Henry Corcos
Le Pacifisme et la Bhagavad Gita

Gandhi traduit non résistance par « non violence », ce qui signifie qu’il convie à souffrir éventuellement la violence SANS LA RENDRE, mais non pas à s’abstenir d’y résister. Car il ne souscrit pas au développement : « si quelqu’un te frappe à la joue droite, présente-lui aussi l’autre », non plus qu’à celui-ci : « si quelqu’un veut te citer en justice pour t’enlever ta tunique, abandonne-lui aussi ton manteau ». Voici quelques extraits (tirés des Lettres à l’Ashram), pour préciser la pensée de Gandhi :
Ahimsa ne signifie pas uniquement ne pas tuer. Himsa signifie causer de la souffrance ou détruire une vie, soit par colère, soit sous l’empire de l’égoïsme, soit avec le désir de faire du mal. S’abstenir d’agir ainsi est ahimsa (Young India, 4 novembre 1926). La non-violence complète est absence totale de mauvais vouloir envers tout ce qui vit. La non-violence, sous sa forme active est bonne volonté pour tout ce qui vit. Elle est amour parfait (Young India, 9 mars 1920).

(Revue Spiritualité. No 13. 15 Décembre 1945)

Il est utile, avant d’étudier l’attitude de la Bhagavad-Gîta face au problème de la guerre, de rappeler brièvement quelle est celle des groupements politiques, sociaux et religieux de l’Occident.

Je regrette d’avoir à traiter des partis politiques ; je le fais avec le sentiment que l’on éprouverait en parlant d’une maladie grave, imprudemment répandue.

Les partis politiques qui condamnaient la guerre, avant celle de 1939, étaient ceux appelés « de gauche ». Voyons les deux principaux1 :

Le parti SOCIALISTE a toujours été théoriquement contre la guerre, même défensive ; c’était un point essentiel de son programme et c’est pourquoi, jusqu’à 1936, il ne votait pas les budgets de guerre.

Mais c’était là une abstention purement platonique ; n’ayant pas la majorité, il ne risquait en rien de faire échec aux demandes de crédits pour la Défense Nationale des gouvernements successifs, et cet acte ressemblait à s’y méprendre à une simple manœuvre d’habileté électorale. Sans être sévère, on peut dire que ce parti eut pu trouver d’autres modes d’action plus efficaces contre la guerre, s’il l’avait vraiment voulu.

D’ailleurs, les faits ont montré qu’il ne prenait pas lui-même la chose au sérieux : en effet, lorsque les socialistes sont arrivés au pouvoir en 1936, ils ont agi exactement comme les gouvernements bourgeois les ayant précédés. Ils se déclarèrent alors pour la préparation militaire et y ont œuvré avec la même incompétence et veulerie que leurs prédécesseurs.

Quant au parti COMMUNISTE, il procédait de la même doctrine : « Les ouvriers ne possédant rien, n’ont pas de Patrie, et, par suite, rien à défendre. »

Nous avons pu amèrement et pleinement apprécier combien ces paroles de Karl MARX et ENGELS étaient creuses et n’envisageaient qu’un bien petit côté matériel de la question.

Le patriotisme ne peut être le fait de ceux-là seuls qui possèdent un lopin de terre. Cela le réduirait à une lutte d’égoïsmes privés et ravalerait l’idée de Patrie à une conception étroitement matérialiste, qui ne correspond en rien avec la réalité.

Sous le joug allemand, nous avons rapidement appris que, même ne possédant aucune exploitation agricole, industrie ou immeuble, nous pouvions encore perdre bien des choses essentielles, ayant autrement d’importance que des pierres ou de la terre.

Nous avons perdu notre liberté de parler, nos possibilités d’informations, notre, droit de vaquer où bon nous semblait à nos affaires, notre faculté de choisir notre gagne-pain (et même d’en avoir un), nos moyens d’élire un gouvernement ; la famille a été disséminée, avilie, piétinée. La dignité humaine a été foulée aux pieds.

L’homme est devenu un esclave muet et affamé, sans vêtements, sans linge, sans chaussures, sans chauffage, sans savon, sans hygiène, sans soins même (lorsqu’il était malade).

Des millions d’êtres ont été enfermés dans des camps de concentration ou incarcérés, comme prisonniers de guerre ou prisonniers politiques, alors que d’autres subissaient les horreurs sadiques de la gestapo et qu’enfin d’innombrables victimes finissaient misérablement leur existence, froidement exécutés, parce qu’ils avaient commis le crime d’être nés juifs, d’être communistes (ou réputés comme tels) ou parce qu’ils persistaient, contre tout espoir, à penser et agir en Français.

L’homme a été placé bien au-dessous des animaux sauvages et était devenu un jouet martyrisé et pitoyable, aux mains des traîtres qui l’oppressaient, par ordre des envahisseurs teutons.

En présence de la triste réalité qu’est un pays pillé et réduit à l’esclavage, nous avons pu mesurer combien Karl MARX et ENGELS étaient passés loin de tout ce que pouvaient perdre les ouvriers, même non propriétaires (et plus particulièrement les communistes, qui figuraient parmi les vedettes de la répression). Nous avons ainsi pu apprécier à quel point les écrivains, prétendus « révolutionnaires » avaient vu petitement.

Il est trop souvent tragique de constater quelle responsabilité peuvent ainsi imprudemment assumer des théoriciens politiques.

Mais, nous venons de parler du communisme théorique. Il reste à dire quelques mots des dirigeants communistes avant 1939, qui ont toujours joué double jeu, jusqu’à la guerre. Ils étaient contre la guerre, et la prédisaient cependant dans tous leurs écrits, sans rien faire d’autre contre elle que d’accuser les gros capitalistes d’y travailler (non sans raison, comme nous le verrons) et pourtant ils se réjouissaient entre eux de cette perspective, parce qu’ils espéraient qu’à la faveur de ces massacres immenses (et de l’affaiblissement qui en résulterait) la révolution, dite « sociale » pourrait se faire plus aisément.

Faut-il enfin rappeler leur odieuse attitude au moment où Moscou poursuivant des buts non encore élucidés), faisait son alliance hideuse, mensongère et précaire avec l’hitlérisme, facilitant à l’Allemagne, par ce geste, son entrée en guerre contre la France et l’Angleterre2.

Quelle stupeur de lire alors les manchettes de l’Humanité (orchestrée par Moscou) et approuvant à grands cris l’acte russe, accusant par surcroit la pauvre France (proche victime d’Hitler) d’avoir tort de ne pas tendre la gorge, pour se laisser sacrifier.

Et que n’avons-nous pas vu dans cette guerre ?

(à suivre)

(Revue Spiritualité. No 14. 15 Janvier 1946)

(suite)

Un dernier fait d’apparence surprenant, et qui fut salvateur : la Russie, une fois attaquée par son ennemi naturel, lui ayant momentanément tendu une main trompeuse (afin de pouvoir s’occuper ailleurs), se révéler non seulement une nation de grande puissance industrielle et militaire (ce que n’auraient même pu imaginer et encore moins réaliser les Tsars), et montrant par là que les ouvriers (dont se gaussait tellement la presse bourgeoise des pays capitalistes), étaient mieux capables qu’eux de s’organiser efficacement pour résister à une Allemagne impérialiste et militariste, préparée de longue date pour ses actes de banditisme international3.

Mais, plus encore, le sacrifice des ouvriers rouges a décelé un insurpassable sentiment patriotique, donnant dans la pratique même, Un nouveau démenti à la doctrine du Manifeste Communiste, que les ouvriers n’ont pas de Patrie, et donc rien à défendre.

Ils ont brillamment défendu à la fois leur pays et leur régime et, contrecoup inattendu, que l’on serait tenté de dire immérité par les nations bourgeoises (s’opposant naguère à eux), ils ont puissamment contribué à sauver celles-ci de la mortelle étreinte allemande, en abrégeant la guerre de plusieurs années, par leur splendide résistance, et en permettant aux alliés de forger rapidement les armes de la victoire.

Nous avons vu la théorie socialo-communiste et les chefs de ces groupements, dans leur pacifisme verbal. Il nous reste à nous informer de ce qu’ont fait les militants et la masse des adhérents de ces deux partis. Quelle fut leur réaction, lors de la déclaration de guerre de 1939 ? Ils sont partis au front, comme tout un chacun, et ont démontré ainsi qu’eux non plus ne prenaient pas au sérieux le programme socialo-communiste.

Tout ce pacifisme politique se réduit donc à des paroles creuses, sans aucune valeur ou conséquence.

Il est bon cependant de réfléchir longuement à tous ces éléments contradictoires et d’en tirer la leçon : non pas pour critiquer, mais pour savoir ultérieurement quelle voie plus sincère et raisonnable suivre.

Ne pas déduire non plus, de ce que je mets en cause les partis de gauche, que je m’oppose à eux et suis orienté à droite. J’ai été obligé d’analyser leur action, parce que ces deux partis seuls se déclaraient ouvertement (et nous avons vu avec quel peu d’effet), contre la guerre et sa préparation ; je ne pouvais éviter de les mettre sur la sellette en étudiant le pacifisme ; mais cela n’implique nullement que je sois en général contre le socialisme.

