Louis-Vincent Thomas
Quelques croyances apaisantes contre la mort

L’un des procédés les plus efficaces pour contester les effets annihilants de la mort est d’en faire une néantisation seulement de l’apparence sensible, c’est-à-dire de l’individu. La mort devient alors la médiation de l’individu vers le collectif considéré dans ce qu’il a de plus solide, la communauté des ancêtres. On pourrait même, dans une perspective de psychanalyse existentielle, se demander si la communauté des ancêtres ne serait pas la forme transcendée, hypostasiée de la conscience du groupe, une projection dans l’utopie (monde idéal) du désir qu’a le groupe de perdurer sans fin.

Le lecteur trouvera en première partie un survol des croyances apaisantes sur la mort et en deuxième partie une présentation de la société et de la recherche en Thanatologie, science de la mort dans tous ses états.

(Revue Question De. No 17. Mars-Avril 1977)

Louis-Vincent Thomas (1922-1994), était professeur de sociologie à l’université René-Descartes (Paris-V), est un des membres fondateur de la Société de thanatologie. Il a publié régulièrement dans le bulletin les résultats de ses recherches ainsi que les conférences qu’il est amené à prononcer dans diverses occasions. Nous publions ci-dessous l’une de ces conférences par laquelle Louis-Vincent Thomas démontre que les hommes, de tous temps, ont conçu et élaboré des systèmes de croyances, parfois d’une prodigieuse complexité, pour se préserver des effets dissolvants de la mort. Trois buts semblent plus spécialement visés : rassurer l’Homme, revitaliser le groupe que les décès perturbent et amoindrissent, normaliser les rapports entre les vivants (le monde visible) et les morts (le monde invisible).

La mort ne détruit que l’apparence sensible

L’un des procédés les plus efficaces pour contester les effets annihilants de la mort est d’en faire une néantisation seulement de l’apparence sensible, c’est-à-dire de l’individu. La mort devient alors la médiation de l’individu vers le collectif considéré dans ce qu’il a de plus solide, la communauté des ancêtres. On pourrait même, dans une perspective de psychanalyse existentielle, se demander si la communauté des ancêtres ne serait pas la forme transcendée, hypostasiée de la conscience du groupe, une projection dans l’utopie (monde idéal) du désir qu’a le groupe de perdurer sans fin. Encore qu’il faille, à ce niveau, reprendre la distinction entre les ancêtres récents, toujours nommés, susceptibles de se réincarner ou de renaître dans leurs petits-enfants, et les ancêtres lointains, généralement anonymes si l’on excepte les grands fondateurs. Les « morts renaissants » reflètent plus directement une dénégation de la mort.

Ainsi entendue, la mort se définit comme transition, passage, changement d’état, elle est encore épreuve initiatique (pour le défunt qui, cheminant dans l’au-delà, doit vaincre des difficultés multiples, et s’efforcer de mériter son statut d’ancêtre) ou si l’on préfère renaissance ; enfin, elle devient condition de renouvellement (le vieillard impotent pourra se réincarner dans un enfant) et source de fécondité (mort rituelle de l’animal) à fin religieuse (sacrifice humain, crucifixion du Christ) . Tant il est vrai que nous sommes, comme l’a montré Jung, en présence d’un archétype universel qui structure la pensée archaïque (Malaisie, Polynésie, Amérique indienne, eskimo), hante la conscience onirique, enrichit la création littéraire ou artistique (thèse de Guiomar) et donne un sens aux pratiques de l’occultisme, du spiritisme et de la liturgie chrétienne d’aujourd’hui.

Dans les sociétés archaïques, la mort individuelle est considérée comme une sanction

La mort, en tant que négation totale de l’être, n’était pas ignorée des populations archaïques qui, toutefois, semblaient y voir une sanction, la plus grave de toutes, laquelle frappait soit les individus coupables, par exemple, de sorcellerie, soit les sujets qui avaient subi une « mauvaise mort », c’est-à-dire non conforme aux exigences de la coutume (mort par noyade ou par électrocution, mort d’une femme en couches, notamment en Afrique) ou bien les personnes qui n’ayant pas d’enfant pour sacrifier après leur décès ne sont pas parvenues à intégrer le monde des anciens (Afrique, Chine, Insulinde) voire, enfin, les individus des classes inférieures (ancienne Égypte). Il importe toutefois de ne pas confondre absence de demeure des morts avec mort-annihilation : en effet, si les Kamba du Kenya abandonnent les cadavres, ils n’en croient pas moins que les esprits des défunts s’installent dans les figuiers sauvages, et l’on ne manque pas, le cas échéant, de les y honorer ; il arrive même qu’on leur construise de minuscules huttes afin qu’ils puissent échapper aux intempéries.

