Claude Tresmontant
Quelques commentaires sur la question de l'origine

Le titre est de 3e Millénaire A propos d’un texte du professeur Hamburger Monsieur Robert Décout, Rédacteur en Chef de La Voix du Nord, nous a demandé de commenter le texte suivant, extrait de l’ouvrage du professeur Hamburger, La Puissance et la fragilité, p. 168. L’intérêt de ce texte est de montrer comment un scientifique […]

Le titre est de 3e Millénaire

A propos d’un texte du professeur Hamburger

Monsieur Robert Décout, Rédacteur en Chef de La Voix du Nord, nous a demandé de commenter le texte suivant, extrait de l’ouvrage du professeur Hamburger, La Puissance et la fragilité, p. 168. L’intérêt de ce texte est de montrer comment un scientifique de haut grade peut aisément tout embrouiller dès lors qu’il quitte le domaine de sa compétence pour s’égarer dans le domaine de l’analyse philosophique. Mon explication de texte (1980) n’a pas été publiée par La Voix du Nord.

« La règle qui veut que tout ait une cause et un commencement est à la mesure de tous les petits événements de notre actuelle vie quotidienne ; mais il n’est pas sûr qu’elle demeure une règle pour les problèmes de nature et d’échelle aussi différentes que l’origine du monde.

Il n’est pas plus déchirant d’imaginer que la question de l’origine du monde est un non-sens, qu’il n’est déchirant d’imaginer les géométries non euclidiennes où la limitation du nombre des dimensions devient un anthropomorphisme désuet. La curiosité qui nous pousse à nous interroger sur nos origines devient alors un désir fondé sur une illusion d’optique, une question vulgaire si l’on peut utiliser cette épithète pour exprimer que seule n’y peut échapper la foule des hommes n’ayant pas la préparation scientifique nécessaire à l’intelligence des règles actuelles de recherche de la vérité.

Si donc j’avais l’honneur d’être croyant, je ne chercherais pas à démontrer l’existence de Dieu par la nécessité logique d’un créateur… »

Nous citons les propositions du professeur Hamburger, et nous numérotons les propositions, pour en faire plus clairement l’analyse.

Proposition I. « La règle qui veut que tout ait une cause et un commencement est à la mesure de tous les petits événements de notre actuelle vie quotidienne ; mais il n’est pas sûr qu’elle demeure une règle pour les problèmes de nature et d’échelle aussi différentes que l’origine du monde. »

Réponse :

1. Dans cette proposition I, le professeur Hamburger associe en une seule phrase des notions et des problèmes tout à fait distincts et qui ne doivent pas être confondus :

a) la question de la cause, qui est un problème à la fois scientifique et philosophique ;

b) la question du commencement, qui relève des sciences expérimentales ;

c) la question de l’origine, qui relève de l’analyse philosophique.

2. « La règle qui veut que tout ait une cause et un commencement… »— Il n’y a pas de règle qui veuille que tout ait une cause et un commencement. Il existe un fait constaté par toutes les sciences de l’Univers et de la nature, c’est que tout, dans l’Univers et dans la nature, comporte un commencement. C’est même l’une des grandes découvertes des temps modernes, et plus précisément des temps modernes. Aristote pensait que l’Univers est éternel et que les espèces vivantes le peuplent depuis une éternité. Nous, nous savons que tout a commencé dans l’Univers : la vie a commencé il y a trois ou quatre milliards d’années ; chaque espèce vivante a un âge ; chaque groupe zoologique a un âge ; l’homme a un âge, récent. Nous savons que notre planète, la Terre, a environ quatre milliards et six cents millions d’années ; notre système solaire environ cinq milliards d’années ; notre galaxie environ dix milliards d’années ; quant à l’ensemble des galaxies, c’est-à-dire l’Univers, nous savons maintenant qu’il a environ quinze milliards d’années, et les astrophysiciens nous décrivent maintenant les premières secondes de l’Univers, fraction de seconde par fraction de seconde. Nous avons déjà exposé tout cela.

Lorsque donc le professeur Hamburger écrit que la règle qui veut que tout ait un commencement est à la mesure de tous les petits événements de notre actuelle vie quotidienne, mais qu’il n’est pas sûr qu’elle demeure une règle pour les problèmes d’ordre cosmologique, ou bien il plaisante ou bien il n’est pas bien au courant de ce qui se passe depuis trente ou quarante ans en cosmologie. Il faut donc qu’il lise les bons ouvrages d’initiation à la cosmologie moderne. En tout cas, le professeur Hamburger sait très bien que l’histoire naturelle des espèces vivantes est une histoire qui comporte une série de commencements.

