Robert Amadou
Qu'est-ce que l'alchimie ?

L’alchimie s’exprime en symboles, et il faut bien dire que beaucoup d’alchimistes ne comprennent pas les textes qu’ils lisent et ne comprennent peut-être pas les textes qu’ils écrivent. Il m’est arrivé de trouver tant d’imitations, de plagiats ! et des exemples encore plus intéressants de véritable délire poétique ! Et tant d’alchimistes qui, lisant ou écrivant des textes d’alchimie, s’imaginaient comprendre, et en fait ne comprenaient pas ! La question se pose : Qu’y a-t-il à comprendre ?

(Revue Question De. No 51. Janvier-Février-Mars 1983)

D’emblée, je lancerai trois questions : Pourquoi parler de l’alchimie ? À partir d’où puis-je en parler ? Comment en parler ? Et d’emblée, je vais essayer d’y répondre. Car ce sont trois questions de méthode et l’alchimie passant pour obscure, étant obscure, a suscité une littérature qui explique l’obscur par le plus obscur. Par conséquent, il n’est pas mauvais de clarifier, au moins quant à la méthode, pour commencer, et puis pour la suivre, le sujet. En outre, les réponses à ces trois questions nous mèneront au vif de ce sujet.

Pourquoi parler d’alchimie ?

D’abord, par cette raison même qu’on en parle et que l’interrogation sur l’alchimie reste souvent vaine, ou se laisse leurrer. Et pourquoi en parle-t-on à l’envi ? Voilà la bonne question, primordiale.

La raison la plus profonde est que notre civilisation, qui tend de plus en plus à devenir une, décivilisa­tion, laisse un grand vide et que ce grand vide, ce grand besoin, qui masque le grand désir d’une initiation, chacun essaie de le combler, pourvu qu’il prenne conscience, en se tournant vers des disciplines, occidentales ou orientales, ayant soi-disant vocation à initier.

Une raison particulière contribue à expliquer la vogue de l’alchimie. C’est la puissance onirique de ses images, que ces images soient figurées, ou qu’elles s’expriment dans le vocabulaire ide l’alchimie. Notre décivilisation a dévalorisé la puissance cognitive de l’imagination, et, Là aussi, il y a un manque, qui n’est qu’un des aspects du désir général d’initiation que chacun s’efforce de satisfaire.

Un historien des religions, qui est sans doute le plus grand et certainement le plus utile des historiens des religions actuels, Mircea Eliade, admire le « fantastique pouvoir imaginaire » de l’alchimie. Et c’est vrai ; et c’est vrai que ce qu’un Gaston Bachelard appelait « le régime nocturne de l’esprit » a été mis en marge, déprécié, parfois condamné, et que ce régime nocturne de l’esprit, l’alchimie en relève de manière éminente.

Une autre raison particulière pour laquelle on parle tant d’alchimie, pour laquelle on s’intéresse à l’alchimie, est que l’alchimiste s’efforce à la maîtrise du temps. Le rapport de l’homme avec le temps fait problème pour l’homme contemporain, alors que les civilisations traditionnelles lui donnent une solution. L’alchimiste, un peu comme le yogi, s’efforce de sortir du temps et d’aboutir à un état de déconditionnement, à un état d’autonomie de l’esprit.

De fort beaux secrets

Très généralement, l’alchimiste s’efforce de communiquer avec le monde et avec les autres consciences. Il existe une perméabilité de ma conscience aux autres consciences et de ma conscience au monde que la vision moderne du monde et de l’homme a reniée, bannie et à laquelle elle a substitué une autre vision qui exalte l’imperméabilité. Il y a une vue, et une expérience des rapports positifs qui existent entre tous les êtres, cette correspondance universelle, qui sont méconnues, et que l’alchimie réhabilite ; plutôt à quoi l’alchimie nous réhabiliterait. L’alchimie, disait encore Eliade, est « une religion cosmique ».

Elle se présente, en effet, comme un savoir total, comme une science universelle, et ce vieux rêve du savoir total, de la science universelle, que la science contemporaine, non seulement ne prétend pas réaliser, mais dont elle conteste même la notion, en se récusant devant le métaphysique, quand elle n’en conteste pas la réalité même, ce grand rêve se trouve satisfait par l’alchimie à en croire, du moins, les alchimistes, et l’alchimie elle-même.

Et puis, que le plus savant soit le plus sage et le plus charitable, quelle surprise au temps des savants fous ou serviles !

Enfin, quoi de plus actuel aussi qu’une érotique mystique — le cas est rarissime en Occident chrétien — alors que le corps, pour sa punition, y fût maudit et qu’il y est profané !

D’Où ?

À partir d’où parler de l’alchimie ? De quel lieu, comme on dit aujourd’hui, parler de l’alchimie ? La question est tout à fait pertinente. Elle est pertinente à l’alchimie, plus peut-être qu’à n’importe quel autre sujet, car s’il est une notion, vous le verrez, qui sera non seulement en filigrane, mais émergente à mainte reprise, dans mon discours, c’est la notion d’unité. Et pour que l’unité soit, sans déchoir en unicité, il faut qu’une correspondance unisse tous les êtres, et, par conséquent, que tout sujet ait un rapport analogique avec son objet, de sorte qu’il n’y a plus d’objet.

S’il n’y a plus d’objet, s’il n’y a vraiment que des sujets, que des êtres reliés par une correspondance qui est universelle, afin que l’unité existe et se maintienne en tant que telle, il est normal de se demander à partir d’où on parle d’alchimie, de quel lieu on en parle, soit en quel lieu on se situe, sujet en effet indissociable, ou plutôt, sujet étant sa propre substance, étant son propre sujet. Quant à parler d’alchimie, pour la circonstance au moins, c’est moi qui en parle. Or, le lieu d’où je puis parler de l’alchimie n’est pas le lieu dit le laboratoire de l’alchimiste, car je n’ai pas travaillé en laboratoire. Je n’ai pas exercé la physico-chimie, ni selon les principes que l’on trouve dans la littérature d’alchimie, ni d’ailleurs selon aucune autre méthode scientifique ou parascientifique (saut une année de P.C.B., quand j’étais étudiant en philosophie, à quoi la psychologie ressortissait officiellement, et d’ailleurs continue de ressortir, nonobstant l’administration !)

S’il m’est arrivé de rendre visite à des alchimistes dans leurs laboratoires, ce fut épisodiquement. Je n’ai jamais eu le désir d’y rester suffisamment longtemps, et d’ailleurs, on ne m’a jamais invité à y demeurer suffisamment longtemps, pour pouvoir me prévaloir d’aucune expérience de cet ordre. Même, lorsqu’il m’est arrivé de pénétrer dans un laboratoire où l’alchimiste s’occupait à des manipulations, ce n’était pas, je le crains, aux moments capitaux de sa recherche.

Cependant, homme de religion, de philosophie et d’ésotérisme, c’est-à-dire occultiste et théosophe — qui qu’en grogne — j’ai constaté le rapport de l’alchimie avec la religion, avec la philosophie, avec l’ésotérisme, son importance dans l’histoire des idées, son appartenance à l’occultisme et son implication de la théosophie. J’ai, depuis longtemps, étudié un grand nombre de textes d’alchimie, j’ai beaucoup réfléchi, médité sur ce thème. Sans être parvenu, certes, à l’élucider, quelques aspects me sont apparus. J’ai connu des alchimistes, j’en ai connu beaucoup, et de toutes sortes. Ils ont bien voulu s’entretenir avec moi. J’ai publié la transcription d’un de ces entretiens, avec l’un des plus fameux aujourd’hui, et quelques études particulières sur l’alchimie, à laquelle j’ai consacré un chapitre de mon livre sur l’Occultisme, entre la mantique et la magie d’une part, et la théosophie d’autre part. Ayant étudié des doctrines analogues, issues de la Doctrine, et exercé des pratiques parallèles et souvent associés, sans pouvoir parler en vertu de cet exercice physico-chimique que certains alchimistes considèrent comme essentiel, je propose le fruit de recherches intellectuelles et spirituelles, voire de manipulations non physico-chimiques, qui portent directement ou indirectement sur l’alchimie.

L’alchimie a plusieurs sens, la physico-chimie n’est qu’un de ses aspects. Certains prétendent même que ce n’est pas un aspect essentiel, on peut se demander si ceux-là ont raison, et ce sera l’une des questions que nous nous poserons.

Et, si l’alchimie a plusieurs sens, peut-être certains d’entre vous qui, par définition n’étaient pas alchimistes, se découvriront-ils finalement alchimistes, et peut-être, de même, entretiendrais-je, de quelque manière une affinité, plus profonde que seulement analogique, avec l’alchimie.

Comment ?