J’ai le sentiment que tous les peuples évolueront fatalement vers le socialisme, qui est un étatisme élargi, mais rompant avec les déformations monstrueuses faisant de la société un organisme abstrait, auquel l’individu doit aveuglément et totalement se sacrifier, alors que le but normal de la vie en société est au contraire que l’individu en tire service afin que, par ce moyen, l’homme élève son niveau d’existence. J’approuve donc cette orientation, mais avec quelques petites réserves.

Je désirerais qu’il soit ajouté d’abord à ce point de vue exclusivement matérialiste une impulsion nettement spiritualiste ; l’un ne peut aller sans l’autre. C’est trop peu d’avoir comme but de la civilisation humaine son confort matériel ; le mot de « civilisation » serait hors de propos ; l’avancement moral doit aller de pair, pour le moins. Pour cela, il est besoin d’une politique sociale très étudiée et délicate ; elle demande des savants et des pédagogues avertis. Les primaires, que l’on trouve en trop grand nombre dans les partis politiques, ne peuvent rien pour la solution de ce problème.

De plus, je suis contre tout programme complet et à longue échéance, quel qu’il soit. L’humanité n’avance que pas à pas ; cherchons donc des solutions au fur-et-à-mesure qu’elles se présentent et s’avèrent réalisables. Par ex. : la nationalisation de l’industrie lourde, des banques, des assurances, des services publics (eau, gaz, électricité), le développement des coopératives, l’exploitation et la fusion en commun des fermes, une plus libérale répartition des produits manufacturés, la retraite des vieux, les colonies de vacances ouvrières dans tous les climats, selon les besoins variés, les jardins familiaux, les piscines dans chaque village, de même que les bibliothèques, et l’organisation intelligente des loisirs, un meilleur urbanisme, la totale électrification et l’irrigation des campagnes, etc… Chaque problème séparément.

Cela présente trois avantages : le premier est de ne pas souscrire à un programme demandant cent ans et plus pour se réaliser et dont, non seulement nous ne verrons jamais la fin, mais qui devra être constamment remanié, selon l’évolution de la société qui le commande, car il doit s’adapter à elle ; le deuxième, c’est que nous éviterons ainsi l’embrigadement de braves gens, souvent dangereusement naïfs, derrière une bannière politique, les livrant ainsi à l’indiscrétion de meneurs, trop tentés d’abuser de ce pouvoir ; enfin, la troisième est que les partis politiques entraînent dans leur sillage la haine politique ; c’est la division du pays en clans rivaux, c’est ce qui a contribué à mettre la France à genoux, en la livrant à une surenchère intéressée.

Pourquoi s’opposer les uns aux autres, lorsqu’il s’agit d’édicter une loi sur les assurances sociales, ou pour faire un équipement rural, permettant l’éducation physique dans chaque village ? On peut juger que le moment est opportun ou non, on peut discuter la somme à y investir, on peut en varier les modalités d’exécution, mais il n’y a là aucun motif valable de haine entre les citoyens d’un même pays.

Pour quelle raison ces mêmes mesures, lorsqu’elles sont réunies en un programme politique, amènent-elles du mépris, des dissentiments et des bagarres entre les divers tenants de chaque programme ? Il n’y a à cela qu’une explication : les dirigeants ont créé ces groupements politiques artificiels, afin de s’en servir pour satisfaire leurs ambitions personnelles ; en vue de rendre ces groupes puissants, ils exploitent les passions humaines, toujours prêtes à se déchaîner4.

L’heure est venue de mettre fin à ces pratiques, qui nous ont fait un mal immense et profond. On peut être sagement socialiste, c’est-à-dire désirer procéder par étapes et sans lien nécessaire avec un parti. En outre, il ne faut pas reléguer à l’arrière plan le spiritualisme ; les deux buts non seulement ne sont pas incompatibles, mais sont COMPLÉMENTAIRES.

* * *

D’autres partis politiques, en France et en Europe, condamnaient la guerre avant celle de 1914 et plus encore avant celle de 1939 et, le nombre des ligues pacifistes, d’inspiration politique ou laïque, était vraiment considérable. La plupart de ces groupements manquait de sincérité et ne se servait de ce mobile que pour avoir une apparente raison d’exister, une justification. On semble utile, ainsi, à peu de frais.

Quant aux groupements qui étaient de bonne foi, ils révélaient une déconcertante naïveté, par leur désir de se borner à des paroles mesurées, bien intentionnées.

Une lutte effective contre la guerre (dans l’état social actuel) demandait des militants de la paix, des COMBATTANTS, qui luttent par tous les moyens (sauf les armes) contre la préparation de la guerre en temps de paix et qui dénoncent sans ménagements, toutes les compromissions, tous les préjugés, tous les aveuglements (au besoin qui ne reculent nullement devant l’action directe). Or, aucun parti politique ou ligue pacifiste n’était disposé à courir ce risque.

Une question reste ouverte ; elle est d’actualité depuis 50 ans ; elle vaut pour la préparation des deux guerres (1914 et 1939) : a-t-on jamais lu des mots d’ordre de la C.G.T., du Parti Socialiste Français ou du Parti Communiste Français prescrivant la grève aux ouvriers travaillant dans les mines de fer et de bauxite, qui extrayaient et chargeaient le minerai à destination de l’Allemagne ? Ces groupements peuvent ils invoquer la méconnaissance des faits et des buts poursuivis par l’industrie lourde ?

* * *

Passons maintenant au côté religieux de la question :

Le christianisme condamne la guerre, verbalement et par écrit ; il prêche la paix. Mais, lié par son désir de fidélité aux Gouvernements établis, quels qu’ils soient, il est parfaitement conformiste dans la pratique et accepte, les yeux fermés, de bénir les combattants, comme de souhaiter la victoire à chacun des deux adversaires, en quoi il bénit le mal dans un des cas, lorsque ce n’est pas dans les deux, quand chacun des deux adversaires a tort, ce qui est fréquent.

Les églises, qu’elles soient protestantes ou catholiques, ont fait une faillite définitive et décevante, dans la lutte contre la guerre, parce qu’elles ne sont pas exclusivement spiritualistes.

On ne comprend pas pourquoi une religion se déclare fidèle aux Gouvernements établis, dans les pays où elle exerce son ministère. Les Églises sont dirigées depuis des siècles par de savants théologiens, qui n’ont pas l’excuse de l’ignorance ou de l’irréflexion à invoquer. Le rôle fondamental de la religion est d’être fidèle à Dieu, ce qui rejette la fidélité aux Gouvernements, qui sont des hommes (par suite essentiellement faillibles) et ayant par surcroit une tâche singulièrement délicate.

On comprend que les Églises prient pour les Gouvernements et surtout qu’elles intercèdent auprès de Dieu pour qu’il les éclaire et les dirige dans leurs devoirs particulièrement ardus, mais la religion ne peut dépasser ce rôle, sans trahir sa mission.

Le conformisme chrétien est donc parallèle à l’inaction contre la préparation de la guerre par les socialo-communistes, mais il est infiniment plus grave, car la religion est le guide naturel des peuples et il ne s’agit pas là de groupements artificiels, mais nécessaires, pour l’immense majorité des hommes au stade peu avancé d’évolution, où nous sommes encore.

Quelques objecteurs de conscience5 s’élèvent courageusement contre le meurtre en commun ordonné, en acceptant d’aller en prison plutôt que d’y consentir, alléguant comme raison leurs convictions religieuses. Leur attitude est logique ; mais un problème qui intéresse une nation (et le récent conflit nous a révélé qu’il s’étend à la Terre entière) n’est pas tranché par des expédients individuels.

En outre, il y a lieu de remarquer que lorsque la guerre sera terminée, l’objecteur de conscience aura, soit le remords d’avoir contribué à faire triompher le mal, par son abstention, si celui-ci est victorieux, soit la confusion de bénéficier du bien, que d’autres auront obtenu par leur sacrifice. En aucun cas, l’objecteur de conscience ne peut se considérer, comme ayant pleinement accompli son devoir et être satisfait.

Il résulte de cette rapide analyse que rien de sérieux et de systématique n’a été fait contre la guerre, en Occident, dans les temps présents.

(à suivre)

(Revue Spiritualité. No 15. 15 Février 1946)

Il faut reconnaître (à la décharge de ces pacifistes inconséquents) que le problème est très complexe et que la guerre naît (plus que de la volonté de quelques chefs d’États ambitieux, de certains politiciens tarés ou de potentats sans conscience de l’industrie lourde et de la grosse finance) de la condition sociale en laquelle nous vivons. Elle est la résultante inéluctable du nationalisme étroit, du capitalisme et de ce que l’on appelle la lutte pour la vie, en la forme où celle-ci est pratiquée par nos sociétés, nommées à tort civilisées.

Avant d’en terminer avec le point de vue occidental concernant le pacifisme, rappelons l’enseignement du christianisme primitif : (MATTHIEU V-38/39) : « Vous avez entendu qu’il vous a été dit : Œil pour œil et dent pour dent… Pour moi, je vous dis de NE PAS RESISTER a celui QUI VOUS FAIT DU MAL6; mais si quelqu’un vous frappe à la joue droite, présentez-lui aussi l’autre. »

C’est l’antique question : doit-on s’opposer au mal par la force ?