Tout dans l’Univers comporte un commencement, y compris les atomes, chaque espèce d’atome. Cela ne relève pas de la métaphysique, mais de la physique, de l’astrophysique, de la chimie et de l’histoire naturelle.

3. Passons maintenant à la question de la cause et à la question de l’origine. Ce sont des notions tout à fait différentes de celle de commencement. La notion de commencement relève du domaine et de la compétence des sciences expérimentales. Ce sont les sciences expérimentales qui nous font connaître que tout dans l’Univers a commencé d’être, et la genèse d’une galaxie n’est certes pas un « petit événement de notre actuelle vie quotidienne ». Les notions de cause et d’origine relèvent d’une analyse plus complexe. Si je recherche quelles sont les causes de la guerre de 1914-1918, ou les causes du nazisme, ou les causes du cancer, ou les causes de l’évolution biologique, je cherche à comprendre l’existence d’un fait. Si je recherche les causes du cancer — le professeur Hamburger le sait — je recherche les causes physiques, chimiques, physiologiques, d’un phénomène physique, biologique, qui relève d’ailleurs du second Principe de la Thermodynamique, compris au sens large : la dégradation de l’information, le bruit. Si je recherche les causes de l’évolution biologique, c’est plus difficile, car je cherche alors à comprendre la croissance de l’information génétique au cours du temps.

Or l’intelligence humaine cherche partout et toujours à comprendre l’existence de ce qu’elle constate dans son expérience. C’est cela la science. La science ne se contente pas de constater les faits, les faits de genèse ou les faits de corruption, elle cherche à comprendre, c’est-à-dire qu’elle recherche les causes. C’est même cela que Claude Bernard, l’illustre théoricien de la méthode expérimentale, a appelé le déterminisme : à savoir que tout ce qui existe dans notre expérience a une cause ; une maladie, par exemple, comporte une cause. Il faut la rechercher. Une création, dans la nature, par exemple la création d’un nouveau groupe zoologique, comporte aussi une cause. Il faut la rechercher.

4. La question de l’origine : c’est-à-dire : d’où cela vient ? Un fleuve comporte une origine. Un bruit qui court, une calomnie, comportent aussi une origine. Un livre que je trouve en librairie comporte une origine : son auteur. Un enfant qui se promène dans la rue a une origine : ses parents. Un feu allumé dans ma maison ou dans la forêt comporte une origine : celui qui l’a allumé. Pour trouver l’origine d’un fait, d’un événement, il faut donc procéder à une analyse. Car l’auteur d’un livre n’est pas visible à première vue dans le livre, ni le tabac dans le cancer du poumon, ni le savant dans la découverte dont il est l’auteur.

Commencement, cause, origine : des notions distinctes, donc, et qui ne doivent pas être mêlées. Dans notre expérience, tout commence, et tout ce qui commence comporte une cause, qu’il faut rechercher, et une origine, qu’il faut découvrir. Sinon, c’en est fini de la science.

5. La question est maintenant de savoir si l’on peut appliquer cette recherche des causes et de l’origine à l’Univers lui-même, considéré dans son ensemble, ou plutôt dans sa totalité. Le professeur Hamburger le nie. Pourquoi le nie-t-il ? Il nous dit que c’est une illusion, dans un texte que nous allons lire bientôt. C’est ce que nous allons voir. Mais notons pour finir l’examen de la proposition n° I du professeur Hamburger qu’il n’y a aucune règle valable qui veuille que tout ait une cause et un commencement. Nous constatons que dans notre expérience tout comporte un commencement, et nous recherchons la cause de ce commencement d’être. Mais cela ne prouve pas que tout être, quel qu’il soit, comporte un commencement et une cause. Par exemple Dieu, s’il existe, ce qu’il faut établir, ne comporte pas de commencement ni de cause.

Le professeur Hamburger présente les choses de la manière suivante : il y a des gens qui prétendent que tout a une cause et un commencement. Par conséquent l’Univers a une cause et un commencement. Ce qui, pensent-ils, les conduit à Dieu.