Pourquoi, à partir d’où, mais aussi comment parler d’alchimie ? Je n’en parlerai pas en alchimiste que je ne semble pas être au sens strict. Or, le langage de l’alchimie est un langage muet. C’est, par préférence, un langage d’images, de dessins et de mots qui font images. Un livre typique de l’alchimie est intitulé Mutus Liber, Livre muet. Il comporte des planches, des gravures, avec une seule devise. Le langage de l’alchimie est un langage symbolique, c’est le langage des images, je le disais, c’est le langage des fables et des récits bibliques, c’est le langage de la métaphore, c’est le langage de la parabole, des anagrammes, des acrostiches, de la cryptographie. (Mais l’iconographie alchimique ne s’installe pas avant la fin du moyen âge, selon les travaux démystifiants de Barbara Obrist.)

De plus, l’alchimiste authentique doit, pour être fidèle à son état, être discret, être modeste, et peu parler. S’il se manifeste, c’est rarement, et d’ordinaire sous le couvert de l’anonymat, pour planter quelques jalons, sans trahir le secret : secret, essentiel, secret par prudence, secret disciplinaire et secret symbolique lui-même. Secret où il aime à introduire un disciple.

Captation de l’énergie

Dans une petite revue, qui paraît sous le titre tout à fait alchimique : La Tourbe des Philosophes, tourbe signifiant l’assemblée des Philosophes, et aussi la matière issue d’une décomposition, dans le n° 8 de cette revue, on lisait cette phrase : « Un Alchimiste n’est pas un homme de salive, de plume et d’encre mondain. » Je ne sais pas lequel de ses confrères l’alchimiste qui a écrit ces lignes (et dont j’ignore l’identité) visait, car il faut bien dire que les alchimistes sont souvent malveillants les uns envers les autres. Qu’en dehors de lui-même, tous les alchimistes ne valaient rien : l’un d’eux, non pas des plus obscurs, me l’assura naguère.

À propos, méfiez-vous des conférenciers et des écrivains qui prétendent vous définir, une fois pour toutes, et péremptoirement, ce que c’est que l’alchimie.

Il y a, en effet, des opinions, peut-être concurrentes, mais en tous cas diverses, relatives à l’alchimie, en particulier quant aux rôles respectifs qu’y tiennent les pratiques matérielles et les pratiques spirituelles, sur leurs relations, sur leur importance relative. Mais, même ceux qui considèrent qu’un aspect matériel est essentiel à l’alchimie, ne s’entendent pas toujours sur ce qu’est cet aspect matériel, et même s’ils conviennent que cet aspect matériel consiste en une physico-chimie, ils ne s’entendent pas toujours non plus sur ce qu’est cette physico-chimie.

Voici un exemple de la dernière divergence.

Dans la revue déjà citée, l’alchimiste virulent dit que la chimie minérale est le premier sujet d’étude de tout alchimiste, que tout alchimiste doit apprendre ce qu’est une base, un sel, un acide, qu’il doit expérimenter, qu’il doit étudier la minéralogie, qu’il doit manier des instruments de laboratoire, qu’il doit savoir comment entretenir et surveiller un feu stable, et qu’il doit se procurer, au préalable, tout un appareillage dont il prévient les apprentis alchimistes qu’il est coûteux. Cet auteur démolit ce qu’il appelle le mythe de l’alchimiste pauvre ; il faut, dit-il, beaucoup de temps, il faut beaucoup d’argent pour pouvoir s’établir alchimiste, et surtout, c’est la science chimique qui fournit une aide constante au cours des travaux de l’alchimiste. Le même auteur écrit que l’alchimie est une des possibilités de captation de l’énergie, et que la chimie en est une autre. Il avoue : « Devant les résultats d’une expérience, nous avons réfléchi parfois des jours pour y discerner de façon précise ce qui les distinguait des produits connus ou entrant dans le créneau de la chimie. » Il faut donc du temps, de l’argent, un appareillage lourd, et il faut une connaissance de la chimie.

Divergences

En revanche, un autre alchimiste, qui s’appelait André Savoret, que j’ai connu et que j’admirais, décédé il y a quelques années, pauvre, considérait qu’effectivement la voie alchimique imposait une pratique matérielle, et que cette pratique matérielle était bien d’ordre physico-chimique. Mais, pour lui, le grand œuvre physique, comme il aimait à dire, ne nécessitait, et je le cite, que « quelques corps assez répandus, un peu de charbon, deux ou trois vases très simples, et aucune des sources d’énergie que consomme la Science actuelle ».

Il y a bien là divergence sur l’importance de la chimie et de la connaissance de la chimie pour l’alchimiste lui-même. Bien d’autres divergences surgissent à d’autres niveaux.

Comment parler de l’alchimie ?

L’alchimie s’exprime en symboles, et il faut bien dire que beaucoup d’alchimistes ne comprennent pas les textes qu’ils lisent et ne comprennent peut-être pas les textes qu’ils écrivent. Il m’est arrivé de trouver tant d’imitations, de plagiats ! et des exemples encore plus intéressants de véritable délire poétique ! Et tant d’alchimistes qui, lisant ou écrivant des textes d’alchimie, s’imaginaient comprendre, et en fait ne comprenaient pas ! La question se pose : Qu’y a-t-il à comprendre ?

Une phrase de Jean Paulhan suggère à quel point les alchimistes peuvent se duper eux-mêmes : « Les alchimistes, dit-il, arrivèrent à se convaincre qu’ils cherchaient à faire de l’or, tandis qu’ils n’aspiraient qu’à la perfection spirituelle. » Et inversement ? Et, parfois, l’un ou l’autre, pour la galerie ? On est tenté de se ranger à l’avis de Jean Reyor. Reyor, de son vrai nom Marcel Clavelle, était un des disciples de René Guénon, le plus proche peut-être et le favori. Il fut rédacteur en chef de la revue des guénoniens, Études traditionnelles, il y écrivit d’abondance. Ces détails pour vous montrer qu’il ne s’agit pas d’un rationaliste dont le préjugé serait anti-ésotérique, ou même seulement anti-religieux. Reyor est un ésotériste. Or, il dit que le roi est nu : « Quelle peut bien être l’utilité de la publication de textes aussi parfaitement inintelligibles, accompagnés de notes qui ne le sont pas moins ? » De même, quel pourrait être l’intérêt d’un discours que je vous tiendrais — Ubu alchimiste — parfaitement inintelligible sur des textes parfaitement inintelligibles ?

Régions de conscience

Je vais donc essayer de vous tenir un discours qui ne soit pas parfaitement inintelligible, je ne vais pas vous parler le langage spécifique de l’alchimie.

Mon langage restera un langage intellectuel. Certaines modes juvéniles et séniles d’anti-intellectualisme ne sont pas justifiées à mes yeux. Nos idées, je le sais, je l’ai vu, ont une valeur parce qu’elles sont le reflet des idées éternelles, divines. Comprendre est légitime, l’alchimie par exemple, même si, au bout du compte, les textes d’alchimie sont justiciables, pour être pleinement saisis, appréhendés, pour être pleinement assimilés, d’une approche qui est certainement d’ordre poétique, et qui est peut-être d’ordre mystique. Le recours aux images ne signifie pas dédain des idées, mais inadéquation du langage verbal, pris au premier degré. Puissé-je au moins réussir une approximation pas trop grossière.

La lecture des textes d’alchimie peut, sans qu’on les traduise, procurer une véritable initiation. L’initiation se transmet habituellement de personne à personne. Dans l’alchimie, il semble bien que le texte lui-même puisse être l’agent d’une initiation, grâce à une sorte d’exégèse, même d’herméneutique créatrice, telle que la lecture des textes d’alchimie provoque un choc, et que ce choc déclenche un mécanisme qui est, pourrait-on dire, le début du mécanisme initiatique.

Michel Butor a écrit un ouvrage intitulé : Portrait de l’artiste en jeune singe. Cet ouvrage n’est pas un livre d’alchimie, mais c’est un livre qui tourne tout entier autour de l’alchimie. Michel Butor y raconte comment, jeune homme, il fut précepteur dans un château de Bavière, où le baron dirigeait un laboratoire de médicaments alchimiques. Michel Butor n’a pas écrit les lignes que je vais vous citer dans cet ouvrage, mais dans un petit article publié par Critique sur le langage de l’alchimie : « Le lecteur qui veut comprendre l’emploi d’un mot dans un passage précis d’un ouvrage d’alchimie, ne peut y parvenir qu’en reconstituant peu à peu une architecture mentale ancienne. Il oblige ainsi au réveil des régions de conscience obscurcies. »

Et René Alleau qui se rattache à une école alchimique moderne, dite de Fulcanelli, exprime la valeur initiatique de ce mode d’approche qui s’apparente à la poésie et qui s’apparente à la mystique, quand il parle d’une perturbation de l’équilibre du mécanisme de la conscience profane à l’état de veille, perturbation qu’entraîne la lecture des textes alchimiques.