Ainsi que les familiers de la Bible le savent, ce qui forme le fond le plus sûr de l’Évangile, les trois synoptiques (Mathieu, Marc et Luc) est tiré de l’Ancien Testament ; les commandements sont développés ou présentés sous une autre forme, mais la parole reste exactement la même. D’ailleurs, le Divin Messager a pris soin de le confirmer lui-même (MATTHIEU V-17/18) : « Ne pensez point que je sois venu pour abolir la Loi ou les Prophètes ; je suis venu non pour les abolir, mais pour les accomplir…. Car je vous dis en vérité que jusqu’à ce que le ciel et la terre passent il n’y aura rien dans la Loi qui ne s’accomplisse, jusqu’à un iota, et à un seul trait de lettre. »

Seul, ce nouveau commandement, ce rêve éblouissant « ne résistez pas au mal » vient en propre de Jésus il résume, avec l’annonce du Royaume de Dieu, tout l’enseignement et l’originalité de l’Évangile. Il est confirmé, au jardin de Gethsémani, il est mis en pratique d’abord chez Caïphe, puis sous les outrages chez Pilate (au prétoire) ; enfin, sur la croix même, qui couronne et achève la manifestation terrestre du Christ. C’est la signification fondamentale de la courte carrière du « Bon Pasteur » dans la vie ; EN CE COMMANDEMENT SE CONDENSE LA SUBSTANCE DU CHRISTIANISME.

Qu’est-il arrivé ? Le christianisme s’est rapidement répandu sur la terre et il subsiste sous le nom de catholicisme et des diverses sectes protestantes, dans tous les Pays ; il comporte environ 300 millions d’adeptes.

Mais, avons-nous jamais rencontré ou entendu parler, depuis les martyrs, de chrétiens mettant en pratique (dans leur vie) la Loi de non résistance au mal, enseignée par le Fils de l’Homme ?

Certes, il est probable que quelques saints du passé ont pu accomplir cette parole ou l’auraient volontiers réalisée dans leur existence quotidienne. Il s’agissait là d’hommes ayant renoncé à tout lien terrestre, ou à des biens qui constituassent un attrait pour des gens mal intentionnés ; quant à leur âme, rivée en Dieu, rien ne pouvait prévaloir contre elle.

D’autres saints semblables se manifesteront encore, sans nul doute (et peut-être doit-on classer parmi eux certains objecteurs de conscience sincères et actifs7, en tant que leur foi en Dieu ne se limite pas au refus de faire la guerre). Mais ces isolés constituent l’exception parmi les chrétiens, c’est ce que l’on peut appeler la classe des apôtres.

Le problème reste entier, pour l’ensemble des chrétiens du monde.

Plus encore, il est possible d’affirmer que, si l’on interrogeait, avec le maximum de garanties de sincérité et de compréhension d’eux-mêmes, les chrétiens du globe (ou ceux qui se déclarent tels) sur la Loi de non résistance au mal, ils répondraient tous qu’elle est inapplicable dans les temps présents. Cette réponse a été la même dans le passé, en pratique, et elle sera encore semblable pour de nombreux siècles.

Si nous poussions plus encore notre enquête, nous découvririons, parmi ces chrétiens réticents, bon nombre d’entre eux qui préconiseraient la Loi du talion, comme répondant aux besoins de la société appelée « moderne ».

Il en résulte que, non seulement le commandement de non résistance au mal n’est pas observé, mais encore qu’il n’est pas non plus désiré.

Nous devons également conclure que ces chrétiens nominaux sont des juifs qui s’ignorent.

Que résulte-t-il de cette situation paradoxale ?

Il faut reconnaître que la défaillance des adeptes du christianisme repose pourtant sur de solides raisons. La non résistance au mal amènerait de grands troubles, dans une société aussi peu avancée moralement que la nôtre, et il serait hasardeux d’affirmer que l’application de cette Loi constituerait vraiment un bien pour l’humanité, dans le plan national.

Par suite, il est nécessaire de mieux adapter cet enseignement à la réalité, pour le rendre acceptable et opérant, comme nous le verrons plus loin.

On ne s’étonne donc pas que les chrétiens ne mettent pas en pratique les paroles du Fils de Dieu, mais qu’ils se considèrent et se déclarent cependant chrétiens, malgré leur défaillance.

Ces contradictions, ce divorce entre la théorie et la pratique, que révèle notre étude, doivent être soulignés, car ils recèlent un sens profond et instructif.

Nous avons vu successivement des socialo-communistes anti-bellicistes qui, devant la guerre, se comportaient comme des militaristes ; des russes, communistes et internationalistes, qui dans l’épreuve faisaient montre d’un sentiment patriotique, poussé au plus haut degré du sacrifice ; enfin la majorité des chrétiens, qui tournaient ou niaient la valeur de la Loi chrétienne de non résistance.

La leçon à en tirer est : 1) Qu’il n’y a aucun pacifisme généralisé possible en se basant soit sur la politique, soit sur les groupements laïcs, soit sur le christianisme, tel qu’il est vécu ; 2) Que l’idée de Patrie est infiniment plus riche que la défense du sol et qu’elle s’impose même à un pays communiste et internationaliste ; 3) Qu’il faut chercher ailleurs qu’en occident les bases religieuses d’un pacifisme théorique et pratique.

Pourtant, il est une solution laïque au problème de la guerre, cette solution est unique et radicale ; mais, pour cela, il faut que les Gouvernements deviennent plus sages et se décident à agir conformément aux intérêts vitaux de leurs pays.

Nous avons vu que la notion de Patrie devait être élargie. Elle s’étend, en effet, à la liberté de l’individu, à ses nécessités économiques aux ordres de sa conscience, tous besoins qui n’ont pas de limites géographiques ou linguistiques.

En ce qui concerne les Gouvernements, c’est tout le contraire qui doit être recherché. La notion de l’État souverain est devenue un anachronisme.

Quelle est la raison profonde qui a entraîné les Alliés dans la guerre de 1914 et, plus encore, dans celle de 1939 ? C’est qu’ils ont réalisé que les nations étaient interdépendantes et que les catastrophes qui frappaient certains peuples européens, par exemple, ne pouvaient laisser indifférents même des pays aussi éloignés que ceux d’Amérique ils en ressentaient les contrecoups directs et indirects.

Cette interdépendance est superficielle, dans le plan moral, bien qu’elle puisse avoir de désastreuses répercussions de tous ordres ; elle est matérielle et profonde, dans le plan économique et social.

Or, le moral, l’économique et le social existent avant, pendant et après la guerre ; par suite, l’interdépendance des nations est constante ; la guerre n’est qu’un accident, causé par la méconnaissance de cette vérité.

Si les dirigeants des grandes nations alliées ont compris et veulent enfin tenir compte du tragique bilan de la guerre (en millions de jeunes vies humaines sacrifiées et en incalculables pertes d’argent et matériaux de toutes sortes) qui fait rétrograder l’humanité peut-être de 50 à 100 ans, rien que pour 1939-1945, ils renonceront au dogme périmé de l’indépendance absolue pour chaque pays.

Alors, le problème sera vite résolu : tous les peuples accepteront un organisme international qui, réglementé par un code international et appuyé sur une armée internationale8 rendra impossible toute guerre dans l’avenir, de la même façon qu’à l’intérieur d’un pays, l’administré accepte une police ayant des droits sur lui et interdisant toute bataille entre individus.

Les hommes ont reconnu que la liberté avait des limites, celles où commence le droit du voisin et maintenant que l’usage en est établi, leur amour propre individuel n’est plus touché. Les nations ne peuvent obéir à d’autres mobiles, car elles sont composées d’hommes ; leur liberté ne peut être totale et l’amour propre national n’a rien à voir dans l’affaire.

Ainsi, le spectre de la guerre repoussé, l’œuvre des gouvernements pourra, être infiniment plus belle, plus durable et sera susceptible d’atteindre de nombreux domaines, actuellement inaccessibles.

Si l’on songe qu’en France seule, pour l’impréparation de la guerre, il a été dépensé plus de 400 milliards de francs durant les années séparant 1918 de 1939 ; quelles nombreuses et grandioses œuvres sociales auraient pu être réalisées avec cette somme, immense, inutilement gaspillée.

Lorsque cette hémorragie monétaire sera enfin stoppée, et qu’au service militaire obligatoire on aura substitué, sans doute, le service civil national obligatoire (en attendant le service civil international), pour utiliser intelligemment la jeunesse et lui inculquer le goût de l’aide pratique à la collectivité, la vie des nations sera alors totalement transformée.

La marche vers le progrès social et l’élévation morale des peuples pourront se faire à pas de géants.

Mais… il est lamentable de devoir dire que les Gouvernements Alliés ont parfaitement saisi à la fois l’interdépendance des peuples et les monstrueux désastres qu’engendrait la négligence de ses conséquences. Tous les chefs d’États l’ont solennellement déclaré depuis la fin des hostilités Allemandes et Japonaises et il ne se passe pas de jours sans qu’un discours officiel, d’un point quelconque de l’horizon politique ou diplomatique rappelle la nécessité de tout faire pour éviter que les conditions d’une nouvelle guerre se fassent jour.

Cependant, qu’avons nous vu ?

