(Revue Spiritualité. No 17. 15 Avril 1946)
De plus en plus, l’homme se sent déçu de l’après-guerre et traverse des périodes de révolte ou de découragement. Son mécontentement croissant n’est pas créateur, car il recherche avant tout le confort passé et craint de tourner la page nouvelle. Il rêve à un retour en arrière, oubliant qu’au moment où il vivait cette période — faite en somme de continuelles menaces de conflit, de chômage ou de crise il éprouvait un mécontentement à peu près pareil et réclamait également la période précédente.
Qui ne connaît la phrase de presque tous les vieillards : « De mon temps… » Parce que, à cette époque, on était jeune et que la jeunesse — la vraie jeunesse — est une, des plus pures richesses du cœur et de l’esprit, on envisageait autrement la vie qui, de ce fait, apparaissait plus digne d’être vécue, plus légère, plus attirante…
Mais pourquoi ne sommes-nous plus jeunes ? Et qu’est-ce qui vieillit en nous ? Faut-il que le cœur vieillisse comme le corps ? ou n’est-il pas destiné, avec l’esprit, à une floraison continuelle qui le conduit à la sagesse ?
Pourquoi refusons-nous si souvent de tourner la page qui s’offre à nous et, plutôt que de ressentir le bonheur de « lire du neuf », demandons-nous toujours à relire ce qui a déjà été lu ? N’est-ce pas cela qui s’appelle véritablement vieillir ?
Le passé est mort, s’il ne nous entraîne dans le courant limpide d’expériences nouvelles. Et puisque la vie ne stagne jamais, nous n’arriverons jamais à arrêter la vie. Elle nous entraîne vers ce qui est notre perpétuel héritage, vers ce que nous avons créé et que nous créons, vers toutes les inévitables réactions de nos actions, vers tous les effets de causes qui nous ont échappé ou qui nous échappent encore.
Dans notre ignorance, nous essayons vainement de nous accrocher à quelque idée périmée, à quelque tradition inerte, à quelque préjugé ancien, comme celui qui se noie se raccroche à une herbe fragile. Mais le courant, poursuivant sa route vers le but défini que nous n’osons pas délibérément fixer, brise notre faible ancrage, l’entraîne avec lui, que nous le voulions ou non.
Pour cesser d’être des épaves, il suffirait que nous apprenions à nager, c’est-à-dire à comprendre la force du courant et à l’utiliser. La vie ne nous veut aucun mal. Son courant inflexible est celui de l’évolution. Et quels que soient les obstacles, les difficultés, les luttes ou les souffrances, il nous entraîne vers un mieux.
Tâchons de comprendre que nous arrivons à un cycle nouveau et que, ce qui produit le chaos, c’est nous-mêmes. Nous sommes entrés dans le mondial par la force même des choses. Et nous nous accrochons désespérément au national, quand ce n’est pas au local. S’il y manque encore la compréhension des individus entre eux, aucun pays n’est inconnu des autres et tous subissent les effets de la guerre à peine terminée, et redoutent une guerre à venir. Nous avons peur, nous cultivons notre peur et, loin de chercher les vrais remèdes — qui sont en chacun de nous — nous tentons de vains replâtrages qui sauveront les égoïsmes et la rapacité des quelques-uns qui possèdent encore les leviers de commande, mais qui sentent ces leviers leur échapper peu à peu.
Notre travail ne peut se faire en quelques années. Il faudra le sacrifice de bien des pionniers avant qu’une nouvelle vérité ne surgisse des décombres accumulés. Pourquoi ne pas être parmi ces pionniers ? Et que faut-il pour cela ?
Croire à la Vérité ? Non. La vivre. Vivre celle qui est notre ardemment, avec la certitude qu’elle croîtra avec nous si nous sommes sincères et si nous la vivons vraiment. Découvrir en soi les sources profondes de la vie et les libérer de leurs entraves. Bannir de notre esprit les appréhensions puériles qui font de nos existences d’angoissants cauchemars. Oser être soi-même envers et contre tout mais savoir ce qu’on est, en ne cessant pas un seul moment d’apprendre à se connaître. Renoncer au faux luxe qui alimente une avidité malsaine dans tous les domaines, — politique, matériel, spirituel, social, — et chercher le bonheur non dans les possessions extérieures, mais dans les richesses de l’esprit et du cœur. Considérer les autres comme solidaires du Tout et examiner sérieusement ses responsabilités propres, avant d’exiger que d’autres remplissent les leurs. S’éduquer afin de pouvoir éduquer. Surtout, comprendre sans demander à être compris.
Le temps ne compte guère pour l’évolution. Si quelques-uns entament le travail de la régénérescence humaine, sur eux et non sur autrui, il y a de grandes chances pour que ce groupe bien faible au début — augmente progressivement et forme le « véritable noyau d’une fraternité universelle, sans distinction de croyances, de sexe, de races, ou de couleurs » que tant d’êtres réclament. Mais il faut commencer par soi-même, jour après jour, sans arrêt. Tout le problème humain réside dans l’attitude de l’individu. Car devant les épreuves qui nous affrontent, il s’agit véritablement de travailler avec la vie ou de mourir à sa destinée, qui est Bonheur et Paix.
SERGE BRISY