La sagesse des épicuriens : supprimer la crainte de la mort pour mieux apprécier les joies de la vie

De la mort négation intégrale de l’être à la négation de la mort il n’y avait qu’un pas que certains penseurs de l’antiquité occidentale ont franchi. Aucune philosophie n’a poussé aussi loin que celle d’Epicure la négation de la mort puisque, pour lui, la mort n’est rien. Réunissant le matérialisme de Démocrite et l’hylozoïsme [1], Épicure réduit l’univers à une collection d’atomes indivisibles et éternels mais différents de taille et de poids. L’âme humaine, qui n’est rien d’autre qu’une rencontre fortuite d’atomes plutôt ronds et siégeant dans la poitrine, ne saurait donc — tout comme le corps — prétendre à une quelconque immortalité.

Second point important, la crainte de la mort est injustifiée : « Familiarise-toi avec l’idée que la mort n’est rien pour nous car tout bien et tout mal résident dans la sensation ; or, la mort est la privation consciente de cette dernière. Cette connaissance certaine que la mort n’est rien pour nous a pour conséquence que nous apprécions mieux les joies que nous offre la vie éphémère parce qu’elle n’y ajoute pas une durée illimitée mais nous ôte, au contraire, le désir d’immortalité… Ainsi, celui des maux qui fait le plus frémir n’est rien pour nous, puisque tant que nous existons, la mort n’est pas et que, lorsque la mort est là, nous ne sommes plus. La mort n’a, par conséquent, aucun rapport ni avec les vivants ni avec les morts étant donné qu’elle n’est rien pour les premiers et que les derniers ne sont plus » (lettre à Ménécée). Supprimer la crainte de la mort (quand je suis, elle n’est pas ; quand elle est, je ne suis plus !) afin de mieux apprécier les joies de la vie, telle est la sagesse épicurienne : « J’ai prévenu tes coups, ô Destin, et barré toutes les voies par lesquelles tu pourrais m’atteindre. Nous ne nous laisserons vaincre ni par toi ni par aucune autre inconstance fâcheuse. Et lorsque la nécessité nous fera partir, nous cracherons copieusement sur la vie et sur tout ceux qui s’accrochent à elle vainement, en entonnant un beau chant. Oh ! que noblement nous avons vécu » [2]. Tout, par conséquent, cesse avec la mort, et la crainte de l’au-delà n’est donc qu’une vaine crainte. On a pu dire d’Epicure que non seulement il avait atomisé le cosmos, mais encore et surtout qu’il avait néantisé la mort : « la mort est un fantôme, dira plus tard Feuerbach [3], une chimère puisqu’elle n’existe que quand elle n’existe pas »[4].

La position de Socrate et de Sénèque : la mort, cette seconde naissance, n’a rien de redoutable

Attitude philosophique certes mais qui ne manque pas de se concrétiser dans le comportement concret, la dédramatisation de la mort fut hautement illustrée dans l’Antiquité. N’est-ce pas la position de Socrate qui préféra mourir en absorbant le poison pour convaincre ses disciples que la mort n’a rien de redoutable : « Je crois aux dieux, Athéniens, comme n’y croit aucun de mes accusateurs. Et puisque Dieu existe, il ne peut arriver rien de mal à l’homme juste ni pendant sa vie, ni après sa mort »[5]. N’est-ce pas plus encore le point de vue des stoïciens ? Pour Sénèque, par exemple, l’existence d’ici-bas n’est qu’une propédeutique pour l’au-delà. « Comme le sein maternel qui nous porte neuf mois ne nous forme pas pour l’habiter toujours mais bien pour ce monde, où il nous dépose assez forts déjà pour respirer l’air et souffrir les impressions du dehors, ainsi le temps qui s’écoule de l’enfance à la vieillesse nous mûrit pour une seconde naissance. Une autre origine, un monde nouveau nous attend. La mort, pas plus que la naissance, ne doit nous épouvanter ; elle n’est rien d’autre que la naissance à l’éternité. Abandonne de bonne grâce des membres désormais inutiles, dis adieu à ce corps que tu fus si longtemps sans habiter… Voici venir le jour où tomberont les voiles, où tu seras tiré de ton immonde et infecte demeure »[6].