Nous avons, de loin, assisté aux débats de San Francisco ; cette réunion était un amer et affligeant spectacle, où les volontés et les appétits de chacun s’affrontaient, en termes académiques et en paroles trompeuses, dissimulant les désirs de ne rien céder des situations acquises, les soifs d’impérialisme, et surtout la volonté expresse de chaque État de garder sa pleine et entière liberté.

Qu’est-il résulté de cette Assemblée, grande par le nombre des participants et par le retentissement verbal de ses assises, et petite par l’égoïste esprit qui l’animait ? Un compromis écrit qui nous a appris l’existence de petites et de grandes nations, ces dernières étant sans contrôle et ayant droit de veto à l’encontre de leurs sœurs plus faibles.

Ce n’est pas avec des textes laborieusement travaillés que l’on impose la paix ; il faut des LOIS internationales VALABLES POUR TOUS et ces lois restent encore à élaborer. Il est indispensable surtout que ces lois soient acceptées et respectées par la totalité des pays, signataires de bonne foi.

La Paix est encore à construire et San Francisco n’est qu’un second et timide essai, plus décourageant que Genève. Si, sous le fouet de l’atroce souffrance et des morts innombrables, les Chefs d’États n’ont voulu céder aucune bribe de leur pouvoir, pas un de leurs avantages territoriaux ou économiques, qu’abandonneront-ils plus tard de leurs intérêts, mal entendus ? Rien, la chose est tristement certaine.

D’ailleurs, le dernier geste des Alliés est révélateur de l’abime de méfiance et de volonté de pouvoir qui les sépare. Les États-Unis9 gardent le secret de la bombe atomique ! Pourquoi ? D’une part, ils entendent garder pour eux seuls ce moyen de suprématie ; d’autre part, ils craignent que d’autres nations industrielles, entendez : Grande-Bretagne, U.R.S.S., France, ne parviennent, par ce moyen, à égalité de force avec eux et n’en fassent éventuellement usage.

Hâtons nous d’ajouter que, probablement, dans des conditions plus favorables, l’Amérique agirait différemment. Il est, en effet, très visible que, dès la fin des hostilités, le fossé qui séparait les pays dits « capitalistes » et la Russie s’est révélé de nouveau plus profond et plus avoué qu’avant la guerre, car maintenant la Russie a conscience de sa force militaire et industrielle et le seul adversaire à sa stature, en Europe, est terrassé.

L’Amérique et l’Angleterre, par un scrupule dont les motifs véritables nous échappent, ne mettent pas l’accent sur les manquements nombreux à la solidarité internationale de l’U.R.S.S., qui agit comme si elle était seule, avec la volonté bien visible de se tailler un vaste empire et de protéger ses frontières par des peuples gagnés à son influence politique et économique ( quelle dérision, lorsqu’on songe à la guerre scientifique que l’avenir laisse entrevoir) .

La Russie apparaît ainsi sous un jour particulièrement inquiétant, avec ses procédés brutaux de secret absolu sur la vie nationale et ses activités dans les pays occupés ou administrés par elle, ses travaux politiques souterrains dans tous les autres pays d’Europe. Nul doute que si la Russie avait découvert la bombe atomique, la question ne se poserait même pas de la révéler ou non aux autres alliés.

Peut-être, dans ces conditions, l’Amérique agit-elle sagement, car ses hommes d’état connaissent des situations que la diplomatie ne révèle pas. Les peuples sont bons pour se faire tuer, mais dès que la guerre a cessé, les Gouvernements agissent en leur nom, tout en maintenant leurs nationaux dans l’ignorance totale de ce qui se passe sur le plan international. Ce procédé est blessant pour les ressortissants des nations intéressées et la démonstration reste à faire qu’il présente des avantages réels pour les diplomates y ayant recours. Les Gouvernements galvaniseraient mieux l’opinion publique en la mettant exactement au courant de ce qui se passe (le moment venu) et par là-même, on éviterait les suspicions ; chacun saurait sur qui retombe la responsabilité des échecs de l’organisation mondiale de la Paix. Alors que par le moyen des conférences à huis-clos, un doute subsiste à l’encontre de tous les protagonistes de ces réunions.

Ainsi la porte aux armes secrètes est déjà largement ouverte, chaque nation apte à réussir va s’y atteler et la course à la mort de l’humanité a pris son départ.

Il faut donc cesser d’agiter le hochet du pacifisme.

HENRI CORCOS

(à suivre)

(Revue Spiritualité. No 16. 15 Mars 1946)

(suite)

Écoutons maintenant la voix de l’Inde. A la lumière de ces remarques, nous allons voir qu’elle prend un relief incomparable et s’affirme vraiment réaliste.

Mais, puisque nous parlons de la philosophie religieuse hindoue, nous ne pouvons passer sous silence la doctrine de Gandhi, qui est la plus connue en Europe, et qui est essentielle pour épuiser le côté religieux de la question. Elle est d’ailleurs d’inspiration chrétienne10 ainsi que Gandhi en informait un pasteur anglais qui le questionnait en 1920. C’est, en effet, la lecture du. Nouveau Testament, plus spécialement du Sermon sur la Montagne, qui lui révéla en 1893 les possibilités illimitées de la résistance morale. La lecture de la Bhagavad-Gîta, dont il prit connaissance seulement à Londres, fortifia son impression et « Le Royaume de Dieu est en nous » de Tolstoï lui donna sa forme définitive.

En effet, l’AHIMSA (non violence) de Gandhi, dont tous les Européens ont entendu parler, n’est pas autre chose que la traduction dans la vie de la parole du Christ, citée plus haut : « Ne résistez pas au mal » mais avec un esprit plus objectif que celui qui inspire Mathieu et Luc (qui reproduit la même idée).

Je dis : Matthieu et Luc, car Jésus lui-même devant le Sanhédrin (dans les récits de Matthieu, Marc et Luc) se borne à opposer une résistance intérieure, il n’abandonne rien de sa position spirituelle, malgré les violences qui lui sont faites et ne tend pas la joue qui n’a pas reçu de soufflet.

Gandhi traduit non résistance par « non violence », ce qui signifie qu’il convie à souffrir éventuellement la violence SANS LA RENDRE, mais non pas à s’abstenir d’y résister. Car il ne souscrit pas au développement : « si quelqu’un te frappe à la joue droite, présente-lui aussi l’autre », non plus qu’à celui-ci : « si quelqu’un veut te citer en justice pour t’enlever ta tunique, abandonne-lui aussi ton manteau ».

Voici quelques extraits (tirés des Lettres à l’Ashram), pour préciser la pensée de Gandhi :

Ahimsa ne signifie pas uniquement ne pas tuer. Himsa signifie causer de la souffrance ou détruire une vie, soit par colère, soit sous l’empire de l’égoïsme, soit avec le désir de faire du mal. S’abstenir d’agir ainsi est ahimsa (Young India, 4 novembre 1926).

La non-violence complète est absence totale de mauvais vouloir envers tout ce qui vit. La non-violence, sous sa forme active est bonne volonté pour tout ce qui vit. Elle est amour parfait (Young India, 9 mars 1920).

La loi de l’amour complet (sans exception ni restriction) est la loi de non être. Mais, je ne prêche pas cette Loi finale par les mesures politiques11 que je préconise… Ce serait se condamner d’avance à l’échec. Attendre que la masse obéisse actuellement à cette Loi ne serait pas raisonnable (9 mars 1921).

Je ne suis pas un visionnaire, je prétends être un IDÉALISTE PRATIQUE (11 août 1920).

« Le terme de Satyâgraha avait été inventé par Gandhi, au Sud-Afrique, pour distinguer son action de la résistance passive. Il faut insister avec la plus grande force sur cette distinction : car c’est précisément par la résistance passive (ou par la « non-résistance ») que les Européens définissent le mouvement de Gandhi. Rien n’est plus faux. Nul homme au monde n’a plus d’aversion pour la passivité que ce lutteur inlassable, qui est un des types les plus héroïques du résistant. L’âme de son mouvement est la « résistance active » par l’énergie enflammée ide l’amour, de la foi et du sacrifice. Et cette triple énergie s’exprime dans le mot Satyâgraha ».

« Que le couard ne vienne pas abriter sa poltronnerie, à l’ombre d’un Gandhi ! Gandhi le chasse de sa communauté. Mieux vaut encore la violence que la lâcheté ! (Gandhi de Romain Rolland).

Terminons par de nouvelles citations des Lettres à l’Ashram :

« Là où il n’y a que le choix entre la lâcheté et la violence, je conseillerai la violence… (11 août 1920).

Je risquerais mille fois la violence, plutôt que l’émasculation de toute une race (4 août 1920).

Je préférerais de beaucoup voir l’Inde recourir aux armes, pour défendre son honneur, plutôt que de rester lâchement témoin de son propre déshonneur… (11 août 1920).

Mais, ajoute-t-il, je sais que la non-violence est infiniment supérieure à la violence, que le pardon est plus viril que le châtiment. Le pardon est la parure du soldat. Mais s’abstenir de punir n’est pardon que quand existe le pouvoir de punir. Il n’a aucun sens de la part d’une créature impuissante… Je ne crois pas l’Inde impuissante. Cent mille anglais ne peuvent effrayer 300 millions d’êtres humains… Et d’ailleurs, la force n’est pas dans les moyens physiques, elle réside dans une volonté indomptable… Non violence n’est pas soumission bénévole au mal faisant. Non violence oppose toute la force de l’âme à la volonté du tyran. Un seul homme peut ainsi défier un empire et provoquer sa chute.