Ainsi présenté, le raisonnement est en effet ridicule, mais aucun métaphysicien qui connaît son métier ne procédera ainsi. Car en effet tout dépend de la valeur de la proposition initiale, la fameuse règle qui veut que tout ait une cause ou un commencement. Or cette règle, que vaut-elle ? Comment est-elle établie ? Que peut-on en tirer ? Nous l’avons vu : ce qui est établi, et bien établi, c’est que tout, dans notre expérience, comporte un commencement, et que de tout fait, dans notre expérience, nous recherchons la cause et l’origine. Mais cela ne nous permet aucunement de poser en principe que tout être, quel qu’il soit, comporte un commencement et une cause ; car Dieu, s’il existe, n’en comporte pas. Nous ne pouvons pas partir d’une soi-disant règle posée a priori et portant sur l’universalité des êtres. Nous ne pouvons partir que de l’expérience concrète, et nous ne pouvons procéder que par une analyse inductive. Mais comment ? C’est ce que nous tenterons de montrer dans notre prochaine chronique.

Le professeur Hamburger poursuit : (proposition II) : « Il n’est pas plus déchirant d’imaginer que la question de l’origine du monde est un non-sens, qu’il n’est déchirant d’imaginer des géométries non euclidiennes… La curiosité qui nous pousse à nous interroger sur nos origines devient alors un désir fondé sur une illusion d’optique, une question vulgaire si l’on peut utiliser cette épithète pour exprimer que seule n’y peut échapper la foule des hommes n’ayant pas la préparation scientifique nécessaire à l’intelligence des règles actuelles de recherche de la vérité. »

Le professeur Hamburger conclut (proposition III) : « Si donc j’avais l’honneur d’être croyant, je ne chercherais pas à démontrer l’existence de Dieu par la nécessité logique d’un créateur… »

Réponse :

1. La question de l’origine de l’Univers, et la question des géométries non euclidiennes n’ont aucun rapport. La possibilité et la légitimité des géométries non euclidiennes sont apparues dès lors que des géomètres ont essayé de voir ce qui se passait si l’on ne tient pas compte du célèbre postulat d’Euclide concernant les parallèles : par un point, il ne peut passer qu’une seule parallèle à une droite donnée. Si l’on ne tient pas compte de ce postulat, que se passe-t-il ? Les géomètres ont pensé qu’on allait aboutir à des catastrophes, et que par là, on aurait démontré enfin le fameux postulat d’Euclide, par l’absurde. Or, il n’est rien arrivé de tel. Si l’on ne tient pas compte du postulat, une géométrie se développe, parfaitement cohérente, et qui n’implique pas contradiction.

Cela n’a strictement rien à voir avec la question de l’origine du monde et la question de l’origine du monde n’est aucunement une question qui relèverait d’une illusion d’optique.

Voyons cela de près. Nous constatons que dans l’Univers tout a commencé : l’Homme, le dernier apparu, les Mammifères, les Vertébrés, les premiers êtres vivants, la Terre, le système solaire et notre galaxie ; l’ensemble des galaxies a commencé, puisque chacune d’elles a commencé. Si tout dans l’Univers a commencé, comment l’Univers, lui, n’aurait-il pas commencé ?

Une fois qu’on a établi le fait du commencement de tout ce qui existe dans l’Univers et dans la nature, il faut se demander : comment comprendre ce fait. Bien entendu, on peut se contenter de constater le fait, sans chercher à le comprendre. Ne pas chercher à comprendre, c’était, paraît-il, un conseil que l’on donnait autrefois aux conscrits durant leur service militaire, mais ce n’est pas un conseil que l’on puisse donner au savant. Le savant, lui, cherche à comprendre. Il cherche même à comprendre l’origine de la vie. Car enfin, il y a cinq milliards d’années, dans notre système solaire, il n’y avait pas d’êtres vivants. Or ils sont apparus, il y a trois ou quatre milliards d’années. Faut-il se contenter de constater le fait, ou bien faut-il s’efforcer de le comprendre ? Tous les savants du monde, aujourd’hui, cherchent à le comprendre. Au cours du temps, au cours de l’histoire naturelle des espèces vivantes, l’information génétique augmente. Il y a plus d’information génétique dans les noyaux des cellules du Diplodocus que dans les bactéries. Il y a plus d’information génétique dans les noyaux des cellules de l’Homme que dans celles du Diplodocus. L’information génétique augmente au cours du temps : faut-il se contenter de constater le fait, ou bien faut-il tenter de le comprendre ? Si l’Univers a commencé, comme le pensent les astrophysiciens aujourd’hui (question de fait), faut-il se contenter de constater ce fait, ou bien faut-il tenter de le comprendre ? La question de la cause et de l’origine se pose dès lors que l’on tente de comprendre ce qui existe, ce qui commence, et tous les êtres de la nature et de l’Univers ont commencé. Ou bien donc l’on renonce à comprendre ce qui est ou bien l’on s’aventure sur le terrain de la recherche des causes.