L’homme échappe à la destruction : c’est l’amortalité

La mort n’étant qu’exceptionnellement destruction totale de l’être, la croyance en la perdurabilité de la personne (ou plutôt de ses constituants privilégiés) semble fort répandue. Cette amortalité que Frazer [7] appréhende comme « la prolongation de la vie pour une période indéfinie, mais pas nécessairement éternelle » n’est généralement conçue par les populations sans machinisme que sur le modèle de la vie présente. Les morts, dans l’au-delà, mangent, boivent, éprouvent des sentiments, sont capables de passions et même se reproduisent ! C’est que la mort se définit, nous le rappelons, comme un passage, une transition, « une sorte de vie, qui prolonge, d’une façon ou d’une autre, la vie individuelle. Elle est, selon cette perspective, non pas une idée, mais une image comme dirait Bachelard, une métaphore de la vie, un mythe si l’on veut »[8]. Cette croyance se retrouve tout particulièrement en Afrique noire animiste : âmes ou fragments d’âmes, principe vital, doubles, sont susceptibles, en effet, d’amortalité, se conservent selon des modalités extrêmement diverses et peuvent entretenir avec le vivant des rapports multiples autant que variés [9].

Toutefois, il semble que nous soyons en présence d’une croyance universelle : Ka des Egyptiens, Eidolon des Grecs, Genius des Romains, Rephaïm des Hébreux, Frevoli des anciens Perses, corps astral des spirites modernes représentent des éléments qui échappent à la destruction.

Une partie de l’homme continue à vivre : c’est l’immortalité

L’humanité toutefois, a connu en des périodes différentes selon les sociétés ou les ères de civilisation, une profonde mutation. Tout d’abord le monde des vivants et celui des défunts se différencient plus nettement dans l’espace (localisation des morts), dans les modalités de vie (les défunts perdent certains traits anthropomorphes et dans les rapports (les manifestations des morts se font plus discrètes). Ensuite, certains défunts privilégiés (fondateurs de clans, chefs) parviennent à l’état de grands ancêtres, puis de héros civilisateurs ou de démiurges, enfin, de divinités proprement dites, créatrices, omnipotentes, qui ne sont jamais nées et ne mourront jamais. Enfin, le « double » s’intériorise se spiritualise et devient une âme immortelle. C’est ainsi qu’on peut lire au-dessus du sarcophage de Séti I à Thèbes ces deux mots gravés : « Résurrection, Eternité ».

Les croyances en l’immortalité de l’ancienne Egypte

Nulle part peut-être plus qu’en Égypte, le droit à l’immortalité n’a été reconnu aux hommes avec autant de foi et de conviction. D’abord réservé aux seuls pharaons, il fut peu avant l’an 2000 reconnu à tous les Egyptiens. Non seulement l’âme (ba) mais encore le double (ka) qui semble constituer ce qu’il y a de plus profond dans la personnalité de l’individu tout en étant l’émanation d’un ka familial (on y a vu; l’individualisation du Mana) ne sont pas détruits par la mort. Cette foi en l’immortalité explique probablement h soin minutieux apporté à la conservation du corps qui, en aucun cas, ne saurait être mutilé : d’où les techniques d’embaumement et de momification, d’où son dépôt dans la « maison d’éternité » avec des aliments, des parures, des figurines en ronde bosse (concubines, esclaves, uchebti devant éventuellement effectuer les travaux difficiles qu’imposerait la divinité). Le nom du défunt (qui fait aussi partie de sa personne) est gravé sur le monument funéraire, ce qui permet aux prêtres et aux passants d’évoquer le disparu tandis qu’un hiéroglyphe (oiseau avec une tête humaine) rappelle l’âme du défunt qui vole près du soleil, séjourne dans des oasis ou réside sous la terre.

La légende d’Osiris

On connaît la merveilleuse légende d’Osiris, sage souverain qui faisait régner la justice et assurait dans son empire aux dimensions de la terre le développement harmonieux des arts et de l’industrie. Jaloux, son frère Seth le massacre et partage son corps en quatorze morceaux qu’il jette aux quatre coins de l’univers. Isis, épouse et sœur d’Osiris, rassemble les membres épars de son mari, leur redonne vie et, couchée sur le corps ressuscité, conçoit un fils Horus qui, plus tard, vengera son père. Osiris, dieu bienveillant et respecté, règne désormais sur l’empire des morts : on le représente sous les traits d’un homme dont les chairs sont peintes en vert (symbole de la végétation ou vie), enserré dans un maillot funéraire (qui rappelle le mort). Ainsi la mort la plus horrible et la plus désintégrante peut être vaincue. « Victoire inoubliable qui ruisselle » sur les humains. Que les hommes miment le dieu qui meurt, qu’ils participent à sa passion, qu’ils se remettent à lui, au cours des cérémonies de mystère où le drame divin est représenté et vécu ; alors ils connaîtront par-delà la mort, la jeunesse éternelle, le corps glorieux et impérissable, la véritable immortalité » (E. Morin : l’Homme et la Mort, p. 200 (Seuil, 1970)).