Nul ne peut être qualifié de vertueux qui n’est pas intrépide, pour FORMER, aussi bien que POUR EXPRIMER ses opinions, et qui n’EXÉCUTE PAS INÉBRANLABLEMENT les ordres de sa conscience. Or, cela est impossible tant qu’on ne se rend pas compte que la voix de la conscience est la voix de Dieu, et qu’elle est le juge suprême de la légitimité de tout acte et de toute pensée (Ethical Religion). Mon AHIMSA ne me permettrait pas de donner un repas gratuit à un homme sain, qui n’a pas travaillé honnêtement pour gagner ce

repas12, Si j’en avais le pouvoir, j’arrêterais tout sadâvrata (œuvre de charité) où l’on donne des repas pour rien. Cette habitude a fait dégénérer notre peuple et l’a poussé à la paresse, à l’oisiveté, à l’hypocrisie, et même au crime. (Young India, 13 août 1925) ».

Le lecteur peut maintenant comprendre que tout en observant la Loi de non résistance au mal (par le mal) Gandhi a une conception de la non-violence qui lui est propre et qui diffère totalement de l’énoncé : « ne résistez pas au mal » se trouvant dans Matthieu et Luc. C’est là, et là seulement que réside le christianisme pratique qu’ont vainement cherché les Européens.

En effet, l’important, dans l’enseignement Chrétien est d’en terminer avec la violence; pour cela, il conseille de subir au besoin les mauvais traitements, sans les rendre, et il s’élève ainsi splendidement au-dessus de la Loi du talion.

Quant aux développements : « Si quelqu’un te frappe sur la joue droite, présente-lui aussi l’autre » et « Si quelqu’un veut plaider contre toi, et prendre ta tunique, laisse-lui encore ton manteau » Gandhi n’y souscrit nullement, car cet encouragement au mal, semble-t-il, lui apparaît comme néfaste.

D’ailleurs, aucun des actes de la vie de Jésus ne s’inspire de cette recommandation. Toutes ses paroles, au contraire, s’élèvent, sans la moindre ambiguïté, contre le mal, souvent même avec très peu de ménagements, avec de la rudesse parfois, et il n’hésite pas à recourir à l’action directe à l’occasion (quand il chasse avec un fouet de cardes les prêteurs et commerçants du Temple).

De même, quel est l’homme d’expérience qui soutiendrait qu’il est bon d’encourager le mal, non seulement en supportant les mauvais traitements, sans se plaindre, mais encore les favorisant par de plus grandes concessions que ce qui est cherché injustement par la force ? Quel est le chrétien raisonnable, qui offrirait en outre sa veste, si on lui prenait son manteau?

Ce serait le déni de toute équité, l’encouragement au mal par la religion le triomphe de la force primant le droit, sanctionné par tout ce qui est sain et moral dans la société.

Gandhi a eu la clairvoyance et la tranquille audace de dire : oui, la souffrance, je l’accepte, si elle m’est imposée et je m’interdis de la rendre, par amour, dans l’espoir de voir la violence disparaître peu à peu. Mais quant au mal, je résiste de toute mon âme contre lui et je convie mon peuple à agir en conséquence et par les moyens appropriés.

C’est la logique même et par là se traduit le calme courage d’un esprit qui sait se guider selon son devoir, sans perdre le sens du réel. Finie l’apparente bonne foi, qui souscrit à une règle irréalisable et non désirée, en se réservant d’agir différemment à l’occasion.

Nous sommes donc en présence d’une nouvelle anomalie (nous en avons découvert beaucoup dans cette recherche), celle d’hindouistes qui appliquent la Loi pratiquée par le Christ et qui cependant se considèrent comme non chrétiens. Cette anomalie sympathique est infiniment préférable à celle des chrétiens qui vivent la Loi du talion.

Mais attention ! La solution n’est simple qu’en apparence. Elle suppose pour sa réalisation, des hommes d’un courage peu bruyant, mais indomptable, qui soient de véritables adeptes de la Loi d’amour et qui aient une longue hérédité de vie spirituelle en eux. C’est pourquoi l’Inde seule pouvait répondre en masse à l’appel indo-chrétien de Gandhi, car il y fallait une prédestination.

Depuis des millénaires, l’hindouisme préconisait le respect de toute vie, même celle du plus petit insecte, même celle des plantes. Le Bouddhisme est venu confirmer et renforcer cette orientation avec son enseignement de la souffrance et de la suppression de la souffrance; enfin, le Védantisme a lui aussi insisté sur le fait que tous les actes et pensées s’enchaînaient, qu’ils avaient immanquablement leurs répercussions, que le mal engendrait inévitablement le mal. Son monisme absolu, montrant Dieu en tout, enlève toute base à des oppositions entre humains.

Autre élément particulier à l’Inde, c’est qu’il s’agit là d’un peuple essentiellement religieux, qui vit sa religion, et pour lequel elle n’est pas un simple crédo à réciter.

Enfin, l’Inde entière, à quelque secte qu’elle appartienne, croit en la renaissance et, par suite, que les actes mauvais, comme bons, s’étendent sur une série de vies, que le salut est entre les mains du fidèle et qu’il dépend de son genre de vie, au cours de ses existences successives. La religion, pour de telles consciences, prend un tout autre relief, que pour des êtres qui croient que tout s’achève dans leurs 60 ans environs de vie terrestre. Pour l’Inde, le temps n’existe pas, la croyance en la renaissance lui fait transcender la vie.

C’est pourquoi les consignes de « non-violence » que Gandhi a dictées d’abord aux hindous du Sud-Afrique, puis dans l’Inde immense, s’adressant à des hommes tout prêts éventuellement à faire le sacrifice de leur vie, à laquelle ils n’attachent pas la même valeur absolue que les occidentaux, et qui sont dressés depuis des générations à vivre leur religion, ces consignes ont été observées et ont obtenu un retentissement considérable.

Pendant plusieurs années, Gandhi a réussi le tour de force, jamais égalé, d’un tribun dirigeant une masse humaine de 300 millions d’individus. Il a ébranlé l’Empire Britannique et nul doute que de son action sortira sous peu le Home Rule que jamais l’Inde n’aurait même songé à espérer, si elle n’avait reçu le souffle impétueux de cette Grande Âme.

HENRI CORCOS.

(à suivre.)

(Revue Spiritualité. No 17. 15 Avril 1946)

(suite)

Cependant, nous ne devons pas continuer à planer si haut, il nous faut revenir sur terre, car je parle à des occidentaux, à mes concitoyens, mes frères, qui sont loin d’être prêts à de telles envolées. Le christianisme intégral est un très noble but, c’est vers lui que l’humanité spirituelle soupire; les hommes s’y acheminent peut-être avec une telle lenteur, que nous ne pouvons guère en tenir compte.

Seuls quelques être exceptionnels, pour le moment, méritent le nom de chrétiens et nous avons vu qu’ils n’appartiennent pas forcément aux tenants du Christ (ils pourraient même être laïcs), car la loi de non violence ne constitue pas une religion. Si d’aventure, il s’en trouve parmi mes lecteurs occidentaux, c’est à leur conscience de répondre par l’affirmative.

Pour moi, qui traite exclusivement du pacifisme, je dois pousser plus avant mon enquête, afin de voir s’il n’existerait pas une solution d’attente, dépourvue des contradictions que nous avons précédemment rencontrées, et qui permettrait à l’homme ordinaire d’aller de l’avant et l’esprit en repos.

C’est ce qui nous ramène au seuil de cette étude.

La Bhagavad-Gîtâ est un épisode du poème épique Mahâbhârata (date incertaine : les historiens occidentaux la situent entre le IIIème et le 1er siècle avant J.C.; les savants orientaux le font remonter beaucoup plus haut) consacré aux actions de princes rivaux, descendant d’un ancêtre commun, KURU. Elle relate le différend de deux chefs : Kauravas et Pândavas, pour la possession du royaume, dont Hâstinâpura était la capitale.

Bien que les débuts de cette épopée nous annoncent une horrible bataille où de grands guerriers vont s’affronter et répandre des flots de sang, nous n’assistons en réalité et heureusement (non seulement pour notre sensibilité, mais encore pour notre instruction et le régal de notre esprit) qu’à un dialogue où, seules coulent… des paroles, entre Guru (maître) et Arjuna, le chef de l’un des camps adverses, son disciple.

La plaine sacrée des Kurus est le cadre, et, comme les nombreux chars puissants et les vaillants guerriers n’ont aucune part à l’action, ils pourraient aussi bien être des figurants, ou peints sur le décor.

Il règne cependant sur cette scène une atmosphère de grandeur, de force et de puérilité, comme dans tous les récits de bataille.

Le message de la Gîtâ est un enseignement pratique, une règle de conduite pour l’humanité, une explication des plus grandes questions métaphysiques.

Le premier dans l’ordre, des problèmes envisagés, est celui de la guerre. Rafraichissante singularité que de voir des soldats se demander pourquoi ils vont se battre, avant d’en venir aux mains.

