’âme fait plus que voir et qu’adhérer de toutes ses forces à la sensation : elle chante à l’unisson de ce qui l’émeut [15]. Elle chante parce qu’elle perçoit au cœur du silence intérieur et de l’attente le « son pur », la musique quasi divine. C’est le chant du réveil de la conscience, de l’éveil de la vie. Ainsi que l’explique le philosophe Heidegger dans son Approche de Hölderlin, « pénétré de l’Esprit qui s’éveille, un « spirituel » est maintenant destiné à être l’unique poète. Car il doit bien d’abord y avoir un poète pour que puisse commencer une parole de l’hymne. Le poète unique abrite l’ébranlement apaisé du Sacré dans la paix de son silence. Comme le chant de la parole elle-même ne peut naître que du silence, alors tout est prêt ainsi :

Alors promptement émue, l’âme, familière

A l’infini depuis longtemps, de mémoire

Tressaille et, embrasée par l’éclair sacré,

Que lui réussisse le fruit porté en amour, œuvre des dieux et des hommes

Le chant, pour qu’il témoigne des deux [16]. »

La « mystique des sensations » dans la symphonie valéryenne

Or cette mélodie qui sourd du plus intime de l’être, Paul Valéry la recompose à travers ses poèmes. Son œuvre constitue la résonance continue de ce chant de l’âme que Narcisse invente pour lui-même. Cet adolescent venu des rivages lumineux de la Grèce hante la poésie valéryenne. Et les fragments du Narcisse représentent en quelque sorte une symphonie en trois mouvements à la gloire des échos divisés à l’infini qui se répondent et se déforment continuellement et représentent chacun une parcelle d’une réalité insaisissable, où le personnage absent semble être plus présent et plus réel que le personnage de chair. Ce sont ces divers échos que le poète fait entendre et, à travers leurs sonorités altérées, un des aspects réfractés de sa contemplation.

Toute sensation « résonne » dans l’âme. Les images mêmes peuvent restituer un écho visuel. Le paysage, la lumière, les êtres reproduisent et reflètent un autre paysage, une autre lumière, d’autres êtres. L’écho du décor se fait entendre à travers le tremblement de l’immobilité sensible à la moindre perturbation.

Même, dans sa faiblesse, aux ombres échappées,

Si la feuille éperdue effleure la napée,

Elle suffit à rompre un univers dormant [17].

Alors surgit l’écho pictural d’un sentiment d’amour perdu présageant l’écho de la mort qui poursuit son inéluctable chemin :

Adieu… Sens-tu frémir mille flottants adieux?

Bientôt va frissonner le désordre des ombres !

L’arbre aveugle vers l’arbre étend ses membres sombres,

Et cherche aveuglément l’arbre qui disparaît…

Mon âme ainsi se perd dans sa propre forêt [18].

La conscience repoussée d’ombre en ombre se cherche désespérément sans s’atteindre jamais [19].

Parfois l’écho perçu est à la fois visuel et sonore et joue sur plusieurs claviers à la fois, comme si la nature tout entière participait à la recherche douloureuse du héros :

Antres, qui me rendez mon âme plus profonde,

Vous renflez de votre ombre une voix qui se meurt…

Vous me le murmurez, ramures !… O rumeur

Déchirante et docile aux souffles sans figure [20]

L’ombre ici bruit à travers les assonances et les allitérations. Le poète, sans qu’il y paraisse, pénètre dans le monde de l’impossible, livré à la déformation des songes.

L’amour lui-même résonne en écho à l’amour perdu des amants. La nature en a conservé le chant :

Leur folle solitude, à l’égard du sommeil,

Peuple et trompe l’absence ; et leur secrète oreille

Partout place une voix qui n’a point de pareille [21].

La voix des sources change, et me parle du soir ;

Un grand calme m’écoute où j’écoute l’espoir [22].

Narcisse écoute la nature qui l’écoute… tous deux se perdent dans cette attente réciproque car nul ne sait plus qui parle. Ces ricochets d’écho jouant sur l’eau se répondent sans cesse et, comme une phrase musicale qui revient et que l’on attend au retour de la mélodie, scandent la construction de ce poème.