Pour les Grecs, l’âme est immortelle

La philosophie grecque, à son tour, a fait de l’immortalité de l’âme une idée force de ses systèmes : le Phédon et le Phèdre de Platon sont peut-être les plus remarquables hymnes à la gloire de l’âme qui ne saurait périr. On connaît, par ailleurs, le précepte bouddhiste : « L’homme n’est pas comme la banane un fruit sans noyau, son corps contient une âme immortelle ». Les défunts ne sont-ils pas, pour les Kabyles, les « Ilakherter » c’est-à-dire les « gens de l’éternité ». Enfin qu’il suffise de rappeler de quelle façon les philosophes spiritualistes et les religions de salut (Islam, christianisme surtout) ont développé et approfondi la croyance en l’immortalité de l’âme, en y ajoutant une notion neuve, la résurrection.

Pour les judéo-chrétiens, les morts ressuscitent

L’animisme des Sociétés archaïques, avons-nous dit, s’efforce de nier la mort en affirmant qu’elle n’est pas privation existentielle, l’existence étant celle de l’individu, plutôt que négation essentielle : destruction du tout apparent qu’est le Moi, jamais destruction de tout. Pour les négro-africains par exemple, la vie au sens le plus fort n’est pas individuelle ou dérivée et la mort joue sur la manifestation secondaire, l’individu [10].

Tout autre est la position des philosophes et des théologies résolument personnalistes. Dans l’impossibilité où elles se trouvent d’oublier la mort et ses effets annihilants, il ne leur restait plus qu’une seule éventualité, la résurrection : « Vos morts vivront, leurs corps ressusciteront », prophétisait Isaïe. La résurrection des morts n’est-elle pas la plus consolante de toutes les croyances puisqu’elle réhabilite le corps et l’associe au destin de l’âme ? Comme l’écrivait Blaise Pascal au sujet de la mort de son père (Lettre à sa sœur Gilberte, du 17 octobre 1651… « Ne considérons donc plus la mort comme des païens, mais comme des chrétiens, c’est-à-dire avec l’espérance… puisque c’est le privilège spécial des chrétiens. Ne considérons plus un corps comme une charogne infecte car la nature trompeuse le figure de la sorte ; mais comme le temple inviolable et éternel du Saint-Esprit ». C’est pourquoi les élus après le jugement dernier auront un corps resplendissant car ce qui a été ici-bas un tabernacle vivant ne saurait disparaître à tout jamais. Certes, l’épreuve de la mort est douloureuse, mais les chrétiens ont de quoi surmonter la crainte. Si mourir revient à estimer ce qu’on perd ou la perte qu’on fait, l’animal meurt moins que nous et la plante moins que l’animal. Si l’estimation s’effectue à partir de ce qu’on gagne, rien ne meurt moins que l’homme. Cette réduction au non-être, qu’est la mort, devient le moyen adéquat de racheter le perdu par la médiation de la mort du Christ (mort féconde par excellence) car celle-ci est « l’action totale de la vie du Christ, l’action décisive de sa liberté, la pleine intégration de son temps total dans son éternité humaine ». De la sorte la mort reste simultanément « le sommet de l’extrême impuissance de l’homme » et « la plus haute action de l’homme »[11]. Le péché a introduit la mort mais la Rédemption (mort féconde par excellence) permet de la transcender et la mort devient la transition nécessaire pour atteindre le salut authentique qui est la vision de Dieu. Le thème de la résurrection des corps qui seront accompagnés des ruh ou « souffles subtils » constitue également une idée maîtresse de l’Islam ; là encore le retour (ma’ad) supposera, lors du jugement dernier, la reddition des comptes (hisab) et la pesée (mizan) des actions humaines : « Qui aura accompli le poids d’un atome de bien le verra ; qui aura accompli le poids d’un atome de mal le verra », (Quoran, 99, 7-8). Croyants et incroyants devront passer sur le pont du Sirat « fin comme un cheveu et tranchant comme un sabre » (hadith) jeté sur la partie supérieure de l’enfer : Dieu aidera les justes ; les réprouvés tomberont dans la. géhenne. Mais contrairement au christianisme, il n’y a pas dans l’islam de rédemption et la vision de Dieu (ru’yat Allah) ne semble pas, sauf exception, constituer l’essence de la béatitude éternelle [12].