Lisez donc les textes alchimiques si vous voulez savoir ce qu’est le langage de l’alchimie. Ensuite, vous verrez bien… Pour l’heure, tâchons à dégager de ces textes, des symboles, des images, les principales idées. Et si parfois, je vous donne l’impression de ne pas savoir très bien de quoi je parle, c’est que je cite des alchimistes ; et si parfois je vous semble contradictoire, c’est qu’il y a, apparemment, dans l’alchimie, des contradictions, je veux dire des conceptions différentes. Qui non intelligit aut taceat aut discat, conseille un alchimiste du XVIe siècle : celui qui ne comprend pas, qu’il se taise ou bien qu’il apprenne. Le savoir est affaire personnelle et il n’est pas question d’expliquer l’alchimie : on n’explique pas un symbole. Mais on peut l’analyser. Travailler à apprendre, à nous instruire des grandes idées, où les symboles s’analysent en partie.

Ces grandes idées sont récapitulées, me semble-t-il, dans la « Monade hiéroglyphique ».

La monade hiéroglyphique

Monade hiéroglyphique : « monade » réfère à l’unité ; « hiéroglyphique », c’est en effet un hiéroglyphe, à déchiffrer par définition, que constituent des lignes géométriques. La Monade hiéroglyphique fait le titre du livre sur la page de titre duquel figure un dessin qui résume la cosmosophie, toute la métaphysique alchimique. L’auteur de ce dessin, l’auteur de cet ouvrage s’appelait John Dee. C’est un Anglais, de l’époque élisabéthaine, contemporain des grands philosophes, kabbalistes chrétiens et néo-platoniciens, de la Renaissance ; c’est un savant et c’est un magicien. Il s’est adonné aux beaux-arts, il a scruté la théologie. Il est l’un des précurseurs, et deviendra l’un des maîtres à penser du mouvement de la Rose-Croix qui éclora au début du XVIe siècle. John Dee était alchimiste. En 1564, à Anvers, il publia ce livre intitulé la Monade hiéroglyphique, laquelle monade voici. Qu’y trouve-t-on ?

Dans cette Monade, un fervent défenseur d’une alchimie où la physico-chimie est essentielle, à qui je présentai l’image, me répondit : « Ceci est le signe du mercure. Or, ce mercure, me dit l’alchimiste (qui était aussi chimiste), se trouve dans l’œuf, c’est-à-dire que le mercure est en train d’être travaillé par l’alchimiste, c’est une étape du grand œuvre » ; et, devant la gravure originale où l’intérieur de l’œuf est strié de petites lignes, il ajouta : « Ces lignes indiquent qu’on est au stade du noir, au stade de la putréfaction. » Nous avons donc ici le mercure dans l’œuf au stade noir.

Dans l’œuf que voit-on ?

Que dit John Dee lui-même ? En bref, ceci : nous avons, sans doute, l’œuf, mais si nous considérons, non seulement l’œuf, mais ce qui est à l’intérieur de l’œuf, nous nous apercevrons, à l’évidence, qu’il n’y a que des lignes, des lignes courbes et des lignes droites. Ces lignes dépendent du point et tout dépend des lignes. Le point est le symbole de l’unité. Tout a commencé par le point, et tout finira par le point. Ce point, c’est la monade. Unique, il est pourtant au centre de chaque chose. Il est en particulier au centre de la Terre qu’il symbolise, et la Terre, symboliquement, est au centre du monde, de même que je suis au centre de la Terre. Le point symbolise la monade unique, la monade présente en chaque chose dont elle fait un être, car étant présente en chaque chose, elle en fait un sujet, et cette monade c’est la Terre, cette monade c’est moi-même. Cette monade, c’est la figure entière dite Monade hiéroglyphique ; le Tout.

Dans l’œuf, que voit-on ? L’on y voit le Soleil, cercle et l’on y voit la Lune, croissant. Le fait que ces deux symboles interfèrent n’est pas indifférent, car leur conjonction est fructueuse. Les deux luminaires engendrent, et la création naît de ce mariage. Le Soleil et la Lune, qui représentent les éléments générateurs, reposent sur la croix. La croix symbolise le ternaire et le quaternaire, le septénaire et l’octonaire. Au pied de la croix, le signe astronomique ou astrologique du Bélier. Ces deux arcs de cercle symbolisent le feu, qui est indispensable afin de pratiquer la monade, afin que la monade exerce son pouvoir et afin de pouvoir utiliser ce pouvoir. Comme d’autre part, tous les symboles astronomiques, ou astrologiques des planètes sont constitués par la combinaison d’une ou de plusieurs des lignes qui se trouvent à l’intérieur de l’œuf, on peut dire que toutes les planètes sont, de même que le Soleil et la Lune et la Terre, figurées par le point, présentes à l’intérieur de l’œuf, qui contient tout.

Première idée fondamentale de l’alchimie, tout à l’heure alléguée : l’univers entier est présent dans l’œuf, tout vient de l’un, l’univers vient de l’un. Tout doit revenir à l’un, l’univers doit revenir à l’un. Je viens de l’un, je dois retourner à l’un. La descente à partir de l’un, et la remontée vers l’un sont vitales. Pour opérer la remontée, s’impose la connaissance du centre omniprésent, s’impose une métamorphose, s’impose — pourquoi ne pas le dire ? — une transmutation.

La deuxième notion que cette monade hiéroglyphique nous inculque est la notion d’énergie, car elle appelle à l’effort, elle appelle au travail. « Prie et travaille », c’est la devise, les seuls mots du Mutus Liber, avec le mot « Lis ». Lis, mais : « Prie et travaille ». Or, travailler, cet effort, suppose la mise en œuvre d’une énergie. Tout provient de l’un par énergie, la remontée vers l’un implique l’exercice d’une énergie, et la présence de cette énergie se confond avec l’existence de correspondances entre tous les êtres.

Dernier point, dernière notion, la troisième après celle d’unité et celle d’énergie, fondamentales dans la métaphysique que nous désigne l’alchimie : les états de conscience. Nul autre moyen d’accomplir la remontée vers l’un, qu’un pèlerinage au cours duquel nous — et qui d’autre ? — passerons par des états de conscience modifiés. Et, si même un travail d’ordre matériel s’impose, il y a, non pas parallélisme, mais connection, articulation, interaction entre la conscience et la matière.

Le système

L’alchimie est le type achevé d’une « philosophie de la nature ».

Une philosophie de la nature

Qu’est-ce qu’une philosophie de la nature ? Sans jargonner trop philosophiquement, une philosophie de la nature (le mot traduisant l’allemand Naturphilosophie) est une doctrine selon laquelle la science expérimentale n’est pas capable d’embrasser la totalité du réel. La philosophie de la nature pose que l’exploration de l’être échappe à la science et que celle de l’étant, sous ses diverses manifestations, exige les efforts conjugués du savant et du philosophe. Nous ne sommes pas loin de la religion cosmique, qui agrée aux modernes frustrés, et du rêve d’un savoir total que la science seule ne peut pas édifier.

L’alchimie, littéralement, c’est une métallurgie, mais même en ce sens littéral, elle est une philosophie de la nature : philosophie naturelle, se dit-elle, qui relève de la philosophie occulte. La philosophie, selon le Dictionnaire hermétique de Guillaume Salmon, en 1645, est le « nom qu’on donne à la science ou art qui enseigne à faire la pierre philosophale ». Ou de l’alchimie, bien complète de sa pierre merveilleuse, comme philosophie.

Définitions

Trois définitions. Elles sont, comme il se doit, d’alchimistes autorisés.

Denis Zachaire, au XVIIe siècle : l’alchimie est « une partie de la philosophie naturelle, laquelle démontre la façon de parfaire les métaux sur terre, imitant la Nature en ses opérations, au plus près qu’il lui est possible ». Autrement dit, une philosophie naturelle parfaite d’être docile à la nature, une philosophie de la nature au double sens. Dom Pernéty, bénédictin alchimiste au XVIIIe siècle : « La chimie vulgaire est l’art de détruire les composés que la Nature a formés, et la chimie hermétique est l’art de travailler avec la Nature pour les perfectionner. » Autrement dit, fabriquer des métaux, toujours, et toujours en suivant l’exemple de la Nature (l’alchimiste pense et écrit souvent Nature, avec la capitale initiale), car la nature, pour l’alchimie qui est vitaliste essentiellement, la nature engendre les métaux, la Terre engendre les métaux, mais le processus est long. L’alchimiste répète ce processus et l’accélère.