C’est l’unique fois, semble-t-il, que l’on traite de ce sujet sur un champ de bataille (qui figure symboliquement le champ du Destin), lieu et ambiance bien peu favorables à des réflexions semblables, exigeant d’être longuement mûries. Celui qui provoque la discussion est un guerrier, un « tueur d’ennemis », un combattant « aux longs bras » et, bien qu’il ne se montre nullement dépourvu d’idées et de sentiments, nous ne serions guère rassurés sur la profondeur de ce débat, si l’autre interlocuteur, le sûta (cocher) du char d’Arjuna n’était un Dieu déguisé, Krishna, qui met promptement et avec une tranquille impassibilité les données du problème exactement au point.

Comme pour le reste du monde, le problème de la guerre s’est maintes fois posé en Orient, au cours des siècles, et particulièrement aux Indes, qui souvent ont eu à subir des assauts de conquérants venus du Nord, sans parler des luttes intestines ou des guerres civiles, pour la possession de provinces ou de trônes, comme c’est justement le cas dans l’exemple pris par la Gîtâ, où cette guerre entre précepteur, parents et amis est particulièrement odieuse. L’éventualité qui s’offre est même plus encore qu’une guerre civile, c’est une lutte pour reconquérir des biens, un trône qui a été usurpé; Arjuna y est non seulement directement intéressé, mais indirectement aussi, par le devoir que lui dicte l’hérédité d’un conducteur d’hommes et d’un roi, qui est celui de sa race et de sa charge. Le problème s’impose donc avec toutes les apparences de la justice dans l’action, pour Arjuna, qui mesure exactement l’importance de la cause qu’il doit défendre13.

Depuis des milliers d’années, l’Inde brahmique ou bouddhique a répondu avec obstination par la négative, quand il s’agissait de tirer l’épée.

La réponse de la Gîtâ est plus proche de notre vie et tient compte, autant que se doit des obligations sociales; elle est aussi inattendue qu’originale et paraît être inattaquable, malgré qu’elle s’élève, en une superbe envolée, conforme à la philosophie hindoue, au-dessus des préjugés sociaux, de la morale courante, des superstitions humaines, des ignorances et des oppositions révoltantes entre la vie et la mort.

Voyons succinctement (car il n’est utile que de souligner le texte touchant ce sujet particulier) la solution que la Gîtâ apporte, quand se pose le problème de la guerre, dont nous parlions précédemment.

Arjuna, le guerrier à l’esprit déjà averti, avant que la mêlée ne s’engage, fait placer son char entre les deux armées, afin de contempler ces myriades d’hommes du camp adverse, qu’il va affronter, impatients de se battre ou de mourir pour une cause injuste.

C’est alors que son cœur s’émeut devant l’acte imminent, en voyant, non plus en imagination, mais en chair et en os, que tous les héros et grands archers adverses, qu’il va falloir tuer ou faire périr, sont de sa race, de sa nation, de sa propre famille et qu’ils constituent, en fait, l’essentiel de ce qui donne prix à sa propre vie et tout ce qu’il a connu jusqu’alors, aimé et respecté.

Il reçoit de cette vision un choc émotionnel, qui brouille ses yeux, le fait réfléchir d’un autre point de vue que celui de la justice de ses revendications, du point de vue humain et sentimental, et lui fait entrevoir toute l’horreur de la lutte fratricide sur le point de s’engager, pour l’obtention de biens matériels et d’une royauté, qui perdent désormais tout leur prix, s’ils doivent être payés par le sang des siens, de ceux qu’il affectionne et vénère.

Arjuna laisse alors tomber son arc divin et son carquois inépuisable et décide de mourir, de la main des siens (aveuglés par une passion de lucre haineuse) plutôt que d’avoir la responsabilité de leur mort, alors qu’il éprouve si vivement la sanglante vilénie d’une pareille conduite.

Pourtant, Arjuna est un guerrier et un fils de rois, homme sans tache, éduqué et qualifié pour continuer l’œuvre de son père, l’administration de son royaume (dont il est l’hériter légitime) et qui lui a été dérobé par félonie. Le devoir d’Arjuna, vis-à-vis de ses ancêtres et de son peuple, est de reconquérir le bien paternel.

C’est pourquoi, dès l’abord, Krishna (le Dieu déguisé en cocher auquel il demande conseil) lui rappelle son rang et sa tâche sociale en termes vifs, susceptibles de le galvaniser. Son destin est l’action, c’est ce que son peuple attend de lui et lui échoit de reconquérir son royaume, d’y faire régner la justice. Né guerrier, avec des obligations de protecteur pour ses sujets, il doit accomplir sa destinée.

Après avoir montré au combattant, dont le cœur est troublé, ce chemin qui s’impose à lui, le Dieu incarné ouvre devant l’esprit d’Arjuna, affaibli par l’épreuve, le livre de la connaissance, dont celui-ci n’a qu’une teinture superficielle (malgré les enseignements de ses maîtres, qui n’ont pas fortement marqué sa conscience).

Il lui indique et lui répète sous diverses formes que l’homme véritable n’est pas ces corps qui sont en face de lui, prêts à détruire ou être abattus. Ses rois, ainsi qu’Arjuna et lui-même (Krishna) sont des AMES, qui traversent la vie et la mort, sans en être affectés.

Quant aux corps, que ces âmes habitent, ils sont destinés à disparaître et cela ne doit pas bouleverser un sage, à l’esprit ouvert. L’âme humaine est un rayon divin, immortel, et doit évoluer de vie en vie, jusqu’à sa purification des attaches terrestres, qui marquera sa libération des renaissances.

Ces corps que tu vois, et dont la destruction prochaine t’afflige, n’existent qu’apparemment, ils sont un agrégat (transitoire et en constante évolution) de matériaux; leur destinée dans un proche avenir, est de se résoudre en leurs éléments. Qu’y a-t-il là d’affligeant ?

Pour les âmes de ces humains, comme la tienne et la mienne, elles ont toujours existé et existeront éternellement14.

Comme, d’autre part, il n’est pas de plus légitime action, pour un guerrier, qu’une juste bataille, il n’y a lieu de se lamenter, ni de trembler. Celui, dont c’est le destin, qui prend part à une bataille se présentant d’elle même, la porte du paradis s’ouvre à lui (par ce terme « paradis » emprunté aux Védas primitifs, Krishna se met au niveau d’Arjuna).

Alors que si tu ne combats pas pour le droit, tu abandonnes ton devoir et le péché t’échoit en partage. Voilà la règle de conduite, que tu sollicites !

Cependant, malgré que tu saches que ton devoir est de combattre et qu’en réalité tu ne risques nullement de tuer un homme ou d’être tué par lui, si l’idée de meurtrir ces corps que tu as appris à aimer et respecter demeure insupportable pour toi, et si tu crois qu’il y aura là péché, il s’offre un moyen pour t’aider, c’est de t’élever à un idéal plus haut que le conflit entre ta seule personne et celle de tes parents.

» Fais que l’affliction et le bonheur, la perte et le gain, la victoire et la défaite, soient équivalents pour ton âme, et ensuite jette-toi dans la bataille ; ainsi, tu ne pécheras pas. »

C’est là que siège l’originalité de la Gîtâ : l’action SANS DESIR DE FRUIT, l’action conçue comme sacrifice ou offrande à Dieu, celle qui n’entache pas, celle qui ne lie pas.

Nous sommes parvenus à l’un des sommets de la doctrine qu’apporte la Gîtâ : l’action sans intérêt15, sans but humain, sans la recherche de l’avantage qu’elle peut produire, même en bien (car dans le bien même l’homme cherche toujours un bénéfice personnel immédiat ou futur), l’action faite en tant qu’acte sacrificiel en offrande d’amour à Dieu.

Cette parole a retenti dans toute l’Inde, depuis que la Gitâ a été écrite et son influence (un peu à la manière de l’Imitation de J. C.), mais plus profondément, a marqué l’esprit hindou au cours des siècles; de nos jours, la voix de la Gîtâ résonne plus puissante encore, alors que l’influence du Bouddhisme diminue.

Il est à remarquer que l’œuvre pour Dieu, l’acte sacrificiel, qui implique le don constant de soi, des biens apparents et de nos activités à Dieu, a une grande analogie avec les disciplines visant à la foi totale et à la simplicité dans les moyens, qui ont pris naissance chez beaucoup de mystiques des religions occidentales16. Dans le catholicisme, le « Saint Abandon » de Dom Vital LEHODEY, la « Pratique de la Présence de Dieu » du Frère LAURENT, dans le protestantisme « En Christ » d’Austin SPARKS, dans le judaïsme « Les devoirs du Cœur » du Rabbin BACHYE, etc… sont autant de chemins similaires et aisés, pour faciliter l’approche et le contact avec Dieu, qui élève.

On peut même dire que ce besoin de dévouement, ce désir de consacrer tous les instants de sa vie à Dieu, est partout la caractéristique des vrais mystiques (également de certains philosophes, comme les stoïciens).

Il n’y a donc pas lieu de soulever ici la même objection que celle se présentant pour l’application de la « non-violence » de Gandhi, exigeant un peuple prédestiné par son hérédité, pratiquant foncièrement sa religion et croyant en la renaissance. Cette synthèse qu’est la Gîtâ a pris jour aux Indes, mais l’action sans le désir du fruit, le sacrifice constant à Dieu peuvent être d’application universelle, quelque soit la croyance du fidèle.