Pour approcher la divinité, il faut passer par la mort

Au fil du récit, le chant rythme le déroulement du tragique destin de Narcisse. C’est la musique qui nous guide, nous attire et constitue comme un écho antérieur, parce qu’elle est l’écho feutré d’un événement qui se produira plus tard :

Que tu brilles enfin, terme pur de ma course ! [23]

Ce premier vers qui figure l’« ouverture » de ce morceau est déjà ambiguë. S’il signale simplement l’éclat de la fontaine qui est le but de l’élan de Narcisse qui cherche à se désaltérer, il peut suggérer aussi que l’heure de sa fin approche et qu’il parvient au terme de son cheminement terrestre. Le thème resurgit aux vers 91 et suivants :

Ne le sauraient de l’onde extraire qu’il n’expire…

Pire —

Pire ?

Pire destin !

Narcisse apparaît dans cette modulation si légère et évanescente qui évoque antérieurement la métamorphose du héros en fleur. N’est-ce pas déjà la subtilité de son propre parfum que l’adolescent perçoit [24] ?

Hélas ! la rose même est amère dans l’air…

Moins amers les parfums des suprêmes fumées

Qu’abandonnent au vent les feuilles consumées [25] !

Une troisième fois, le thème se fait entendre avec une acuité encore plus grande au début de fragment, III.

De quelle profondeur songes-tu de m’instruire,

Habitant de l’abîme, hôte si spécieux

D’un ciel sombre ici-bas précipité des cieux ?,

pour éclater dans toute sa force au vers 43 :

Entre la mort et soi, quel regard est le sien [26]

Ainsi l’auteur a édifié son poème sur les modulations d’un écho s’enflant peu à peu et se déformant sans cesse. Cette notation musicale évoque la marche sûre et inquiétante de la mort ici cruellement présente. Il nous semble entendre le cri désespéré de la Jeune Parque : « Mon cœur bat ! » Mon cœur bat ! », cri lancé pour répondre à son angoisse intérieure. Le poème nous fait participer réellement au drame du héros, parce qu’il est un « charme » qui recrée la sensation. Or Paul Valéry disait : « Je tiens qu’il existe une sorte de mystique des sensations, c’est-à-dire une » « vie extérieure » d’intensité et de profondeur au moins égales à celles que nous prêtons aux ténèbres intimes et aux secrètes illuminations des ascètes. [27] »

Narcisse ou la tentation de se faire divin

Narcisse, en se dédiant à lui-même son chant d’amour, tente de s’enclore, mais, comme don Juan, il craint le mouvement et le temps, c’est-à-dire le vieillissement et l’altération. C’est pourquoi don Juan recherche sa jeunesse dans chaque nouvelle conquête et Narcisse veut immobiliser l’image. Mais en se contemplant dans la fontaine, il perçoit tellement son double comme un être réel qu’il ne sait plus où est le double et où est la réalité : « Souffrez ce beau reflet des désordres humains [28] », lance-t-il à la fontaine, comme si son être propre n’était plus qu’un simple reflet. La surface de l’eau qui lui renvoie son image est donc perçue comme une profondeur habitée s’opposant à son être véritable devenu miroir. Narcisse transforme le monde et recrée de nouvelles valeurs. Livré à la tentation absolue de se faire divin, il s’abolit en lui-même pour devenir Dieu :

L’âme jusqu’à périr s’y penche pour un Dieu

Qu’elle demande à l’onde[29]

Mon cœur jette aux échos l’éclat des noms divins [30] !

Mais que ta bouche est belle en ce muet blasphème [31] !

Or, pour se faire divin, il faut passer par la mort, il faut périr. Et si toutefois Narcisse refuse les morts qui sont des modifications, des pertes de l’être en l’autre inconnu, il ne peut, quoiqu’il l’espère, mourir en lui, en s’atteignant intact.

…Toi seul, ô mon corps, mon cher corps,

Je t’aime, unique objet qui me défend des morts [32].