Dernière définition : le médecin Beccher, alchimiste allemand du XVIIe siècle, place explicitement l’alchimie comme métallurgie dans la perspective ouverte par la philosophie naturelle, que dis-je ? en fait la praxis d’une philosophie naturelle, conçue comme philosophie de la nature. « Les faux alchimistes ne cherchent qu’à faire de l’or, les vrais philosophes ne désirent que la Science. Les uns ne font que teintures, sophistications et inepties, les autres s’enquièrent des principes des choses. » Cette perspective, cette identification dicte un recours à des pratiques, à une ascèse d’ordre intérieur, ou spirituel. Métallurgie et spiritualité, théurgie (mieux que mystique) : acceptons dans l’équivoque la définition la plus simple et la plus générale, que donnait l’auteur français d’un lexique d’alchimie publié en 1612, Martinus Rulandus, ou Martin Rouland : l’alchimie consiste en « la séparation du pur et de l’impur ». A partir de ces bases métaphysiques que sont l’unité, l’énergie ou les correspondances, les états de conscience, inséparables de la matière, analogues aux correspondances et analogues à l’unité, l’alchimie a élaboré tout un système qui est un système du monde qualifiant la philosophie de la nature. Sans nous y appesantir, retraçons-en quelques grands axes.

Unité de la matière

« Un, le Tout », s’inscrit dans le cercle du serpent qui se mord la queue. Si l’unité est le premier mot clef de la métaphysique de l’alchimie, l’unité de la matière est le premier mot clef de l’alchimie comme système du monde et comme métallurgie. Basile Valentin, alchimiste célèbre qui n’a pas existé, écrit dans le Char du triomphe de l’antimoine : « Toutes choses viennent d’une même semence, elles ont toutes à l’origine été enfantées par la même mère. »

En face du feu, une matière première composée d’eau et de matière, tandis que la matière est constituée de soufre et de mercure.

Trois principes

Le soufre et le mercure sont deux principes, à ne pas confondre avec les corps que la chimie désigne par les mêmes noms. Le soufre, principe de la couleur, de la combustibilité, de la dureté, principe mâle ; le mercure, principe de l’éclat, de la volatilité, de la féminité, mais parfois aussi de l’androgynat. Entre les deux, le sel symbolise le moyen d’union. S’il semble bien que les alchimistes aient toujours revendiqué la nécessité de ce médiateur c’est seulement Paracelse qui l’a nommé sel. Avant Paracelse, les alchimistes ne définissent que deux principes, et le pseudo-Valentin, qui en disserte, lui est postérieur.

Le soufre est visible et le mercure est invisible.

Le soufre correspond à l’âme qu’illustre la licorne, le mercure à l’esprit qui est le cerf, et le sel au corps qu’une forêt évoque. Et encore, le père, la mère et l’enfant, la force, la matière et le mouvement, la cause, le sujet et l’effet. En somme, du 1 vient 2, et se promulgue la loi de polarité, omniactive dans le manifesté. Les deux inhérents à la source se combinent dans l’équilibre ternaire : le soufre, positif, de la conscience (dans le temps ?) avec le mercure, négatif, du corps (dans l’espace ?), moyennant l’énergie du sel neutre. Et ces trois-là se manifestent par les quatre éléments.

Quatre éléments

Trois principes, quatre éléments. Quatre éléments oui ne correspondent pas non plus aux éléments de la chimie classique, mais qui désignent des états de la matière. Inutile d’y insister : le feu désigne l’état de chaleur, la terre l’état de sécheresse, l’eau l’état d’humidité, et l’air désigne le froid et la subtilité. Des empiriques d’aujourd’hui assignent le solide au feu, d’ailleurs électrique et expansif, la légende à l’eau, magnétique et contractive, le gaz à l’air, recteur de mouvement et de diffusion, le plasma enfin à la terre, facteur de résistance et d’inertie. Ils ne négligent pas, pour autant, la traditionnelle quintessence.

La quintessence, qu’on compare et avec audace à un cinquième élément, est, en tout cas, la partie secrète des corps, de la matière. De par son site et sa fonction, elle tient du sel. Or, le sel est en tout.

Trois principes, quatre éléments et une matière : « Notre magistère, affirme Arnaud de Villeneuve au XIIIe siècle, est tiré d’un, se fait avec un, et il se compose de 4 et 3 tout en un. »

Pour parvenir à ses fins, l’alchimiste doit travailler sur et avec ces principes et ces éléments, car ces principes et ces éléments constituent tous les corps. Le but de la nature, selon l’alchimie, est de produire de l’or, mais différents accidents, dont des influences astrales défavorables, peuvent intervenir, de sorte que le processus s’arrête à différents stades.

Ainsi, ne parvenant pas à ne faire que de l’or, la nature engendre aussi, l’influence variée des planètes discriminant, six autres métaux, caractérisés par leur proportion respective de soufre et de mercure, qui sont imparfaits et que l’alchimiste veut conduire à un état de perfection. Il relaye la nature, en l’imitant. En mieux.

Les opérations dont les alchimistes donnent la nomenclature sont diverses et différentes selon les auteurs ; souvent l’ordre des opérations a été, volontairement, de l’aveu des alchimistes eux-mêmes, bouleversé, afin de décourager ceux dont le courage est trop faible, afin d’éprouver ceux qui aspirent à pratiquer l’alchimie, qui requiert vertu.

Deux voies et maintes opérations

Deux voies en alchimie : la voie humide, voie de la verrerie, et la voie sèche, voie des poteries.

Barchusen l’allemand, qui, au XVIIe siècle, forgea le nom très significatif de pyrosophie (pur, c’est le feu, en grec), explique : dans la voie humide, le soufre et le mercure des philosophes, c’est-à-dire le soufre et le mercure au sens des alchimistes, sont cuits à feu modéré dans un vaisseau fermé. Le contrôle du feu est décisif dans la voie sèche : « Prendre le sel céleste, qui est le mercure des philosophes, le mélanger avec un corps métallique terrestre et mettre en creuset, à feu cru ; en quatre jours, l’œuvre est parfait. » La disposition du feu, dit le pseudo-Lulle, est « la clef de l’œuvre ».

Encore, la Tourbe médiévale (dans l’une de ses versions) : « Je ne vous demande que cuire. Cuisez au commencement, cuisez à la fin, et ne faites autre chose. » Mais au feu convenable : « Faites un feu vaporant, conseille Bernard le Trévisan, digérant, continuel, non violent, subtil, environné, aérien, clos, incombustant, altérant. »

Les plus grands alchimistes paraissent avoir favorisé la voie dite sèche. Peut-être est-ce à cause de sa supériorité qu’ils la détaillent moins.

Soufre, mercure et sel font la matière de la pierre, et pour faire la pierre, il convient donc d’extraire le soufre, le mercure, le sel de la matière première : « Nature prend ses ébats avec Nature et Nature contient Nature et Nature sait surmonter Nature. »

Quelle est la matière première ? Premier problème à résoudre pour l’apprenti-alchimiste. Ensuite, il la purifiera, cette matière première, il la sublimera et, après l’avoir préparée, il va, dans la voie sèche, la cuire, en la plaçant dans un œuf, un œuf qui est une sphère, une matrice, symboliquement sépulcre et prison. Cet œuf sera mis dans un bain de sable ou un bain-marie (l’expression est d’origine alchimique, en référence à Marie la prophétesse, sœur de Moïse sans exclure l’aura de toutes Maries, y compris la plus haute), l’ensemble sera mis dans un fourneau, ou athanor, symboliquement le chêne, creux, par exemple. L’œuf, l’écuelle pleine de cendres tièdes, selon Flamel, et le fourneau constituent un triple vaisseau.

Après quoi, plusieurs phases se dérouleront, qui seront signalées à l’alchimiste en un mode magnifiquement poétique : les différents régimes correspondent à des couleurs et à des notes de musique. La vision des premières et l’audition des secondes informent l’alchimiste du progrès de son œuvre. Irénée Philalèthe indique l’ordre de passages des planètes, aux stades successifs, colorés et musicaux : au départ, Mercure : couleurs diverses, notamment le vert ; suit le noir (Saturne), le gris (Jupiter), le blanc (la Lune), le vert, le bleu, le livide et le rouge foncé (Vénus), le jaune orangé, l’iris, la queue de paon (Mars) ; enfin le Soleil apporte le rouge parfait. Quant à la liste des opérations, en voici un exemple, selon Pernéty : calcination, congélation, fixation, dissolution, distillation, sublimation, séparation, ulcération, fermentation, multiplication, projection. Selon la liste brève du pseudo-Albert le Grand : « purification, lavage, réduction, fixation ».

En résumé, préparer la matière, la cuire dans l’œuf ; observer le passage des couleurs et des notes ; fortifier la pierre, en la fixant et en la fermentant ; enfin projeter, si l’on désire faire de l’or. Ou encore, pour multiplier les suggestions que je comprends sans pouvoir les expliquer : le coït précède la phase noire, à la première cuisson, de putréfaction et de mort ; résurrection, comme d’une salamandre qui traversa le feu ; ablution qui suscite l’œuvre au blanc, lequel s’élèvera jusqu’au rouge, avant la fermentation.