La fusion dans l’Un-Tout : la thèse du brahmanisme

Les thèses fondamentales du brahmanisme pourraient se résumer ainsi : identité de moi profond (âtman) et du principe fondamental de l’univers (brahman) ; transmigration des âmes (samsâra) en référence directe avec les actes des existences antérieures (karman), le salut (moksha) réside dans la libération du karman puisque le perpétuel recommencement d’existence est un perpétuel recommencement de souffrance. Ainsi, au-delà de ce monde des apparences et des existences individualisantes, il faut atteindre l’absolu véritable : l’âtman-brahman car « ce qui est au fond de l’homme et ce qui est dans le soleil sont une seule et même chose ». Pour atteindre â l’immortalité (dans le Brahma), il faut détruire en soi toute éventualité de désir. De même, disent les Upanishad, que les rivières se fondent dans l’Océan et, perdant leur nom et leur forme, deviennent l’Océan lui-même, de même le sage délivré du nom et de la forme, se perd dans l’essence radieuse de l’Esprit, au-delà de l’Au-delà. Celui qui connaît Brahman, l’Être Supérieur, devient Brahman lui-même.

Le néant du Nirvana : la protestation du bouddhisme

Si le brahmanisme vise la saisie de l’Etre, le bouddhisme s’arrache plutôt à l’appréhension du devenir : « là, la substance sans causalité : ici, la causalité sans substance ». Pour le Bouddha, n’existent que des états qui se succèdent pour constituer un monde et un moi illusoires tandis que la soif d’être « qui conduit de renaissance en renaissance accompagnée du plaisir et de la convoitise qui trouve çà et là son plaisir ne peut qu’engendrer souffrances et tourments. La sagesse cette fois ne peut être que l’anéantissement du désir, l’anéantissement de la haine, l’anéantissement de l’égarement en quoi se résout le Nirvana. Puisque la vie, donc le désir, entraîne nécessairement la mort, et que la renaissance (réincarnation, métempsycose) ne fait que réintroduire le malheur de vivre pour mourir, le Nirvana apparaît comme une protestation contre l’inévitabilité de la mort (individuelle et individualisante) : désormais « le torrent de l’être est arrêté, la racine de la douleur est détruite, il n’y a plus de renaissance ».

Ainsi et malgré des présupposés métaphysiques différents, brahmanisme et bouddhisme refusent l’existence individuelle au profit de la grande vie cosmique (qui n’est pas sans rappeler la mort maternelle). « Le néant » du. Nirvana c’est donc le gouffre d’en deçà et d’au-delà les métamorphoses et les manifestations, le gouffre de l’unité et de l’indétermination : c’est le gouffre de la réalité première, antérieure à Brahman lui-même, autrement dit, ce néant est l’être pur absolu.

Telles sont les principales croyances apaisantes conçues par l’humanité au cours de son histoire et sur le canevas desquelles mille et une nuances ont pu être brodées. Encore n’avons-nous parlé que des conceptions de la mort. L’examen des croyances en matière de thanatomorphose et mieux encore, l’étude des relations morts-vivants (participation, possession, réincarnation, culte des ancêtres) nous auraient montré à quel point les hommes ont presque toujours refusé de croire à la négativité absolue de celle que saint Paul appelait la « Reine des épouvantables ».

L.V. Thomas

***

LA SOCIÉTÉ DE THANATOLOGIE ET SES TRAVAUX par ANNA MIRC

(Revue Question De. No 17. Mars-Avril 1977)

Depuis décembre 1966, il existe en France une « Société de thanatologie ». Son objet est de « coordonner toutes les disciplines, de promouvoir et d’approfondir toutes les recherches concernant les problèmes de la mort dans leur ensemble » (art. 2 des statuts). La thanatologie, selon son étymologie (« thanatos » : la mort ; « logos » : l’étude), devrait être en effet « la » discipline qui étudie la mort. Mais, en réalité, il n’y a pas « une » discipline, mais plusieurs. La thanatologie se définit mieux comme la rencontre de diverses disciplines, le point de convergence qui permet d’approcher par différents biais l’étude de la mort.

On n’avait, bien sûr, pas attendu 1966 pour s’intéresser à la mort. D’abord de nombreux livres sur ce sujet existaient ; ensuite, des études avaient été entreprises, de divers côtés, quelques résultats de recherches publiés dans des revues très spécialisées, etc., bref, tout un matériau épars qui se constituait au fil des années sans méthode rigoureuse ni directive de centralisation.

