(Revue Question De. No 50. Novembre-Décembre 1982)
Les témoignages littéraires consacrés à Gurdijieff évoquent, avec abondance, la faculté qu’il avait de tirer parti des moindres circonstances de la vie quotidienne pour éveiller ses élèves. Il suffisait bien souvent de l’approcher pour se trouver d’emblée mobilisé, affecté à quelque tâche inattendue et accueilli au sein d’une exemplaire « convivialité ». En sa présence chacun se sentait aiguisé dans sa conscience et son humanité. Dans ce climat d’enseignement permanent se dégageaient néanmoins des temps forts, où selon une rigueur quasiment rituelle, s’exerçait telle ou telle approche spécifique du « travail sur soi ». Les réunions des différents « groupes » et les classes de « mouvements » en constituaient l’expression la plus régulière.
Certains livres comme « Fragments d’un enseignement inconnu » de P.D. Ouspensky et « Gurdjieff parle à ses élèves » donne une transcription fidèle des paroles de Gurdjieff et rendent compte de la diversité de son discours et de ses méthodes didactiques. Ces publications, néanmoins, se rapportent à une période ancienne gravitant autour des années 20. De la période ultime de son enseignement — les années 40 — qui fut particulièrement intense, nous présentons un extrait qui permettra peut-être de ressentir l’art qu’avait Gurdjieff de s’adresser à l’être entier pour l’appeler à une transformation intérieure.
Vous verrez que dans la vie vous recevez exactement ce que vous donnez. Votre vie est le miroir de ce que vous êtes, elle est à votre image. Vous êtes passifs, aveugles, exigeants. Vous prenez tout, vous acceptez tout, sans jamais ressentir d’obligation. Votre attitude devant le monde et devant la vie est l’attitude de celui qui a le droit d’exiger et de prendre. Qui n’a besoin ni de payer ni de gagner. Vous croyez que toutes les choses vous sont dues, simplement parce que c’est vous ! Tout votre aveuglement et là ! Cela n’arrête pas votre attention. C’est pourtant ce qui, en vous, sépare un monde d’un autre monde.
Vous n’avez pas de mesure pour vous mesurer. Vous vivez uniquement d’après « cela me plaît » ou « cela ne me plaît pas ». C’est dire que vous n’avez d’appréciation que pour vous-même. Vous ne reconnaissez rien au-dessus de vous —théoriquement, logiquement peut-être, mais réellement, non. C’est pourquoi vous êtes exigeants et continuez de croire que toutes les choses sont bon marché, que vous avez dans votre poche de quoi tout acheter si vous le désirez. Vous ne reconnaissez rien au-dessus de vous, ni au dehors ni en vous-même. C’est pour cela, je le répète, que vous n’avez pas de mesure et vivez passivement selon votre bon plaisir.
Oui, votre « appréciation de vous-même » vous aveugle ! Elle est le plus grand obstacle à une vie nouvelle. Il faut pouvoir franchir cet obstacle, ce seuil, avant d’aller plus loin. C’est le test qui divise les hommes en deux sortes : « l’ivraie » et « le bon grain ». Aussi intelligent, aussi doué, aussi brillant que soit un homme, s’il ne modifie pas son appréciation de lui-même, il sera perdu pour un développement intérieur, pour un travail en vue de la connaissance de soi, pour un véritable devenir. Il restera tel qu’il est toute sa vie. La première demande, la première condition, le premier test pour celui qui désire travailler sur lui-même est de changer son appréciation de lui-même. Il doit non pas s’imaginer, non pas simplement croire ou penser, mais voir des choses en lui-même qu’il n’avait pas vues auparavant, les voir réellement. Jamais son appréciation ne pourra changer tant qu’il ne verra rien en lui-même. Et pour qu’il voie, il faut qu’il apprenne à voir : c’est la première initiation de l’homme à la connaissance de soi.