La formule magique du grand œuvre réside en ces deux commandements : Solve et coagula. Le soufre et le mercure, esprit et âme, en ce schéma, une fois libérés, se cherchent un corps, il faudra donc les fixer. Ignés par l’alchimiste, avec la grâce de Dieu, ils le trouvent, et le consolident. Leur mariage a le sel pour officiant : l’évêque des gravures bénit l’union du roi et de la reine. La même pierre qui, projetée, deviendra la pierre transmutatoire, servira d’élixir.

Histoire

Toutes ces idées sont à peu près communes à tous les alchimistes occidentaux. Mais d’autres formes d’alchimies sont nées ou se sont individualisées, à travers le temps et à travers l’espace. Il ne faut pas sous-estimer la communauté des idées essentielles, mais il ne faut pas non plus, comme on le fait parfois aujourd’hui, exagérer l’unité formelle de l’alchimie. Cette unité n’est pas une uniformité. Et ce qu’on appelle aujourd’hui l’alchimie c’est essentiellement l’alchimie qui s’est cristallisée aux XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles occidentaux. Nous verrons les sources.

Ce n’est pas le seul type d’alchimie, et je citerai un seul exemple d’un autre type : l’alchimie chinoise.

L’alchimie chinoise

Il se trouve que l’alchimie chinoise semble ignorer la pierre philosophale. L’alchimie chinoise se propose, elle aussi, de fabriquer de l’or, mais cette fabrication consiste en des opérations d’ordre chimique très complexes. Point de pierre philosophale qui, mise au contact d’autres métaux, transmuera ces métaux en or. Surtout l’alchimie chinoise considère (mais là il sera des alchimistes occidentaux pour approuver) que la fabrication de l’or n’est pas le but principal de l’alchimie, mais l’immortalité individuelle. Ce but peut être atteint, à condition de développer la nature humaine, ce qui s’obtient par la médecine et l’alchimie, par l’art des respirs, et par la méditation métaphysique.

Le lien que nous dirions l’unité de l’élixir et de la pierre, de l’immortalité avec la transmutation est, néanmoins, distingué avec netteté dans un texte tel que le suivant : « Sacrifiez au fourneau et vous pourrez faire venir des êtres (surnaturels) ; lorsque vous aurez fait venir les êtres, la poudre de cinabre pourra être transmuée en or jaune ; quand l’or jaune aura été produit, vous en pourrez faire des ustensiles pour boire et pour manger, et alors vous aurez une longévité prolongée. Lorsque votre longévité sera prolongée, vous pourrez voir les bienheureux de l’île P’ong lai qui est au milieu des mers. Quand vous les aurez vus, et que vous aurez fait les sacrifices fong et chan, alors vous ne mourrez pas. » Alchimie, théurgie… Néanmoins, en insistant sur l’importance de la recherche de l’immortalité, l’alchimie chinoise souligne un trait commun, à plusieurs degrés, à toutes les alchimies. L’immortalité, accessible ou inaccessible physiquement, est l’une des dimensions mythiques de l’alchimie. Le rêve, que les alchimistes affirment réalisable, de l’alchimie, c’est la liberté, la perfection, l’immortalité. Pour les hommes et pour les métaux, pour les âmes et pour les corps des uns et des autres ; et en relation des uns avec les autres. Car le travail sur la matière est aussi un travail sur l’âme et l’alchimiste en travaillant la matière se transmuerait lui-même.

Pour mémoire, l’alchimie indienne, qui vient de Grèce, tandis que l’alchimie chinoise n’est pas antérieure à l’alchimie méditerranéenne, mais j’en reviens à l’alchimie occidentale.

Origine hermétique

Des origines de l’alchimie occidentale, un auteur contemporain, physicien et ésotériste Gabriel Monod-Herzen écrit : « L’alchimie a été créée de propos délibéré par les initiés égyptiens et grecs d’Alexandrie, au début de notre ère pour mettre à l’abri de la destruction par le fanatisme ignorant, la Sagesse que le Messager des Dieux, Hermès Trismégiste avait apportée aux hommes. » Hypothèse qu’un auteur obscur, nommé Achille Oüy avait défendue entre les deux guerres. Dans un article ignoré d’ordinaire, il soutient que l’alchimie est le déguisement que des gnostiques avaient utilisé pour véhiculer leurs idées au cours de l’histoire d’une chrétienté hostile.

Il me gène un peu dans le texte de Monod-Herzen et dans la brochure d’Achille Oüy, qu’il s’agirait d’une fabrication délibérée. Sans doute, l’alchimie contient des idées gnostiques, elle est gnostique ; et l’alchimie est née à Alexandrie, j’y reviens dans un instant. Mais parler d’une tactique, parler d’une entreprise volontaire est peut-être aller un peu loin.

Du chaos à l’ordre

Tout ce que nous observons, quant aux faits, c’est l’apparition de textes alchimiques au début de l’ère chrétienne et comme fruit en quelque sorte d’une rencontre. Une rencontre, entre d’une part, les mystères, le néo-pythagorisme, le néo-orphisme, les sagesses orientales, l’astrologie, les gnosticismes dit chrétiens, bref, toutes les composantes du syncrétisme alexandrin d’une part ; et, d’autre part, des recettes techniques, des secrets de métiers extrêmement anciens.

On distingue ainsi une première période qui remonte très haut, plus loin même que nous ne pouvons voir et qui est celle des recettes techniques seules, et puis une époque philosophique, et puis la floraison de la littérature alchimique grecque des IIIe, IVe siècles. Et il est bien vrai que l’alchimie s’honore du patronage d’Hermès ; on parle, à propos d’alchimie, on parle, c’est-à-dire les alchimistes eux-mêmes, de science hermétique, d’art d’Hermès ou de science d’Hermès.

Pernéty pénètre plus avant encore qu’il ne le croit, à la fois historiquement et philosophiquement, quand il définit dans son Dictionnaire mytho-hermétique : « Alchimiste. Amateur de la Sagesse, qui est instruit des secrètes opérations de la Nature et qui imite ses procédés pour parvenir à produire des choses plus parfaites que celles de la Nature même. Le nom de philosophe a été donné de tout temps à ceux qui sont véritablement instruits des procédés du grand œuvre, qu’on appelle aussi science et philosophie hermétiques, parce qu’on regarde Hermès trismégiste comme le premier qui s’y soit rendu célèbre. » L’alchimie est née à Alexandrie et les idées fondamentales des traités attribués à Hermès (Hermès identique avec l’Egyptien Thot), et qui sont alexandrins, se confondent avec la métaphysique et la mystagogie alchimiques.

« Le principe de tous les êtres est Dieu. » J’ai cité un traité hermétique. « Un est Tout. » C’est également une phrase d’un traité hermétique. Selon le corpus hermétique, le monde était d’abord un chaos ou les quatre éléments gisaient en désordre. De ce chaos, Dieu a fait un cosmos. Du chaos, il a tiré l’ordre. L’opération se fit en séparant le subtil de l’épais, et Dieu agit ainsi comme un démiurge, à moins qu’il n’ait confié le soin de ce travail démiurgique à un être distinct de lui.

Le corps est une prison. Pour s’en évader, il faut en quelque sorte, reconnaître son irréalité et, corrélativement, notre réalité-vérité intime ; découvrir que la cause de la mort est le désir des choses matérielles, mais que nous sommes, chacun de nous, immortels. Notre personnalité, si elle n’est pas du monde, n’en reflète pas moins les forces divines qui opèrent dans le cosmos. Et cette observation nous instaure intermédiaires entre Dieu et la nature. N’est-ce pas le fondement non seulement d’une gnose exprimable dans le langage symbolique de la métallurgie, mais encore d’un rôle démiurgique confiéà l’homme, à son tour, à la fois mystique et para — (au moins) chimiste ; non seulement d’une alchimie dite spirituelle, mais encore d’une alchimie à deux versants, l’un mystique et l’autre métallurgique ?

Retenons donc encore des écrits hermétiques, au sens exact, la nécessité d’une nouvelle naissance pour l’homme, d’une métamorphose dont la transmutation peut être soit l’image, soit, en même temps que l’image, le corrélatif et l’auxiliaire. Qu’est-ce que la nouvelle naissance ? Prière : « Devenu inébranlable de par Dieu, ô Père, je me représente les choses, non par la vue des yeux, mais par l’énergie spirituelle que je tiens des puissances.

