le professeur Aziz Lahbalei
Petite et grande guerre sainte

Le mot « islam » lui-même dérive de la racine qui a donné  »salâm » (salut, paix, bonne santé, calme…). Le mot djihâd, lui, vient de  »djuhd » qui signifie effort, tant physique que moral. Un soir, au retour d’une victoire sur leurs adversaires idolâtres, les Musulmans manifestèrent une certaine satisfaction. Mohammed leur lança : « Nous revenons du djihâd mineur, pour entreprendre le vrai djihâd, celui de l’âme. »

(Revue Itinérance. No 2. Novembre 1986)

L’Islam a mauvaise presse. En effet, ne nous parviennent souvent aux oreilles que les pires aspects de sa culture : fanatisme, intolérance, brutalité. Pourtant le vrai message de cette foi est ailleurs. Le prophète Mahomet et, plus tard, tous les sages de l’Islam prônaient la transformation de l’homme sous le regard de Dieu, vers le meilleur de lui-même.

Comment peut-on concevoir la « sainteté » de la guerre dans une religion qui introduit à la communication interhumaine par  »Salâm », dans sa double acceptation (salut et paix ? Le mot « islam » lui-même dérive de la racine qui a donné  »salâm » (salut, paix, bonne santé, calme…). Le mot djihâd, lui, vient de  »djuhd » qui signifie effort, tant physique que moral. Un soir, au retour d’une victoire sur leurs adversaires idolâtres, les Musulmans manifestèrent une certaine satisfaction. Mohammed leur lança : « Nous revenons du djihâd mineur, pour entreprendre le vrai djihâd, celui de l’âme. » Le mal est aussi en chacun de nous, et chacun est appelé à le combattre. Ce combat pour la maîtrise de nos mauvais penchants est une ascèse préalable à tout combat engagé au service de la vérité et du bien. Celui qui n’a pas réussi à établir en lui-même la paix du cœur, qui n’est pas arrivé à intérioriser l’idéal pour lequel on mène le djihâd, ne saurait assumer avec pureté et succès une tâche valable, quelle qu’elle soit. Le djihâd vécu, intérieurement, conditionne les situations objectives pour toute entreprise.

La paix subjective obtenue par le « djihâd annafs » (la lutte engagée contre soi-même) donne la sérénité, et celle-ci conduit à la concorde. À ce stade, on vit la paix et l’admet comme concorde universalisée et universalisable, comme concorde allant de soi. La paix c’est la normalité, alors que la guerre c’est l’accident qui perd sa contingence et germe dans des cœurs vides.

Il y a une autre raison de condamner la traduction de « djihâd » par « guerre sainte ».

L’Islam est religion de la « rah’mah » (qu’on rendrait par : charité, amour, miséricorde, clémence, bienveillance et générosité dans tous les sens de ce dernier mot). Il s’agit de la racine « R.H.’M. » qui a donné aussi  »rah’im » (utérus de la femme, entrailles maternelles). La rah’mah n’exprime pas seulement les sentiments intérieurs de pitié, de sympathie ou d’amour ; c’est plus fort, parce que plus profond : la « rah’mah » relève des liens émotionnels qui montent du tréfonds de la nature humaine, des entrailles maternelles où le futur bébé et sa maman ne font qu’un. C’est cette « rah’mah » qui fonde l’éthique islamique. Dieu dit dans le Coran : « Ma rah’mah s’étend à toute chose » (VII, 156) et bien entendu, l’homme en est le premier bénéficiaire (CIV, 29).

L’objet de la « rah’mah », c’est tout être vivant, fût-il humain ou animal. Selon un  »haddîth » (dire du Prophète) : « charité pour tout être doué de sensibilité ». Dans un autre haddîth : « les miséricordieux, Dieu leur accorde sa rah’mah. Exercez la rah’mah envers ceux qui sont sur cette terre, elle sera exercée envers vous par Celui qui est au Ciel ».