Mais comment faire pour l’Univers considéré dans sa totalité ? Il ne faut pas du tout partir d’une soi-disant règle posée a priori, d’un soi-disant principe de causalité posé a priori et prétendument universel. Il faut d’abord apprendre à voir, avec les yeux de l’esprit, avec les yeux de l’intelligence, une évidence première, fondamentale, reçue par l’humanité entière : du néant absolu, de la négation de tout être, quel qu’il soit, aucun être ne peut surgir. S’il y a néant absolu, alors éternellement il y aura néant absolu, le néant absolu est stérile. Il faut d’abord s’habituer à voir clairement cette évidence première.

Ensuite, il faut raisonner. Si l’Univers a commencé, comme nous le disent les astrophysiciens aujourd’hui, et s’il est le seul être, ou la totalité de l’être, comme le prétend l’athéisme, alors, avant qu’il ne commençât, c’était bien le néant absolu, la négation de tout être. Et donc, de ce néant absolu, aucun être ne pouvait surgir, naître. Or l’Univers, il est là, et nous sommes dedans, nous en faisons partie, nous en sommes un élément. Si l’Univers a commencé, comme nous le disent les astrophysiciens, il est impossible qu’il ait surgi seul du néant absolu. Cela est impossible, impensable, car du néant absolu, rien ne peut surgir.

L’athéisme est une philosophie qui prétend que l’Univers est le seul être, ou la totalité de l’être. Si l’Univers a commencé, comme nous le disent les astrophysiciens, alors l’athéisme est impossible et impensable, car il est impossible et impensable que la totalité de l’être surgisse du néant absolu, ou négation de tout être.

Comme on le voit, nous ne sommes pas du tout partis d’une soi-disant règle posée a priori, celle que le professeur Hamburger invoquait au début (proposition I), mais nous sommes partis de l’expérience et nous avons procédé à une analyse simple.

Le problème de l’origine de l’Univers ne relève donc pas du tout d’une illusion d’optique, contrairement à ce que dit le professeur Hamburger mais d’une simple analyse du fait que l’Univers entier a commencé et que tout en lui a commencé. On peut bien entendu se refuser à cette analyse et c’est ce que fait le professeur Hamburger, mais ce refus est totalement arbitraire, non justifié, et il ne peut surtout pas, ce refus, se fonder sur la science. Le mépris que le professeur Hamburger exprime à l’égard de « la foule des hommes » qui, n’ayant pas une préparation scientifique suffisante, s’obstine à poser la question de l’origine radicale de l’Univers, ce mépris n’est pas fondé en raison. Le professeur Hamburger n’a pas l’habitude de l’analyse philosophique, cela se voit. Il ne sait pas comment on traite, par l’analyse rationnelle, un problème métaphysique. On ne saurait le lui reprocher. Mais cela ne lui donne pas le droit d’afficher un mépris superbe pour une discipline rationnelle qu’il ignore manifestement et surtout pas celui de laisser penser que ce mépris a une base scientifique. Non, il n’en est rien. Ce mépris tient simplement à la formation philosophique du professeur Hamburger qui, ne sachant pas ce qu’est une analyse métaphysique, se croit autorisé à mépriser ce qu’il ignore, comme un sourd mépriserait la musique. Ce sont au contraire, aujourd’hui, les découvertes scientifiques qui imposent, et de plus en plus, une analyse philosophique.

Conclusion :

La conclusion du professeur Hamburger (proposition III) doit donc se retourner de la manière suivante : Si j’avais l’honneur d’avoir été initié à cette analyse rationnelle qui est l’analyse métaphysique, je saurais que le problème de l’origine de l’Univers s’impose à l’intelligence humaine aujourd’hui plus que jamais ; je saurais que tout commencement d’être dans l’Univers et dans la nature impose et appelle une analyse qui permette de comprendre l’existence de ce qui est et de ce qui commence ; et je verrais, en conduisant mon analyse jusqu’au bout, que la question de l’existence de Dieu n’est pas une question qui relève de la « croyance », mais une question qui relève de l’analyse, de la raison et de l’intelligence. Il ne faut pas refouler l’intelligence. C’est encore plus dangereux et malsain que de refouler les instincts.