Père, je vois le tout, et je me vois moi-même dans l’Intellect. — C’est là précisément la nouvelle naissance, mon enfant. »

L’alchimie, donc, qui naît au début de notre ère, dans les milieux hellénistiques d’Alexandrie, à la rencontre d’idées métaphysico-mystiques et de recettes techniques, va engendrer toute une littérature, et ce que nous connaissons aujourd’hui en fait d’ouvrages alchimiques est l’aboutissement de cette littérature. L’œuvre du mercure, dont parle l’alchimie, peut s’entendre comme étant l’œuvre d’Hermès, c’est-à-dire la connaissance de la philosophie d’Hermès, du mercure des philosophes, et la connaissance du soufre dont le nom grec connote le divin, la connaissance du divin. (L’heureuse allégorie vient de Monod-Herzen.)

Le rôle démiurgique de l’homme en marche vers sa libération nous interdit de trop isoler les deux parties de cette rencontre, que Platon, en son Timée, préfigure et encourage. En effet, même dans l’antiquité tardive et très tardive, alors que le cosmos est déjà désacralisé à un degré assez élevé, les métiers conservent quelque chose de leur aspect rituel archaïque. Il y a toujours, en particulier dans les métiers de la construction et dans les métiers de la métallurgie, de la fonderie, de la forge, un côté sacré. C’est ce qu’Eliade, que je cite une dernière fois, exprime lorsqu’il dit que « les substances minérales participent à la sacralité de la Terre-Mère ». Les minerais sont alors considérés comme un embryon, et l’alchimiste, ou le forgeron d’abord, pratique une obstétrique. Ils accouchent la terre des métaux qu’elle porte en son sein. L’homme se substitue au temps. Comme le fondeur et le forgeron, l’alchimiste travaillera sur une matière qui est à la fois vivante et sacrée, pour la perfectionner.

La table d’émeraude

D’Alexandrie, l’alchimie passera chez les Arabes, et c’est là que sera élaboré ce document classique entre les classiques : La Table d’émeraude, dont une version latine du XIIIe (après une première traduction dans la même langue au siècle précédent) servira de code aux alchimistes occidentaux. Fera école et même loi, à partir du milieu du XIVe siècle, le déchiffrement alchimique d’Hortulain. Déchiffrement ou gauchissement ? Explicitation.

L’original, du VIIe ou du VIIIe siècle, n’est pas un texte d’alchimie, mais il expose une Naturphilosophie qui est celle de l’alchimie, et va jusqu’à enseigner l’unité de la matière (mais point au-delà, point n’entre-t-il dans la technique).

Il est vrai que ce dernier axiome figure dans la première partie du document lequel, en sa version arabe, prétendument inventée dans une crypte sous une statue d’Hermès, en comprend deux : un petit traité et la Table. Le traité a pour thème la création : Dieu crée la lumière qui enfante le mouvement qui enfante la chaleur. Se produit alors la division de la matière, substantiellement, mercuriellement une. Nulle mention, pourtant, d’or ni d’élixir à fabriquer. Pas davantage dans la Table, la seconde partie, qui, selon le Dr Paul Carton, revenant à la philosophie, et d’après la version latine, s’analyse en sept lois universelles : 1) Loi de création (causalité) ; 2) Loi de monothéisme (unité des causes) ; 3) Loi de correspondance (analogue de la nature) ; 4) Loi de vie universelle rythmée ; 5) Loi d’évolution, ou d’adaptation, ou de progrès ; 6) Loi de synthèse hiérarchisée, ou de solidarité ; 7) Loi de finalité.

Quant à l’histoire de l’alchimie, des moines italiens ont traduit du latin les livres arabes, au XIIe siècle, en Espagne d’où ils se répandirent à travers l’Europe. Mais le siècle d’or de l’alchimie se situe entre 1550 et 1650. Des traités originaux existent auparavant, le XVIIIe siècle en produira encore un certain nombre. Au XIXe, quelques auteurs maintiendront la tradition. Enfin, après l’intérêt renouvelé pour l’alchimie, dans les milieux occultistes de la Belle Epoque, cette efflorescence que nous connaissons aujourd’hui et cette désoccultation illusoire.

L’une des raisons du déclin de l’alchimie au XVIIIe siècle, c’est ensemble l’échec de Newton et la réussite de Lavoisier. Newton, vous le savez, ne consacrait qu’une partie de son temps, et pas la plus importante, à la physique, la partie la plus importante était consacrée à la théologie, et une partie non négligeable à l’alchimie. Or, Newton n’a pas réussi le grand œuvre, mais Lavoisier a fondé la chimie moderne.

Alchimie, que signifie le mot ? « Al », le préfixe, c’est l’article arabe, puisque le mot nous est venu de l’arabe. Quant à« chimie », on en a donné plusieurs étymologies. Linguistiquement et dans l’histoire à demi mythique, la chimie est l’art, ou la science, de Kem : de l’Egypte (et du noir).

D’autres étymologies sont fantaisistes. Ainsi, on a rattaché« chimie »à un mot grec signifiant « suc », ou à un mot égyptien désignant le Soleil. Fausses étymologies, mais d’une grande richesse symbolique, car l’alchimiste joue des sucs. Aussi, l’alchimie est l’art du Soleil, considéré comme source de chaleur, de lumière, de vie et, de reste, les alchimistes ont tous insisté sur le rôle du Soleil d’où provient l’énergie qu’ils mettent en œuvre après qu’elle a été réfléchie par la Lune. (La pureté du ciel leur est un thème cher.)

L’alchimie chrétienne

Dès le début du XIIe siècle, un effort s’amorce, qui se déploiera avec ampleur et force au XVIe et au XVIIe siècles, fondant une alchimie chrétienne. Sur une chimie embryonnaire, sur une métallurgie empirique, sur une doctrine philosophique se greffent une ascèse spirituelle et des pratiques rituelles en rapport direct avec la religion chrétienne que professent ces alchimistes occidentaux. Ou bien est-ce un épanouissement ?

L’alexandrisme avait incorporé le judaïsme et, dans la littérature d’alchimie, les chrétiens s’en souviennent mythologiquement. Le grec Zozime, dès le Ve siècle, en mauvaise part ! Il accuse les Juifs d’avoir acquis malhonnêtement l’alchimie des Egyptiens. Mais des manuscrits alchimiques grecs sont placés sous le nom de Moïse, et Bezaléel entre la légende de l’alchimie.

Vers la fin du moyen âge, le lien est évident, pour les alchimistes chrétiens, entre l’alchimie et la Bible : les patriarches (comme leur longévité le prouve), les prophètes et les rois d’Israël auraient connu l’alchimie, dont Tubalcain serait le père putatif. Nombre de récits historiques supportent une exégèse gnostique qui ne peut être qu’une herméneutique. Toute l’alchimie, selon Dorn, se lit dans Genèse I, 7 : « Dieu fit le firmament, afin de séparer les eaux d’en haut et les eaux d’en bas », et Maier interprète les eaux de Genèse I, 2, comme le mercure des philosophes.

Mais l’alchimiste chrétien devient, selon l’expression de Michel Noize, le « confrère du célébrant eucharistique »« L’alchimie chrétienne, écrit Noize, fut une liturgie et un essai de connaissance de Dieu à partir du monde, complémentaire de la théologie qui voyait le monde d’ici-bas à partir de la Révélation. »

L’Alchimiste chrétien, c’est le titre d’un ouvrage du médecin occitan du XVIIe siècle, Pierre-Jean Fabre, qui continue en sous-titre : dans lequel Dieu, auteur de toutes choses et les mystères de la foi chrétienne sont expliqués par analogie et figures chimiques. La doctrine orthodoxe des chrétiens, la vie et la droiture sans négligence sont démontrés par l’art chimique. Cette alchimie chrétienne s’est voulue orthodoxe, et il est remarquable que ses grands thèmes n’exigent pas évidemment d’être tenus pour hérétiques. Elle ne fut jamais condamnée par Rome. Le Nouveau Testament est mis à contribution ; par exemple, saint Paul, « car nous sommes, dit l’Apôtre aux Corinthiens, les coopérateurs de Dieu », ou encore ce verset de l’épître aux Galates ; « Qui sème dans sa chair, récoltera de la chair la corruption ; qui sème dans l’Esprit récoltera de l’Esprit la Vie éternelle. »

Mais le christianisme est-il, même en partie, une religion cosmique ?

Ésotérisme

Tout ce qui précède vous paraît sans doute assez confus, à force de variété. C’est vrai, et vous pensez bien qu’on n’a pas manqué de se demander ce qui pouvait se cacher sous cet ensemble d’images, cet ensemble d’idées, cet ensemble d’aspirations qu’aujourd’hui trouve fraternelles.

Au premier degré, le plus bas, c’est la chimie et la psychologie modernes qui sauveraient l’alchimie, alors que ces sciences l’assassinent. La chimie, en transmutant à sa manière, confirmerait une intuition maladroitement explicitée et appliquée par les alchimistes. Passons.