Il nous a semblé nécessaire de dissiper l’équivoque qui plane sur la notion de djihâd. Nous sommes loin du sens de « la sale guerre » ou de « la guerre sainte ». « Djihâd », comme l’indique la racine du mot « effort » et effort est ici à prendre dans un sens favorable. En effet, de « djihâd » dérive  »idjitihâd » (du bon travail, avancement, progrès). Donc, le « djihâd », même pris dans le sens de conflit, c’est toujours un conflit engagé pour progresser, pour faire mieux. En axant le « djihâd » sur la « rah’mah » et sur la concorde, le salâm entre les hommes et entre les peuples trouve ses assises éthiques et psychiques.

Écoutons ces recommandations coraniques :

« O vous qui croyez,

ne mangez pas vos biens entre vous,

en vanité, en jeux de hasard et en ostentation.

(…) Ne vous entre-tuez pas

Dieu est miséricordieux envers vous. » (VI, 29)

Dieu accorde sa miséricorde (sa rah’mah) à ceux qui ne gaspillent pas les richesses de la terre inutilement, qui ne tuent pas leurs semblables et qui ne risquent pas les biens dans les jeux de hasard ; car gagner dans les jeux, c’est compter sur le hasard et non sur le  »djuhd », l’effort personnel.

Le « djihâd », avons-nous dit, est effort progressif, tension vers l’amélioration intérieure et extérieure de l’homme. C’est tout le contraire de la guerre destructrice des personnes, de leurs œuvres et du monde. Le « djihâd », c’est d’abord une quête sur soi et une conquête de soi ; donc combat contre l’animalité et les forces aveugles de la nature. Défendre la paix revient à dire : faire le djihâd contre ceux qui mettent en danger les acquisitions que l’homme a réalisées au cours de l’Histoire, qu’il s’agisse des acquisitions matérielles ou morales (dignité, égalité, liberté(s)… ).

Dès lors, s’engagent dans le djihâd tous ceux qui déclarent la guerre à la pauvreté, à l’exploitation de certains groupes par d’autres, à l’orgueil du prestige, au chauvinisme… Dans ce programme, le rôle de la communauté musulmane a été bien précisé par le Coran : témoigner.

Nous lisons dans le chapitre II, verset 143 :

« Nous avons fait de vous une communauté (« umma ») intermédiaire, afin que vous serviez de témoins vis-à-vis des hommes et que le Prophète-Envoyé soit témoin à votre égard. »

Les Musulmans ne sauraient accomplir leur rôle de « témoins » sans un préalable engagement pour la promotion de la société humaine.

Écoutons :

« Vous ordonnez ce qui est convenable

vous interdisez ce qui est blâmable

et vous croyez en Dieu. » (III, 110)

La paix ne saurait se définir négativement. Lorsqu’on affirme que « la paix est l’absence de la guerre », ne fait-on pas comme si cette dernière passait pour l’état normal de toute vie sociale ? La guerre permanente n’est pas une fatalité à admettre comme on admet un axiome mathématique. Sa permanence n’est pas aussi certaine qu’on le laisse croire. Affirmation que la paix « est l’absence de la guerre » présuppose une évidence qui, elle, est absente. Rien ne nous permet de recevoir la permanence de la guerre pour vraie.

Le postulat de la guerre-fatalité constitue une anomalie mentale que seule l’infinie bêtise des hommes  »mythise » et confirme. Le véritable axiome serait plutôt : la paix est le mode existentiel pour l’humanité. Sur cette certitude se fondent des éthiques et des axiologies. Pourrait-on concevoir et respecter, en temps de guerre chronique, l’égalité, le droit, la justice, le devoir, la charité, les libertés, etc. ? Absolument impossible. Les vertus ne se conçoivent pas quand l’humanité défigurée patauge dans l’implacable désordre du dedans et du dehors. La guerre est un non-sens, l’anti-sens de la nature humaine.

Aziz Lahbalei