Avant tout il faut qu’il sache ce qu’il doit regarder. Une fois qu’il le sait, il doit faire des efforts, tenir son attention, regarder constamment, avec ténacité. À force de maintenir son attention, de ne pas oublier de regarder, un jour peut-être il pourra voir. S’il voit une fois, il peut voir une seconde fois, et si cela se répète il ne pourra plus ne pas voir. C’est là l’état à rechercher le but de notre observation ; c’est de là que naîtra le vrai désir, le désir irrésistible de devenir ; de froids nous deviendrons chauds, vibrants ; nous serons touchés par notre réalité.
Aujourd’hui nous n’avons que l’illusion de ce que nous sommes. Nous nous estimons trop. Nous ne nous respectons pas. Pour que je me respecte, il faut que j’aie reconnu en moi une partie supérieure aux autres parties, et que par mon attitude envers elle je témoigne du respect que j’ai pour elle. De cette manière je me respecterai moi-même. Et mes relations avec les autres seront régies par le même respect.
Il faut comprendre que toutes les autres mesures, le talent, l’instruction, la culture, le génie, sont des mesures changeantes, des mesures de détail. La seule mesure exacte, jamais changeante, objective, seule réelle, est la mesure de la vision intérieure. JE vois — JE me vois — avec cela vous avez mesuré. Avec une partie supérieure, réelle, vous en avez mesuré une autre, inférieure, réelle elle aussi. Et cette mesure, définissant par elle-même le rôle respectif de l’une et l’autre partie, vous amènera au respect de vous-même.
Mais vous verrez que ce n’est pas facile. Et ce n’est pas bon marché. Il faut payer cher. Pour les mauvais payeurs, les paresseux, les parasites, pas d’espoir. Il faut payer, payer cher et payer tout de suite, payer d’avance. Payer de soi-même. Par des efforts sincères, consciencieux, désintéressés. Plus vous serez prêts à payer sans vous ménager, sans tricher, sans aucune falsification, plus vous recevrez. Et dès lors vous ferez connaissance avec votre nature. Et vous verrez toutes les ruses, toutes les malhonnêtetés auxquelles elle recourt pour ne pas payer argent comptant. Parce qu’il faut payer avec vos théories gratuites, avec vos convictions enracinées, avec vos préjugés, vos conventions, vos « ça me plaît » et « ça ne me plaît pas ». Sans marchander, honnêtement, sans faire semblant. En essayant « sincèrement » de voir tandis que vous utilisez votre fausse-monnaie.
Essayez un moment d’accepter l’idée que vous n’êtes pas ce que vous croyez être, que vous vous estimez trop, donc que vous vous mentez à vous-même. Que vous vous mentez toujours, à chaque instant, toute la journée, toute votre vie. Que le mensonge vous gouverne à tel point que vous ne pouvez plus le contrôler. Vous êtes la proie du mensonge. Vous mentez partout. Vos relations avec les autres, mensonge. L’éducation que vous donnez, les conventions, mensonge. Votre enseignement, mensonge. Vos théories, votre art, mensonge. Votre vie sociale, votre vie de famille, mensonge. Et ce que vous pensez de vous-même, mensonge, également.
Mais vous ne vous arrêtez jamais à ce que vous faites ni à ce que vous dites, parce que vous croyez en vous. Il faut s’arrêter intérieurement et observer. Observer sans parti-pris. En acceptant pour un temps cette idée du mensonge. Et si vous observez de cette manière, en payant de vous-même, sans vous apitoyer, en donnant toutes vos prétendues richesses pour un moment de réalité, peut-être verrez-vous tout à coup ce que vous n’avez encore jamais vu en vous jusqu’à ce jour. Vous verrez que vous êtes autre que ce que vous croyez être. Vous verrez que vous êtes deux. Celui qui n’est pas mais qui prend la place et joue le rôle de l’autre. Et celui qui est, mais si faible, si inconsistant, qu’à peine apparu, il disparaît immédiatement. Il ne supporte pas le mensonge. Le moindre mensonge le fait défaillir. Il ne lutte pas, il ne résiste pas, il est vaincu d’avance. Apprenez à regarder jusqu’à ce que vous ayez vu la différence entre vos deux natures, jusqu’à ce que vous ayez vu le mensonge, l’imposture en vous. Lorsque vous aurez vu vos deux natures, ce jour-là, en vous, la vérité sera née.