Il s’était bien fondé aux Etats-Unis une Society of Thanatology, mais elle se limitait à l’étude de la mort du strict point de vue médical.

Mais pourquoi réserver à la médecine l’étude de la mort ? L’anthropologie, la sociologie, la psychologie, l’histoire et même l’art, n’ont-ils pas aussi quelque chose à dire ?

C’est le Président Raymond Debénédetti — entouré d’une poignée de chercheurs intéressés et avec l’appui d’hommes, tel M. André Chatillon, qui avaient déjà longuement réfléchi au problème de la mort — qui accepta, à la fin de l’année 1966, de constituer la première Société de thanatologie au monde qui regroupât l’ensemble des recherches éparses sur la mort.

Le biologiste Maurice Marois, professeur d’histologie à la faculté de médecine Saint-Antoine, qui est également le président fondateur de l’Institut de la Vie, en est l’actuel président d’honneur.

Toutes les sciences sont concernées

Le médecin général inspecteur Raymond Debénédetti, président fondateur de la Société de thanatologie française, le fait remarquer en ces termes :

« Toutes les sciences exactes sont mobilisées par l’approche des problèmes que pose la mort : statistique, physique et chimie avec leurs aspects modernes de la physico-chimie moléculaire, la biologie cellulaire, la génétique elle-même, la physiologie, la toxicologie, et combien d’autres disciplines.

Le « décès » tient, dans le droit, une grande place : droit civil, droit administratif, droit international et même droit fiscal. Tout ne finit-il pas, dans une société de droits écrits comme la France, par des lois et des règlements ?

Que dire des sciences humaines sinon qu’elles sont parties essentielles au problème. Histoire de l’Antiquité, histoire moderne, histoire des civilisations, géographie humaine, démographie… et la psychologie et la sociologie qui explorent le comportement individuel et social de l’homme face à la mort et à la morale. En fait, aucune branche de la philosophie ne reste étrangère à cette éternelle question dominée par les conceptions métaphysiques. Les théologiens doivent également participer aux travaux, ne serait-ce que pour délimiter le spirituel du temporel. Enfin, tous les modes d’expression, littéraire et artistique, n’ont-ils pas été inspirés par la mort : poésie ou roman, peinture, sculpture, architecture, danse ? La musique, sacrée ou profane, lui a consacré des pages immortelles.

La thanatologie n’est donc pas seulement la science des morts, mais aussi et bien plus peut-être — celle des vivants. »

Peur de la mort ou rigueur scientifique ?

Certes, les recherches étaient éparses et il fallait les regrouper : c’est un travail qui à lui seul aurait pu justifier la création de la Société de thanatologie. Mais il y avait autre chose. Il fallait oser officiellement regarder la mort en face. Il fallait qu’enfin des sociologues, des juristes, des médecins, des hommes d’action puissent, en dépit de la gravité poignante de la mort, envisager de l’étudier avec une lucidité conforme à la rigueur scientifique qu’ils déploient couramment dans leurs professions respectives.

La Société de thanatologie souhaite avoir pour vocation profonde de libérer nos concitoyens des tabous, des frayeurs de la mort en les étudiant, sans donner l’exclusivité ni à la médecine ni à la métaphysique. Car les membres de la Société — ils sont aujourd’hui quatre cent cinquante (1977) — sont tous des « amants de la vie ». Ils ont constaté le rejet de la mort dans notre civilisation [13], rejet dû à l’instinct profond qui nous attache à la vie, dû au scandale de la décomposition, à la peur du néant, et ils souhaitent remplacer la thanatophobie, la peur de la mort, par, la thanatologie, l’étude de la mort. « Si l’homme est seul à savoir avec une claire conscience qu’il va mourir, rien n’est plus spécifiquement humain que l’activité d’une Société de thanatologie, rien n’est plus humanisant » (Pr Marois).

Les hommes, n’ayant pu guérir la mort, la misère, l’ignorance, se sont avisés, pour se rendre heureux, de n’y point penser.
Pascal

Qui sont les membres de la Société de thanatologie ?

Les membres de cette Société viennent de toutes les professions et de toutes les classes sociales : aux médecins s’ajoutent des professeurs d’université, des sociologues (comme Louis-Vincent Thomas), des philosophes, des théologiens (comme le père Michel Riquet), des juristes (M Panabière), des psychologues et des psychanalystes (Dr Favez-Boutonier), quelques physiciens et quelques ouvriers. Ils constituent à eux tous une société d’études qui groupe non les curieux, mais les chercheurs (tous les membres sont introduits dans la société par un parrain).