La psyché et l’esprit

Explication psychanalytique. Silberer, psychanalyste allemand, disciple immédiat de Freud, a expliqué, du moins le prétend-il, un certain nombre de textes alchimiques selon les règles de la psychanalyse freudienne, la seule. Aujourd’hui comme hier, constate-t-il, les mêmes tendances sont à l’œuvre dans le psychisme, mais autrement structurées, exprimant autrement l’efficacité de leur énergie. Pour vous donner un aperçu de la méthode de Sil­berer, il commente ainsi une parabole rosicrucienne : « Le promeneur dans sa fantaisie ôte et améliore le père, gagne la mère, s’engendre lui-même avec elle, jouit de son amour dès la matrice et satisfait sa curiosité infantile en observant le processus de la génération, de l’extérieur. Il devient roi, acquiert puissance et magnificence, et même des pouvoirs surhumains. »

Curieusement, Silberer s’autorise, pour opérer une psychanalyse de l’alchimie, des interprétations mystiques — dédaigneuses de tout littéralisme physico-chimique — avancées au milieu du XIXe siècle, en Angleterre, par Ethan Allan Hitchcock. Ainsi, selon Hitchcock, « le sujet est l’homme », « le sujet ou la substance, est le sujet », l’homme est le vase où l’œuf philosophique. Et qu’est-ce que le mercure mystérieuse, commun à tous, et différemment travaillé chez chacun ? La conscience ! (Mary Ann Atwood procède dans la même direction, mais avec plus de finesse.) Ce n’est pas faux, mais c’est un peu court ! De même Silberer, mais c’est sa vue qui est trop courte et confond les plans.

Vous connaissez les travaux de Carl Gustav Jung, ils ne sont pas sans seconder l’intérêt, et même l’engouement actuel pour l’alchimie. Jung, non pas d’un point de vue psychanalytique à proprement parler, mais du point de vue d’une psychologie des profondeurs, a retrouvé, a voulu et cru retrouver, en tout cas, dans le processus alchimique, une image du processus, une série d’images, l’expression imagée du processus d’individuation, du processus de la recherche et de la découverte du Soi.

Cette interprétation de Jung s’écarte de l’interprétation traditionnelle de l’alchimie, c’est-à-dire de l’alchimie telle qu’elle se présente elle-même, sur deux points capitaux. D’un part, Jung ne donne aucune place aux pratiques matérielles, métallurgiques ou peut-être autres. D’autre part, son interprétation, si elle se défend de nier la réalité théologique du sacré, la réalité du divin en soi, se refuse aussi à affirmer cette réalité. Or, cette réalité, l’alchimie l’affirme. L’alchimie pose la réalité du métaphysique, la réalité du sacré, et pas seulement de leurs traces psychologiques éventuelles. Elle en exclut le démontage, même par provision. Et fût-ce à s’en tenir à une alchimie dite — assez mal — spirituelle, l’avènement du Soi ne correspondrait qu’à la phase blanche de l’œuvre, tout exotérique. L’interprétation de Jung, peut-être explicative partiellement (mais que serait-ce à dire ?), ne rend pas compte de l’alchimie dans son ensemble, du phénomène alchimique.

Grand art et science universelle

Or, le propre de l’alchimie est d’être un ensemble et même, selon l’excellent mot du très compétent René Alleau, « une synthèse du savoir ésotérique ». L’alchimie, ajouterai-je, est ainsi l’un des microcosmes (l’astrologie, indissociable de l’alchimie, et la magie en sont d’autres) du macrocosme occultiste, une pratique qui ne peut manquer à rappeler ses principes.

André Savoret nous permet d’embrasser cet ensemble, le phénomène alchimique, quand il lui rend hommage d’exprimer une loi universelle. Par conséquent, observe-t-il il y a une alchimie morale, une alchimie sociale, une alchimie animale, une alchimie végétale, une alchimie minérale. Dans tous ces domaines, il s’agit toujours de séparer, puis de rassembler, et il s’agit toujours de retrouver l’unité originelle, glorieuse, mais perdue, de la matière et de l’esprit. Il s’agit de connaître, dans l’alchimie, sous quelque forme qu’on la prenne, et dans quelque domaine qu’on l’exerce, de connaître les lois de la vie en chacun de ces domaines ; et ces lois de la vie sont analogues d’un domaine à l’autre, puisqu’elles sont les applications particulières d’une loi universelle.

« La connaissance des lois de la vie dans l’homme et dans la nature, et la reconstitution du processus par lequel cette vie, adultérée ici-bas par la chute adamique, a perdu et peut recouvrer sa pureté, sa splendeur, sa plénitude et ses prérogatives primordiales : ce qui dans l’homme moral s’appelle rédemption ou régénération ; réincruda­tion dans l’homme physique ; purification et perfection dans la nature, enfin dans le règne animal proprement dit, quintessenciation et transmutation.

Son domaine embrasse donc tout le créé et, pour l’humanité militante, toute la portion du créé qu’elle a entraînée avec elle dans sa déchéance et qui doit ressusciter avec elle et par elle, telle qu’elle fut avant la transgression. »

Une doctrine de la réintégration

L’essentiel étant, voit Savoret, de réintégrer l’homme dans sa dignité primordiale. Ainsi, l’alchimie « spirituelle » qui n’est pas toute l’alchimie, est cependant la clef, la raison d’être de toutes les autres formes de l’alchimie, car l’homme régénéré devient la pierre philosophale de la nature déchue. Dans l’œuvre métallique, l’agent est l’énergie vivante et universelle. Le substrat, c’est la substance, la matière première qui aura été purifiée et ranimée. Dans l’œuvre spirituelle, on contemplera la descente de l’esprit divin qui est le principe même de l’énergie.

Entre ces deux œuvres règne une analogie parfaite et Jacob Boehme pouvait repousser toute différence « entre la naissance éternelle, la réintégration et la découverte de la pierre philosophale, car tout étant sorti de l’éternité, tout doit y retourner, d’une même façon. »

Ainsi l’alchimie se présente bien comme un pèlerinage de l’âme, et le parcours de l’alchimiste peut être mis en rapport analogique avec toutes les autres cartes de la conscience. Alchimie, yi-king, astrologie, tarot, autant d’écoles de transformation, de sentiers de l’arbre de vie. Prenons garde, néanmoins, de ne pas donner le nom d’alchimie à tout mysticisme, et surtout pas à toute mystique, plus ou moins syncrétiste, plus ou moins vague. Des caractères sont spécifiques de l’alchimie. Avant de conclure sur le fond même de l’alchimie qui est le corrélat pratique de l’alchimie spirituelle, ou la manipulation spirituelle de l’homme sur lui-même, avec et sans métaux, auparavant je reprendrai deux traits en quoi réside cette spécificité de l’alchimie.

Manipuler et renaitre

L’alchimie n’est pas une pré-chimie. Ce n’est pas une fausse science, ce n’est même pas une science du tout, au sens où nous entendons science. Et ce n’est pas, vous disais-je, un mysticisme vague, ni n’importe quelle mystique particulières. Or, deux traits sont spécifiques de l’alchimie : d’une part la nécessité de manipulations, la nécessité de techniques d’ordre matériel. Ces techniques doivent-elles être nécessairement exercées sur des métaux ? Cela n’est pas sûr.

On peut tenir que ces manipulations, si, en effet, elles doivent avoir pour substance la matière, le corps, le composé psychosomatique est cette matière.

On peut considérer aussi, et on retrouverait l’alchimie d’un André Breton ou d’un Mallarmé, que certain traitement du langage satisferait à l’exigence de manipulations matérielles. De Mallarmé, je craindrai de choisir une phrase. D’André Breton : « La pierre philosophale n’est rien d’autre que ce qui devait permettre à l’imagination de l’homme de prendre sur toutes choses une revanche éclatante. » Tout y est, même si de vastes pans en ont échappéà la conscience vigile de Breton.

Les manipulations, non seulement préconisées mais imposées, c’est le premier trait spécifique de l’alchimie ; si on l’associe au second.

Le second trait, spécifique pourvu d’être associé au premier, est d’être une doctrine de la régénération, de la nouvelle naissance. Il s’agit toujours d’une vie universelle, et il s’agit toujours de renaître, il s’agit toujours de se régénérer. Il s’agit, comme disent les alchimistes eux-mêmes, d’un art qui est l’art d’amour, en même temps que l’art de musique, et en même temps, disent-ils aussi, de l’art des sages. Le problème sera donc de savoir, non pas s’il faut manipuler en alchimie, mais quel sera le rapport des manipulations, et quelle sera leur sorte de matière, avec ce qu’on appelle le grand œuvre spirituel.