Ces modes de vie pour Dieu, appliqués déjà en Occident, ont pourtant le grave inconvénient de ne pas acheminer bien haut l’esprit du croyant qui s’y astreint. Ils ne peuvent conduire le mystique qu’à une sorte d’automatisme de la pensée. De plus, le dualisme du fidèle et du Dieu subsiste; enfin, la personnalité spirituelle de l’aspirant ne peut se dégager.

La voie d’apparence toute proche, que recommande la Gîta, conduit vers de plus nobles cimes.

En effet, c’est ce que la Gîtâ propose au guerrier incapable de se détacher de la vision de corps autour de lui et de son individualité relative, celui qui se croit faible (parce qu’homme) et seul, en présence d’autres hommes pareillement débiles, ses semblables.

Mais la Gîta ne considère cette attitude que comme un premier pas, pour libérer l’homme des conséquences avilissantes de ses actes, en attendant qu’il puisse atteindre une plus exacte et haute réalisation du Divin, qu’elle lui fait entrevoir. Et c’est cet aboutissement, qui est le but final de l’enseignement de Krishna.

Creusons un peu plus ce sujet du sacrifice. Quel intérêt Dieu peut-il avoir dans l’offrande que nous lui faisons de nos actions, et même dans notre propre don ?

Lorsqu’un enfant nous offre un gâteau, qu’il a plusieurs fois laissé tomber, qui est entamé et couvert de bave, nous faisons semblant de le manger avec plaisir, pour donner du prix à ce geste.

Le don de nos misérables petites actions et même de notre apparente réalité ne peuvent être d’aucun attrait pour Dieu, considérant surtout que nous sommes la résultante de Sa volonté.

Il n’y a là qu’un moyen de nous aider à nous approcher de Lui et c’est en ce sens qu’il revêt sa principale signification. C’est notre unique manière d’être susceptibles de recevoir Sa grâce, car nous ne pouvons nous libérer que près de Lui, tendus vers Lui, tant que nous limitons notre personnalité à notre corps.

« Celui qui Me voit partout et voit tout en Moi, pour lui Je ne suis jamais perdu, de même qu’il n’est jamais perdu, pour Moi. »

Mais, le véritable point de vue philosophico-religieux de la Gîtâ (ce vers quoi elle nous conduit) est que nos âmes seules sont notre personnalité réelle, et qu’elles sont éternelles, rayon de Dieu lui-même. Le sens du mot « âme » ici est cosmique ; il n’est pas là question de conscience individuelle née avec nous et distincte d’autres âmes ; il s’agit du principe de vie qui anime tout être et qui retournera au cosmos, lorsqu’il sera libéré par la mort de l’être. Ame (atman) est fraction de Dieu (Brahman).

Il n’est donc plus question pour une âme qui a pris conscience d’elle-même de sacrifier à Dieu, ou de se donner à Dieu, ce qui impliquerait une dualité, qui n’est pas.

La thèse de la Gîtâ est donc double, suivant qu’elle s’adresse à l’aspirant ou qu’elle vise l’adepte averti et déjà expérimenté :

L’un agit dans la vie, en ayant Dieu comme phare (ses actions sont illuminées, libérées de la nuit des ignorances humaines, qui ruinent tout idéal).

L’autre vit (et par suite agit), mais sans pensée terrestre, exclusivement dirigé par son âme, témoin imperturbable et inaltérable ; planant au-dessus de tout préjugé, de tout désir pour lui-même, comme dégagé de toute influence sociale. Celui-là n’accomplira que les actions en accord avec la vérité universelle, et s’harmonisant avec la Justice divine.

Nous avons maintenant l’essentiel de la réponse que fait la Gîtâ au problème de la guerre. Il est recommandé une attitude différente, suivant la catégorie d’hommes à laquelle nous appartenons.

1°) La masse : elle doit accomplir sa vie suivant les directives vers lesquelles la pousse son hérédité, ses devoirs, la société humaine dans laquelle elle subsiste. Si la guerre s’impose à elle, il est conforme à son destin et à son devoir de l’accepter, d’y coopérer, sans esprit de révolte, sans angoisse pour la violation des sentiments religieux qu’elle a pu acquérir.

La religion, pour la masse, s’exprime dans l’union spirituelle toujours plus étroite avec Dieu et, si l’acte même homicide est fait, par obligation sociale et sans haine, sans poursuite d’aucun but terrestre, dans un esprit de sacrifice à Dieu, cet acte n’est pas un péché, car l’âme fixée en Dieu reste pure. En effet, ce n’est pas l’acte qui est le péché, mais l’abaissement, la souillure de l’âme, qui en est la conséquence.

Il en résulte que la vie humaine, pour la masse, est une lente évolution, nécessaire, pour lui permettre de s’approcher progressivement d’un plan supérieur, dans lequel l’âme sera entièrement dégagée des servitudes terrestres parce qu’elle aura pris conscience qu’elle n’appartient pas à la terre. En effet, dès que l’esprit de l’homme est attentif à Dieu en tous les instants de sa vie, et lorsqu’il a entrevu le but, sa libération est commencée et les liens avec la terre sont rompus.

2°) L’élite — qui a découvert son âme, le véritable religieux — n’a plus à sacrifier à Dieu, car elle vit dans l’Absolu (l’unité). Pour ces affranchis, il n’existe plus d’amis ou d’ennemis ; tous sont, comme lui-même, des âmes éternelles et subtiles. Rien ne peut les atteindre et dès lors le problème de tuer ou d’être tué s’efface, de même que les attaches familiales (aucune distinction n’est plus possible entre les hommes) et les oppositions d’intérêt (aucun bien terrestre ne peut être d’un attrait quelconque pour l’âme).

L’homme ainsi établi solidement dans son âme plane au-dessus des conflits terrestres et, si elle accomplit une action humaine, ce ne sera que pour aider son semblable vers la libération. Rien d’autre ne peut l’attirer.

Cette réponse peut sembler décevante. Certains penseront : « quoi, c’est à cela que, pour la masse, aboutit un esprit divin (Krishna) averti, c’est ce que conseille ce Dieu incarné : tuer par ordre, faire la guerre en tous cas, lorsqu’elle s’impose à nous comme un devoir ? » Pour une philosophie qui domine tellement les préjugés sociaux et les ignorances humaines, il parait y avoir là déchéance.

Il n’y a ni régression, ni piétinement. Krishna entend rester dans la réalité relative qu’est la vie et ne demander des progrès qu’au fur et à mesure que l’homme est en état de les accomplir avec bénéfice spirituel.

L’homme qui ne voit que d’autres êtres vivants en face de lui, qui se croit un corps et différent des autres corps, qui s’opposent à lui, l’homme qui obéit aux appétits humains et aux passions qui le guident, comment celui-là pourrait-il comprendre qu’aucun des problèmes qui le hante n’a la moindre réalité absolue ou base morale quelconque. Même s’il s’abstenait de l’action, sur l’ordre du Dieu incarné, il ne s’améliorerait pas spirituellement, car il serait toujours le jouet de l’illusion des sens.

Le progrès moral ne peut s’obtenir d’actions, MEME MÉRITOIRES, accomplies par ordre et aveuglément. Le progrès ne se conquiert que par l’expérience. L’homme doit donc vivre l’existence matérielle, dans laquelle il est plongé, avec la seule aide de ses moyens du moment.

Mais, en attendant qu’il ait fait son évolution morale et spirituelle, il peut et il doit s’appuyer sur Dieu. Il suffit que ses actes soient conçus comme un sacrifice, une offrande à Dieu et ainsi, son chemin épuré du désir et de la poursuite d’avantages terrestres, le conduira progressivement au niveau supérieur.

Et les degrés de cette ascension sont nettement tracés, ils s’imposeront peu à peu (si cette discipline est prise à la lettre, comme elle est donnée) avec sérieux et constance, L’âme se familiarisera ainsi chaque jour davantage avec la pensée de Dieu, elle atteindra alors le second échelon, stade important : Dieu deviendra le témoin impassible des actes journaliers. Puis, le fossé entre Dieu et l’adepte se comblera. Le témoin et l’individu se confondront. Finalement Dieu lui-même agira seul et l’âme sera fondue en Dieu, dégagée et désintéressée de tout objet matériel.

Mais, dira-t-on encore : « combien de siècles alors resterons-nous dans l’obscurité et les luttes fratricides ? Votre moyen est lent et individuel, il n’améliorera pas la société ! ».

Que savons-nous de l’importance qu’à notre temps, par rapport à celui en lequel compte Dieu? Le temps des hommes est une notion arbitraire et humaine. Nos siècles figurent peut-être pour la valeur d’un jour, dans le calendrier divin, en admettant que le temps soit un moyen d’observation pour Dieu, ce qui concernant l’Éternel, ne repose sur aucune base ayant quelque apparence de vraisemblance.