Le héros ne connaîtra pas les morts, et cette déclaration n’est pas ironique. Mais il n’atteindra pas non plus un corps qui ne peut être identique à son désir, car l’image de ce corps n’est pas ce corps lui-même : il trahit ; un « esclave » est trop « soi » pour ne pas trahir.

… Voir ma bouche nuancée

trahir [33]

Narcisse passera donc par la mort.

L’âme, l’âme aux yeux noirs, touche aux ténèbres mêmes,

Elle se fait immense et ne rencontre rien [34].

Les tentations du Démon

Les jeux d’ombres et de lumière, de silences et de musiques, de surfaces et de profondeurs qui déforment l’image de Narcisse et la font éclater en mille parcelles insaisissables figurent cet écho diabolique qui se moque du héros. Dans la voie de l’union à l’Être, tout au long de la quête des mystiques surgit toujours le Malin, le Diable tentateur qui mystifie sa victime. La nature même semble chargée de maléfices au point que l’adolescent ne sait plus se distinguer de ces arbres touffus qui le dévorent de leur « épaisseur panique ». Hécate la magicienne paraît être la seule à pouvoir percer son mystère :

Et la lune perfide élève son miroir

Jusque dans les secrets de la fontaine éteinte…

Jusque dans les secrets que je crains de savoir,

Jusque dans le repli de l’amour de soi-même,

Rien ne peut échapper au silence du soir [35].

C’est précisément quand il est le plus près de s’atteindre, à la tombée du jour, qu’il comprend ce qu’il avait déjà pressenti auparavant, que l’objet même de son amour est l’impossibilité de sa réalisation :

() mon corps, mon cher corps, temple qui me sépare

De ma divinité, je voudrais apaiser

Votre bouche [36].

Le héros fuit devant lui et les trois échos qui terminent les trois fragments de ce poème chantent un même désespoir éternellement renvoyé :

Nulle des Nymphes, nulle amie ne m’attire

Comme tu fais sur l’onde, inépuisable Moi [37] !

Bel et cruel Narcisse, inaccessible enfant,

Tout orné de mes biens que la nymphe défend[38].

L’insaisissable amour que tu me vins promettre

Passe et, dans un frisson, brise Narcisse, et fuit [39]

L’adolescent disparaît à la tombée d’un jour émeraude ne laissant subsister de lui qu’un écho olfactif. Cette subtile saveur de fleur sauvage et amère… ainsi sans doute que le chant étrange de cet « inépuisable Moi ». Si nous voulons l’entendre dans ce poème de fuite et de mirage, sa discrète mélodie semble reproduire la musique de la quête poétique de Paul Valéry. Et peut-être est-ce dans l’œuvre de cet auteur que nous trouverons Narcisse, à moins que Narcisse ne soit l’écho de toute sa poésie et son but ultime ?

Les métamorphoses du poète sur le chemin de l’initiation

Entre le jour et la nuit, entre la veille et le sommeil, les poèmes de Valéry se situent souvent à la frontière de la conscience. Même le soleil de midi du Cimetière marin fait trembler l’air et le voile,

Et vous, grande âme, espérez-vous un songe

Qui n’aura plus ces couleurs de mensonge [40] ?

au point que l’on doute de la réalité de la nature. Et Narcisse constatera :

Tout est songe pour toi, Sœur tranquille du sort[41].

Aux limites de soi, un être est seul à se chercher, à vouloir s’atteindre, à vouloir discerner un reflet de son existence, et cela désespérément. Comme la Jeune Parque qui se demande « qui pleure, seule… », Narcisse proclame :

Mais moi, Narcisse aimé, je ne suis curieux

Que de ma seule essence ;

Tout autre n’a pour moi qu’un cœur mystérieux,

Tout autre n’est qu’absence [42].