Les travaux d’études de la Société de thanatologie

Comme le soulignait le président-fondateur Debénédetti, toutes les sciences s’intéressent à l’étude de la mort.

La Société de thanatologie publie tous les trois mois un bulletin, simple mais correctement présenté, qui rend compte des travaux en cours. C’est ainsi que, ces dernières années, on a pu lire des articles aussi divers que : les Réactions de l’être humain devant la mort, la Psychologie du deuil (psychologie) ; l’Habitat urbain et la thanatologie ; le Problème des cimetières en ville (écologie) ; le Vieillard face à la mort, les Trois morts du vieillard en hospice (gérontologie) ; la Mort et la folie (sociologie) ; le Choix d’une sépulture, le. Transport des morts hors frontières, les Aspects juridiques des greffes d’organes (droit) ; la Mort somatique (médecine) ; la Mort dans la peinture du Moyen Age (art) ; etc.

Des études comme celle de la greffe du cœur vue par les pays de l’Islam, des méditations sur la mort selon les grandes religions (rencontre qui groupait le grand rabbin Chekroun, le R.P. Riquet et le pasteur Marchal) témoignent de la place accordée également à l’aspect religieux du problème de la mort.

On le voit, les sujets sont nombreux, variés, aussi bien intellectuels qu’extrêmement « matériels ». Leur lecture n’est pas macabre, comme on pourrait le craindre, car la thanatologie met en jeu aussi bien l’esprit que le corps.

Le congrès annuel de thanatologie

Chaque année, en septembre, le conseil d’administration de la Société se réunit pour fixer un thème d’études pour l’année à venir, année qui doit se clôturer par un congrès en octobre suivant. Le thème choisi est assez large pour que la plupart des disciplines puissent y figurer.

En 1975, le thème choisi était Mourir à son heure : l’euthanasie, l’acharnement thérapeutique pour retarder la mort, les aspects juridiques, les aspects sociochronologiques, la mort chez les cathares, etc.

En 1976, le thème adopté était la Famille et la mort ; le congrès, qui s’est tenu les 9-10-11 septembre 1976, a vu de nombreux participants et, pendant deux jours et demi, les conférenciers (qui ne sont pas uniquement des membres de la Société, mais des spécialistes des sujets traités) ont abordé des aspects de ce thème tels que : Comment la famille doit-elle choisir le lieu de sépulture ; Quelles sont les relations qui s’établissent entre les divers membres de la famille, notamment avec les enfants, au moment d’un décès ; Comment meurt celui qui n’a plus de famille ; Comment assister en hôpital un mourant ; Histoire des rites funéraires adoptés par les familles dans quelques civilisations particulières, etc.

La maison des morts

De nouvelles façons de vivre ont transformé les circonstances dans lesquelles ont meurt. Autrefois, on s’éteignait chez soi, entouré de ses proches ; actuellement, c’est bien souvent à l’hôpital, sur la route ou dans une lointaine villégiature. Or les hôpitaux ne disposent bien souvent que d’une sorte d’entrepôt sinistre : la morgue. Ils ne sont pas adaptés à l’hébergement des morts [14]. De plus, les malades se heurtent trop souvent à l’appareil toujours impressionnant en ce lieu des pompes funèbres.

Les catholiques peuvent se faire incinérer

Le 5 juillet 1963, le pape faisait connaître aux évêques l’autorisation qu’il venait d’accorder aux catholiques quant au droit de se faire incinérer. La décision du Saint-Office du 24 octobre 1964 parut dans les Acta Apostolica où l’on peut lire que la permission est accordée, à condition que la crémation ne constitue pas une manifestation antireligieuse, que l’office religieux soit pratiqué avant l’incinération et non dans le crématoire.

Rappelons que les crémations s’expriment en France en… pour mille car l’on ne comptait en 1968 que 2,75 pour mille Français se faisant incinérer (alors que dans les pays anglo-saxons ce chiffre atteint environ 35 pour cent de la population et 70 pour cent dans les pays scandinaves).

Devant cette situation, la recherche thanatologique ne pouvait que susciter une action fondée en l’occurrence sur la nécessité d’assurer aux défunts une « hospitalisation » décente.