Pour beaucoup d’alchimistes d’aujourd’hui, l’homme ne peut remonter sans le plus grand danger jusqu’à son Créateur qu’avec le secours de la matière créée. Quant au grand œuvre spirituel, à l’aspect intérieur du Grand Œuvre, ils se bornent à recommander les lectures, la réflexion, la méditation, à conseiller une morale, somme toute, traditionnelle et une croyance religieuse assez conformiste.

Mais d’autres manipulations que métallurgiques, vous disais-je, sont possibles. Selon un alchimiste, le philosophe « Morien », « l’alchimie est l’art des arts et la science par excellence ». Chez le théosophe Louis-Claude de Saint-Martin, la manipulation est essentiellement intérieure, puisque la théurgie, c’est-à-dire la science et l’art des œuvres divines, la science et l’art de travailler sur le divin, interne théurgie, la sienne, n’est pas cérémonielle, mais interne. Saint-Martin a retrouvé la définition même de l’alchimie, en disant que l’objet de la science (et pour les alchimistes l’alchimie est la science par excellence), l’objet de la science spirituelle, de la science par excellence aussi, n’est « autre chose que de démêler le pur de l’impur afin de nous conduire à la région non mélangée ».

Comment l’alchimie prétend-elle nous conduire à cette région non mélangée ?

Théurgie

La théurgie est la partie pratique de l’alchimie spirituelle. Science des œuvres divines, vous disais-je, un travail, qui n’exclut pas la métallurgie, mais lui conférerait sa valeur opérative hors le plan physique. La théurgie est, en termes alchimiques, de purifier l’inférieur afin de parvenir à l’union avec le supérieur. La visée est vers le spirituel, la visée est vers le divin. L’achèvement est la participation à la conscience divine. Nous retrouvons Hermès et les mystères antiques.

Il faut renaître et la purification de l’âme est la condition de son exaltation. La théurgie recèle un grand secret.

Le grand secret et le grand symbole

Un grand secret, du moins pour nos contemporains, qui était une vérité d’évidence pour tous les initiés : ce que nous appelons l’âme n’est pas simple. Il y a une âme inférieure, une âme intermédiaire, et une âme supérieure, avec des subdivisions possibles.

Cela s’exprime en termes kabbalistiques, cela s’exprime en termes de Platon, entre autres. Je citerai le Zohar : « A la naissance, l’homme reçoit l’âme animale, et s’il travaille, il recevra l’âme qui émane, du Trône céleste. » Chacune de ces trois âmes est pourvue d’un corps. Cela c’est le grand secret.

Avec le grand secret, le grand symbole : le serpent. Le serpent symbolise l’énergie et la création, la génération et la régénération ou renaissance ; la sagesse. Nous retrouvons, outre l’idée d’énergie, celles d’unité et d’états de conscience, avec la maxime instauratrice : « Un et Tout ».

Le grand mystère

Passer par des états de conscience successifs, afin d’accomplir l’ascension de l’échelle de Jacob, telle est la voie du grand mystère.

La théurgie, en tant que pratique de l’alchimie spirituelle, peut se résumer en cinq phases.

Je m’inspirerai du livre court et immense de E. Langford Garstin, en 1930. Auteur maudit, alchimiste, et vrai alchimiste maudit : ses héritiers m’ont chargé d’une édition française : nul éditeur pour ce chef-d’œuvre, en un domaine si peuplé, où les ignares et les fous prospèrent : Theurgy or the Hermetic Practice.

D’abord l’œuvre grossier, et puis l’œuvre subtil. L’œuvre grossier comprend deux phases. L’œuvre subtil en comprend trois. La première phase, c’est celle de la préparation, par la prière, par la méditation et par le désir, qui peut s’alimenter de la transmutation de tous les autres désirs.

La deuxième phase est la solution. C’est un relâchement des liens qui unissent soit les deux âmes supérieures et le reste du composé humain, soit l’âme supérieure et le reste du composé humain.

Et puis vient l’œuvre subtil dont la première phase est la conversion. Un auteur des meilleurs, Arnaud de Villeneuve, décrit ainsi cette étape : « Convertis, dit-il, les éléments, et tu trouveras ce que tu cherches, car notre opération n’est rien d’autre qu’une mutation des natures et la méthode de conversion en notre mercure est la réduction des natures à leur racine première. »

Vient la séparation, et, si je parlais tout à l’heure d’un grand secret, la hiérarchie des âmes et d’un grand symbole qui est le serpent, nous voici maintenant au cœur du grand mystère. Le grand mystère qui est celui de la mort de celui qui n’est pas mort, de la mort répétée de celui qui n’est pas mort. Cette séparation, Sendivogius la décrit ainsi : « Le chercheur de la science sacrée sait que l’âme en l’homme, le petit monde, ou microcosme, se mettant au centre, est le roi. Il prend place dans l’esprit vital du sang le plus pur, ainsi gouverne-t-il l’âme, et l’âme le corps. Mais ce même esprit qui opère dans le corps, dirigeant tous ses mouvements a aussi une opération beaucoup plus grande, en dehors du corps, parce qu’en dehors du corps, il règne absolument. »

Cette phrase nous renvoie bien à l’étape de la séparation, c’est-à-dire de l’âme qui sort dans les régions divines. Rien d’un état hypnotique ou somnambulique, d’une sortie en astral comme on dit en occultisme ; rien d’un état induit par la magie cérémonielle. Tout au contraire, car ces états oblitèrent la volonté, et, dans l’état de séparation dont il est question ici, la volonté garde, au contraire, toute sa force et tout son pouvoir, et la conscience conserve toute sa lucidité. A cette phase pénultième de la séparation, la transe est divine, l’extase est divine, l’âme rencontre le divin, et de lui acquiert pouvoirs et connaissances. L’illusion serait à la mesure de l’impureté subsistante.

Séparation et réunion

Enfin, dernière phase : après la séparation, la réunion ; les alchimistes la désignent parfois aussi comme la coagulation. Fixer le volatil. « L’esprit, dit le Trismosin dans Splendor Salis, dissout le corps, et, dans la dissolution, il extrait l’âme du corps et change le corps en âme, et l’âme est changée en esprit, et l’esprit est réuni au corps, et ainsi a-t-il stabilité. » C’est-à-dire que l’âme, par un processus réitéré et réitéré, touche au divin, le touche et puis revient purifier le corps, se réunit à lui. Ainsi, peu à peu, ce processus avance la renaissance. Sans cesse, de nouvelles projections, une augmentation du pouvoir de la pierre, et ce stade de la réunion de l’âme avec le corps, advenant après chaque séparation de l’âme d’avec le corps, rapproche le temps de l’union de l’homme avec Dieu. « La multiplication de la pierre se fait en réitérant la même opération, qui ne consiste qu’à ouvrir et à fermer, à dissoudre et à coaguler ; d’où les vertus de la pierre se trouvent infiniment augmentées. » Eudoxe. Le symbolisme alchimique sollicite encore, au cas présent, la rosée.

Il faut, dirai-je, en reprenant le symbole de la rosée, distiller l’âme inférieure du corps, qui est l’eau et cette distillation nous permettra de dissoudre la partie volatile ou aérienne de l’âme intermédiaire, laquelle contient l’âme supérieure, ou le feu. Mais, voilà qu’après avoir essayé de dégager quelques idées, je commence à emprunter le vocabulaire de l’alchimie ! Je m’arrête, en vous laissant sur un ou plutôt deux derniers symboles alchimiques.

Azoth

Afin de désigner le principe initial et final du grand œuvre, son principe essentiel, les alchimistes utilisent le mot « azoth ». « Azoth » aligne la première et la dernière lettre des alphabets grec, latin et hébreux. « Azoth » est, le nom du mercure en alchimie, de la magnésie, de la médecine universelle. C’est pour moi, à l’école du très grand ésotériste américain A.E. Waite, le symbole d’un quadruple rêve et de quatre perfections : la perfection physique, un rêve de beauté, la perfection morale, rêve d’amour, la perfection intellectuelle, un rêve de poésie, et la perfection spirituelle, un rêve mystique. Ce que l’alchimie nous incite à croire, et peut-être peut-elle nous en persuader à tort ou à raison ? j’incline à l’en croire c’est que ces quatre rêves correspondent à une réalité potentielle.

Et j’ai parlé de deux symboles en viatique. Celui de l’azoth en appelle, en effet, un second.

A son ouvrage intitulé précisément Azoth, Waite donne ce sous-titre : l’Etoile à l’Orient. Quelle intuition ! Quelle expérience ! Quelle alchimie !

La réalisation du grand œuvre accomplit la renaissance, la naissance du nouvel homme que symbolise éminemment l’étoile à l’orient, l’étoile des mages, l’étoile de Bethléem, qui est aussi celle du retour en gloire.

(Texte à peine revu mais augmenté, des libres propos tenus aux cercles de l’Artimon-Genève et de l’Artimon-Lausanne.)