La divinité secrète du poète

Au terme de la longue ascèse poétique, le poème est une récréation qui permet de tromper la solitude, l’angoisse et le temps. Il évoque la question indéfiniment répétée que l’homme pose à la part inconnue de lui-même quand il croit distinguer une empreinte divine :

O pour moi seul, à moi seul, en moi-même,

Auprès d’un cœur, aux sources du poème,

Entre le vide et l’événement pur,

J’attends l’écho de ma grandeur interne,

Amère, sombre et sonore citerne,

Sonnant dans l’âme un creux toujours futur [43] !

De cette attente surgit parfois dans un éclair l’illumination qui ne peut être transcrite puisqu’elle est du domaine de l’ineffable, mais que Paul Valéry suggère dans une réflexion notée dans ses Cahiers :

« Il faut parvenir à visiter son être jusqu’à toucher le dieu avec le dieu, comprendre l’amour [44].

La réponse à cette longue recherche n’est cependant pas Certitude, elle est Grâce instantanée, effacée aussitôt apparue, à peine entrevue au détour d’une rime ou entre les lignes de ces notes du poète sur le Narcisse : « Le miroir de la source : il semble une vision d’un autre ciel et d’un autre Narcisse où stagne l’intangible bonheur. Où l’on ne verrait plus que le ciel et Narcisse. »

Et le dieu que je porte en moi se dégage.

L’infini remplace l’image dans l’eau.

L’âme se regarde dans la beauté.

Voilez les miroirs ! Voilez les miroirs !

D. Barrère

***

QUELQUES DATES…

1871 30 octobre : naissance de Paul Valéry à Sète.

1890 Étudiant en droit à Montpellier. Rencontre Pierre Loups, puis André Gide ; écrit à Mallarmé.

1898 14 juillet : dernière visite à Mallarmé, à Valvins ; très frappé par sa mort.

1900 Épouse la nièce de Berthe Morisot. Devient secrétaire particulier d’un des directeurs de l’Agence Havas, Édouard Lebey.

1903 Naissance de son premier fils, Claude. Rencontre Degas.

1906 Naissance de sa fille, Agathe.

1912 A la demande de Gide, Gaston Gallimard lui propose de revoir et publier ses œuvres anciennes ; idée de la Jeune Parque.

1916 Trois cents vers de la Jeune Parque sont lus à Gide. Naissance de son second fils, François.

1920 La N.R.F. publie le Cimetière marin : succès. Paul Valéry fréquente les salons parisiens.

1922 Edition originale de Charmes.

1925 Académicien.

1928 Gustave Cohen fait en Sorbonne une leçon sur le Cimetière marin en présence de Paul Valéry.

1931 Docteur honoris causa de l’université d’Oxford.

1935 Questions de Poésie.

1936 Variété III. Élu professeur au Collège de France.

1941 Prononce l’éloge funèbre de Bergson à l’Académie. Le gouvernement de Vichy le destitue de ses fonctions d’administrateur du Centre méditerranéen.

1945 Écrit l’Ange (publication posthume 1946). S’alite le 31 mai pour ne plus se relever.

Les derniers mots écrits sur ses cahiers en juin ou juillet : « Toutes les chances d’erreur. Pire encore, toutes les chances de mauvais goût, de facilité vulgaire sont avec celui qui hait » … « Le mot Amour ne s’est trouvé associé au nom de Dieu que depuis le Christ. » Meurt le 20 juillet à l’âge de soixante-quatorze ans. Le 25 juillet, obsèques nationales à la demande du gouvernement du général de Gaulle. Le 27, enterré au cimetière marin de Sète.

QUELQUES OUVRAGES ET ARTICLES (1977)

SUR LA QUÊTE POURSUIVIE PAR PAUL VALERY

BASTET (Ned) : L’expérience de la Borne et du Dépassement chez Paul Valéry. Article paru dans les Cahiers Paul Valéry. I. Poétique et Poésie (Paris, Gallimard).

BLANCHET (André) : « Propos en marge. Où il est question de Valéry et de la mystique », in revue Études, CCCXXXVI, juin 1972, pp. 891-895. BRINCOURT (André) : « Paul Valéry : l’amour, la foi et la vie », in Le Figaro littéraire, septembre 1974.