Depuis 1962, une trentaine d’établissements hospitaliers d’un nouveau genre ont été construits en France. Ce sont les « maisons des morts » que l’on désigne par deux néologismes : ahtanée et funérarium. En vérité, l’idée n’est pas nouvelle. Au siècle dernier, les pouvoirs publics avaient déjà conscience du problème. Un décret en date du 27 avril 1889 prévoyait en effet la création de la « chambre funéraire », particulièrement dans les grandes villes où un local « décemment aménagé » devait recevoir les corps de personnes étrangères à la commune et décédées soit sur la voie, soit dans un lieu public. Malheureusement il manquait à cette idée les techniques modernes de réfrigération qui permettent désormais aux athénées et aux funérariums de remplir leur rôle conservateur. De plus, ces maisons des morts comportent des laboratoires et des salons de présentation où les familles peuvent venir, à leur convenance, pendant la période précédant les obsèques, se recueillir devant leurs défunts. Un local se prête, d’autre part, à la célébration de tous les cultes ou devient simple lieu de réunion pour les cérémonies laïques [15].

Euthanasie, peine de mort : la Société de thanatologie et l’actualité

L’euthanasie, la peine de mort ont été, ces derniers temps, très « à la une ». Partout, y compris à l’Assemblée nationale, il n’était question que de ces sujets. Que fait donc dans ces cas-là une Société de thanatologie ?

M. François Chatillon, porte-parole de la Société, auquel nous avons posé la question, nous a fait une réponse très nette : le rôle de la Société, qui est une société d’études, n’est pas de prendre des positions officielles : « Quand les esprits sont échauffés, nous gardons notre sérénité ; nous sommes des adultes réfléchis qui ne peuvent se contenter d’affirmer des positions tranchées. » La position des sages, en quelque sorte…

Cependant, la Société de thanatologie a envoyé à l’O.M.S. de Genève (Organisation mondiale de la santé) une résolution en vue de hâter la réglementation qui doit renouveler les dispositions légales concernant le transport des corps.

Elle s’accorde également le droit d’attirer l’attention sur l’urgence de certaines mesures à prendre concernant l’hygiène des morgues, l’extension des cimetières, l’aide aux veuves, etc.

La thanatologie, terrain de rencontre pour la vie

Entre la mort organique, qui fait appel aux compétences des biologistes et des médecins, et la philosophie, la thanatologie explore un vaste champ de connaissances et d’expériences. Elle est devenue le terrain de rencontre, le lieu de rassemblement de ceux qui souhaitent répondre à leur interrogation sur la mort en essayant sur ce thème des lumières diverses. Le Pr Marois définit même la profondeur de cette interrogation : « L’analyse [sur la mort] se révèle prodigieusement éclairante sur les ressorts intimes de notre être, sur les valeurs et les lacunes de notre civilisation, sur la vie et sur notre vie. Nous plongeons ainsi dans les profon deurs de l’humain et, après un tel voyage, notre regard sur nous-mêmes et sur le monde et différent. »

A.M.


[1] Hylozoïsme : doctrine attribuant une vie propre au monde et à la matière.

[2] Cité par J. Choron : la Mort et la pensée occidentale, p. 49 (Payot, 1969).

[3] Ludwig Feuerbach (1804-1872) : ce philosophe allemand contribua beaucoup au renouvellement de la théologie protestante en raison même de son humanisme athée. Pour lui, l’aliénation religieuse était un stade de l’évolution humaine nécessaire à dépasser. Il affirmait que l’anthropologie est « le secret de la théologie ». Son œuvre centrale, l’Essence du christianisme date de 1841.

[4] Mort et immortalité, p. 551.

[5] Platon: Apologie de Socrate, traduction Croisset, 35d.

[6] In Mases M. Radas : The Stoic Philosophy of Seneca 102e, letter (Doubleday, 1958).

[7] James Frazer : la Croyance en l’immortalité et le culte des morts (1913-1920).

[8] E. Morin : l’Homme et la Mort, p. 22 (Le Seuil, 1970).

[9] L. V. Thomas : Cinq Essais sur la mort africaine (Dakar, 1968).

[10] R. Jaulin : la Mort Sara (Plon, 1967).

[11] Rahner, cité par Gavoriau : Interview sur la mort, p. 10 (Letelleux, 1967).

[12] L.V. Gardet, l’Islam, Religion et Communauté (Desclée de Brouwer 1967, p. 95-107).

[13] Notons cependant que les maisons des morts furent refusées parfois par quelques municipalités notamment dans le centre de la France alors qu’ailleurs plus de 90 % de la population les utilisent.

[14] De nombreuses morgues ne sont pas équipées d’installations frigorifiques.

[15] N’est-elle pas significative de ce rejet, cette assurance que l’on prend si l’on meurt et qui cache son nom sous celui d’« assurance-vie »?