Par ailleurs, quand un nombre croissant d’humains vivra en Dieu, se détachera du désir et de la haine, il y aura progrès social en proportion peu à peu, en fonction des possibilités d’adaptation de l’humanité, les yeux de l’homme s’ouvriront sur la réalité éternelle et aucune propagande entraînant à la guerre ne sera susceptible de tromper les masses clairvoyantes. Alors, même si les gouvernements, obéissant à des buts égoïstes et personnels, désireraient un conflit, ils seraient contraints d’y renoncer, car pour le meurtre en commun il est indispensable de s’appuyer sur le peuple (appelé l’opinion publique).

La Gîtâ est la méthode progressive, c’est l’enseignement sans contradiction. L’Église nous dit : « ne tuez pas » mais, pour la guerre, elle vous excuse de pratiquer le meurtre ; elle vous trouve des justifications. Il y a là inconséquence et contradiction, qui détruit la valeur de la Loi.

La Gîtâ ne vous interdit pas l’action (chose d’ailleurs impossible), car vivre c’est agir et, pour la guerre, celle-ci répondant à l’état social dans, lequel vous êtes plongé, elle s’impose â l’homme.

Mais la Gîtâ, dans l’action, ancre votre mental en Dieu, et, ce faisant, elle soustrait votre âme aux passions qu’entraîne l’acte, elle vous montre le plan supérieur, en guidant fermement vos pas pour y accéder expérimentalement.

Evidemment, cet exposé est très écourté, car il ne peut se substituer au texte si riche. Il est indispensable d’étudier à fond la Gîtâ et son interprétation17 pour comprendre toute la portée et la valeur de cet enseignement. Ainsi que déjà remarqué, celui-ci ne se limite ni à la guerre, ni même à la seule vie humaine. Il donne une grande explication du monde et nous fait pénétrer la signification profonde de l’existence, même dans ses contradictions apparentes.

La Gîtâ est la parole qui éclaire, celle que tout homme attend et qu’il ne peut découvrir en aucun autre livre, dit de sagesse. C’est le savoir qui se révèle à l’automne de la vie.

1 Pour répondre au désir de M. H. Corcos, qui nous envoie cet article du Midi de la France, où il réside, nous faisons remarquer que cette étude s’adresse à des Français, Mais les observations qu’elle contient sont si générales qu’elles gardent leur valeur par delà les frontières.

2 Si l’on suppose qu’il s’agissait pour la Russie de gagner du temps, c’était d’abord un calcul criminellement égoïste, puisque ce répit était obtenu au prix de la mise à sac d’autres nations. Ce même délai eut pu être gagné en ne s’alliant pas à Hitler, qui ainsi, ayant une menace à l’Est et à l’Ouest, aurait manœuvré encore et ne serait pas entré en guerre en 1939.

3 Armée, d’ailleurs, à l’aide des matières premières fournies bénévolement par l’Angleterre et la France, ce qui est le comble de l’inconscience.

4 Il serait injuste de faire peser la responsabilité de ces dissentiments sur les seuls partis de gauche ; l’égoïsme bourgeois et capitaliste sait fort bien attiser et au besoin provoquer le feu, en combattant ces partis.

5 Je ne comprends pas parmi ceux-ci les membres de la Peace Pledge Union anglaise, car je réprouve un mouvement de groupe qui, au moyen d’une propagande, exige de ses adeptes un serment. Cet engagement, arraché dans l’enthousiasme d’une réunion publique à l’esprit de sacrifice d’une jeune conscience, est inadmissible. Combien de ces juvéniles et imprudents champions du pacifisme, sur l’esprit desquels on aura pesé, sans aucun droit, regretterons plus tard leur geste, lorsqu’ils se trouveront en présence de la réalité. Cette décision, d’une gravité exceptionnelle, ne peut être prise à la légère et sous la pression laïque d’un groupement sans responsabilité.

6 Les livres de théologie à l’usage des prêtres catholiques admettent que la guerre défensive est légitime. Outre qu’il est souvent difficile de savoir quand une guerre est défensive, lorsqu’elle se déclenche, on doit conclure que ces théologiens jonglent bien habilement avec la pensée, pour tirer une telle conclusion d’un texte qui condamne toute guerre aussi formellement.

7 Nous verrons plus loin pourquoi ils ne peuvent se borner à être passifs.

8 L’armée internationale n’est, sans doute, même pas un stade d’évolution indispensable. Une sérieuse et efficace surveillance des industries, dans chaque pays pour signaler toute fabrication de guerre éventuelle, avec, comme moyen de répression, de rigoureuses sanctions économiques internationales (assurant le blocus et l’arrêt de toutes relations commerciales avec le contrevenant) suffirait très probablement.

Comme nous l’avons vu, aucune nation ne peut désormais vivre isolée et ses velléités d’impérialisme ou d’indépendance seraient ainsi aisément réprimées. Alors, l’armée internationale éliminée, le dernier vestige du militarisme disparaîtrait. Il n’existerait plus (quel soulagement) d’hommes ayant pour métier : l’art de tuer beaucoup et rapidement d’autres hommes. Tout une caste pesant lourdement sur les budgets nationaux, ayant régenté le monde durant de trop longs siècles, s’évanouirait, prenant place parmi les cauchemars du passé.

9 Il est affligeant d’avoir à mettre en cause les États-Unis (nos libérateurs), mais il s’agit là d’un fait. Son importance est capitale et nous devons le noter.

10 Plus tard Gandhi a pris connaissance des écrits sacrés de l’Inde, les plus antiques, comme les plus proches, qui tous sont bien antérieurs à T. S. et il y a trouvé, sur ce sujet du « mal » des enseignements parallèles, qui l’ont conduit vers l’universalisme religieux : « Ma religion ne connaît pas de frontières géographiques. Les Védas sont divins. La Bible est divine. Le Coran est divin. »

C’est un vibrant appel à la fraternisation spirituelle de tous les peuples de la terre.

11 La révolte des bras croisés (qui arrête la vie du pays) le boycottage des marchandises étrangères, la fabrication à la main par les hindous eux-mêmes de leurs vêtements, dans la famille ou le village.

12 Ceci nous apparait comme une idée personnelle, qui sera approuvée par beaucoup, mais ne présentant qu’un intérêt et une originalité assez minimes. Il faut songer au pays où cette parole a été prononcée. Depuis des millénaires aux Indes les brahmanes ont traditionnellement droit à être nourris et entretenus. La loi de Manou en fait la prescription formelle et par le plus menu détail et elle complète cette règlementation par l’interdiction aux brahmanes de s’astreindre à tout travail, de pratiquer tout commerce.

Cette mise à part et à charge d’une classe a engendré peu à peu la coutume de faire la charité à tout prêtre régulier ou non, à tout moine ou saint. La tradition a même répandu l’usage que les hommes cherchant Dieu devaient voyager à pied, avec une seule robe, et mendier leur nourriture en chemin, pour réduire leur orgueil et donner une occasion a quiconque de faire une bonne action.

La raison profonde, pour tendre la main, semble être que l’homme qui vit pour et en Dieu ne doit se préoccuper en rien de sa guenille.

Naturellement des bateleurs et des charlatans se glissent derrière les amants de Dieu et abusent de l’ignorance populaire ; cela est inévitable. Mais l’exercice de la charité, malgré ces abus, est devenu une institution nationale caractéristique de l’Inde.

Gandhi émet donc une idée singulièrement révolutionnaire, en criant que tout homme pouvant travailler n’a pas le droit à un repas. Il s’oppose ainsi à l’un des concepts religieux le plus respecté et le plus antique, chez son peuple. Cela souligne l’audace de pensée et le désir de s’adapter de ce lutteur vraiment exceptionnel. Rien ne l’effraye, aucun préjugé ne le paralyse.

13 Songez, par comparaison, au soldat occidental, qui n’est qu’une unité anonyme dans une multitude et ignore généralement les véritables buts de la guerre, lorsqu’il reçoit l’ordre de mobilisation. De plus, ses chances de recevoir des avantages personnels, en cas de victoire, sont assez minces ; mais, il est certain d’avance que les charges de toutes sortes pèseront pleinement et lourdement à ses épaules, si l’issue de la guerre est malheureuse.

Cependant, malgré la situation différente, le problème reste le même : « doit on commettre le meurtre en commun… avec, ou sans apparence, de motifs justifiés ? »

14 Evidemment, le lecteur ignorant tout de la philosophie hindoue est surpris par cette thèse et n’en saisit pas toute la portée. Une étude plus complète des principales doctrines et notamment du Védantisme s’impose, dans ce cas.

Le mot « âme » est pris ici dans l’acceptation hindoue de « jîva » qui est infiniment plus vaste qu’en Occident.

Rappelons aussi le passage de Matthieu (10/28) que peu de chrétiens conservent en mémoire et qui s’apparente à l’affirmation de Krishna : « Ne craignez pas ceux qui tuent le corps et qui ne peuvent tuer l’âme ; craignez plutôt Celui qui peut faire périr l’âme et le corps dans la géhenne. »

15 Et non pas seulement en ce qui concerne la guerre, mais pour tous les actes de la vie courante.

16 Les religions appelées ici occidentales ont pris naissance en Orient et sont répandues dans le monde ; elles ne justifient ce qualificatif que parce que nous nous adressons à leurs adeptes d’Occident.

17 Collection des Grands Maitres Spirituels dans l’Inde Contemporaine — La Bhagavad-Gita interprétée par Shri Aurobindo.