CATTAUI (Georges) : « Un mystique agnostique », in Le Figaro littéraire, 15 octobre 1971.

HYTIER (Jean) : Les Dangers d’une métaphysique, questions de littérature (Genève, Droz, 1967).

INCE (Walter) : Être, connaître et mysticisme du réel chez Paul Valéry. Entretiens sur Valéry (Cerisy, 1965).

RAYMOND (Marcel) : Paul Valéry et la tentation de l’esprit (Neuchâtel, 1946).


[1] Lettre de 1892 à Guy de Pourtalès.

[2] Cahiers IV, p. 476.

[3] Cahiers VII, p. 741.

[4] Attente de Dieu (Paris, 1950).

[5] Variétés « Cantiques Spirituels » (La Pléiade, t. I, p. 455).

[6] Cahiers, XXVIII, p. 534.

[7] « L’expérience de la Borne et du Dépassement chez Paul Valéry », article paru dans les Cahiers Paul Valéry, I, Poétique et Poésie (Paris, Gallimard).

[8] Cahiers XXVII, p. 530.

[9] « Je ne me suis jamais référé qu’à mon Moi pur, par quoi j’entends l’absolu de la conscience, qui est l’opération unique et uniforme de se dégager automatiquement de tout ; et, dans ce tout, figure notre personne même, avec son histoire, ses singularités, ses puissances diverses et ses complaisances propres. Je compare volontiers ce Moi pur à ce précieux zéro de l’écriture mathématique auquel toute expression algébrique s’égale […]. Cette manière de voir m’est, en quelque sorte, consubstantielle. Elle s’impose à ma pensée depuis un demi-siècle et l’engage quelquefois dans des transformations intéressantes, comme elle la dégage, d’autres fois, de liaisons tout accidentelles. » Lettre au R.P. Rideau, 1943.

[10] Cahiers XXVII, p. 530.

[11] Dialogue : l’Âme et la Danse (La Pléiade, t. II, p. 172).

[12] Poésies, p. 62.

[13] Cahiers XVII, p. 578.

[14] Études littéraires, « Cantiques spirituels » (La Pléiade, t. I, p. 457).

[15] Marcel Raymond : Paul Valéry et la tentation de l’Esprit (Neuchâtel, 1946).

[16] Hölderlin : comme au jour de fête.

[17] Fragment, I, v. 8-11.

[18] Fragment, III, v. 35 et suiv.

[19] Cf. La Jeune Parque, v. 64-68 :

« Je n’attendais pas moins de mes riches déserts

Qu’un tel enfantement de fureur et de tresse :

Si loin que je m’avance et m’altère pour voir

De mes enfers pensifs les confins sans espoir. »

[20] Fragment, I, v. 100 et suiv.

[21] Fragment, II, v. 72 et suiv.

[22] Fragment, 1, v. 35, 36.

[23] Fragment, I, v. I.

[24] Cf. le Cimetière marin : « Je hume ici ma future fumée. »

[25] Fragment, II, v. 60 et suiv.

[26] La mort hante souvent la poésie de Paul Valéry. Cf. La Jeune Parque, v. 142 et suiv. :

« Si ce n’est, ô splendeur, qu’à mes pieds l’Ennemie,

Mon ombre ! Le mobile et la souple momie,

De mon absence peinte effleurait sans effort

La terre où je fuyais cette légère mort. »

[27] Pièces sur l’art, « Autour de Corot ».

[28] Fragment, I, v. 28.

[29] Fragment, I, v. 57.

[30] Fragment, I, v. 120.

[31] Fragment, I, v. 121.

[32] Fragment, III, v. 12.

[33] Fragment, I, v. 142.

[34] Fragment, III, v. 41.

[35] Fragment, I, v. 38 et suiv.

[36] Fragment, III, v. 29 et suiv.

[37] Fragment, I.

[38] 38. Fragment, II

[39] Fragment, III.

[40] Strophe17.

[41] Fragment, II, r. 4.

[42] Fragment, II, v. 83.

[43] Le Cimetière marin, strophe 8.

[44] Cahiers IX, p. 304.