André Nahum
Qu’est-ce que le bonheur ?

(Texte emprunté au site du Centre International de Recherches et études Transdisciplinaires) INTRODUCTION D’une façon générale on admet que le bonheur, pour autant qu’il existe, est un état dans lequel on se trouve dans la durée. Sinon, on se limiterait à disserter sur le plaisir uniquement, ce qui n’est pas mon propos. Nous verrons toutefois […]

(Texte emprunté au site du Centre International de Recherches et études Transdisciplinaires)

INTRODUCTION

D’une façon générale on admet que le bonheur, pour autant qu’il existe, est un état dans lequel on se trouve dans la durée. Sinon, on se limiterait à disserter sur le plaisir uniquement, ce qui n’est pas mon propos. Nous verrons toutefois qu’au-delà de ce qu’on nomme plaisir, il existe des moments de bonheur que l’on peut qualifier de sublimes.

Nous vivons dans une civilisation où de plus en plus de gens n’ayant pas de problèmes matériels ni de santé se sentent malheureux. Pourquoi ? Parce qu’il faut apprendre et faire trop de choses, parce qu’il faut se positionner par rapport aux autres, parce qu’on a peur de l’avenir dans un monde qui change constamment, parce qu’on n’a plus de repères spirituels, voire moraux. Tout cela produit de l’anxiété, de la peur.

Pourtant il y a un consensus pour admettre qu’un bonheur « global » s’acquiert par l’addition d’éléments tels que : bonne santé, réussite sociale, aisance matérielle, confiance en soi, optimisme. La question s’arrête-t-elle là ? On peut avoir tout cela et être incapable de trouver un sens à sa vie. Les éléments consensuels et constitutifs de bonheur que j’ai cités recoupent des dimensions très différentes : ceux qui relèvent de l’avoir, du matériel et ceux qui relèvent du psychique et de l’être. On peut ajouter, sans risque de dérapage par rapport à la conception la plus répandue en occident, quelques attitudes, états d’âme et manifestations signes de bonheur :

La joie, le rire, l’aptitude à l’émerveillement. À travers l’humour utilisé souvent comme arme contre la souffrance et l’absurdité de la condition humaine, le rire manifeste un triomphe, même temporaire, du bonheur sur le malheur. La joie se cultive en vivant l’émerveillement au quotidien. On peut s’extasier devant un paysage, un enfant, un animal, ressentir positivement qu’on est reliés à l’univers. Une façon simple de cultiver la joie au quotidien consiste à voir le verre à moitié plein plutôt qu’à moitié vide. La joie et le rire sont contagieux.

L’authenticité : apporte la paix de la conscience et la confiance d’autrui alors que la méfiance et la dissimulation se nourrissent d’inquiétude et procurent mal-être et malentendus aux conséquences parfois graves.

Le Don. Suzuki, le maître Zen, a écrit : « D’instant en instant, nous créons et c’est la joie de notre vie. Mais ce « je » qui toujours créé, toujours donne n’est pas le petit « je », c’est le grand « je ». Même si vous ne réalisez pas l’unité de ce grand « je » et de tout, vous vous sentez bien quand vous donnez quelque chose parce que vous vous sentez alors un avec ce que vous donnez » [1]. J’ajouterai que lorsque vous réalisez cette unité dont parle Suzuki, vous faites aussi un avec celui à qui vous donnez.

La création et la contemplation d’une œuvre d’art. L’artiste transcende sa névrose, arrive parfois à l’illumination, et recréé le monde. Contempler une œuvre d’art ou un paysage est de la même intensité et procure des instants de bonheur.

L’amour, évidemment. Cependant l’amour-passion conduit à l’esclavage mental, car il s’agit d’un sentiment possessif et jaloux. Comme l’écrit Eckhart Tollé, l’amour ne précède pas, il suit la réalisation de soi car il devient alors universel ; il s’adresse à tous les êtres et n’attend pas de contrepartie [2].

La communion dans l’égrégore : la sensation de bonheur augmente puissamment lorsqu’on l’expérimente à plusieurs. Un égrégore se produit lorsqu’un groupe de personnes se réunit pour partager un projet commun, qu’il soit d’ordre matériel, intellectuel ou spirituel. Un puissant courant d’émotion collective « transforme le corps en une pile électrique, capable de fabriquer sa propre énergie » [3]. En connectant nos sources d’énergie comme si nous étions branchés les uns aux autres, nous créons une nouvelle énergie, plus globale. Les franc-maçons connaissent bien l’égrégore qu’ils vivent et pratiquent lors de la Chaîne d’Union. Selon Jules Boucher celle-ci créé un champ magnétique qui sera d’autant plus fort que chaque maillon sera plus actif. Il ajoute qu’ainsi elle acquiert, au-delà de sa signification symbolique, une efficience réelle [4]. L’égrégore peut même demeurer lorsque les personnes qui le vivent ne sont plus ensemble. Il m’est arrivé de ressentir ainsi que « l’air était plus lourd » qu’au dehors dans certains édifices religieux alors qu’il n’y avait pas d’office en cours ni de gens en prière.

D’autres éléments que l’on associe parfois au bonheur n’y apportent qu’une contribution limitée :

D’emblée j’ai rejeté le plaisir comme élément constitutif essentiel du bonheur. L’hédonisme ou la recherche constante du plaisir cause plutôt de la souffrance : le plaisir est éphémère, celui qui cherche à le satisfaire n’arrive jamais à satiété ; dès que son plaisir est assouvi, il va en chercher un autre s’enfermant ainsi dans un cercle vicieux.

L’absence de douleur ou état de repos : il s’agit d’une illusion car le mental nous assaillit et prend le contrôle avec toutes sortes de craintes, d’angoisses, de regrets etc. si nous sommes dans un état passif. Mieux vaut lui préférer ce qu’on appelle le « non-agir » ou vacuité, comme on va le voir.

Nos racines, notre appartenance à une famille, à une nation fondent une identité sociale et contribuent à l’équilibre psychique. Toutefois, et même si nous avons vu que l’égrégore exalte de façon positive le sentiment collectif, seuls les groupes qui n’excluent pas les autres, qui demeurent ouverts au monde peuvent mener au bonheur. En réalité, le bonheur s’obtient dans la communion avec son être profond et l’univers.

LA SUISSE ET LE BONHEUR

Un article paru dans Le Temps [5] va dans le même sens. L’auteure, Esuna Dugarova, est une bouriate (Sibérie) qui travaille dans une organisation internationale à Genève. Elle écrit qu’il n’y a pas de recette simple pour le bonheur dans notre monde troublé. La formation de l’esprit, le développement de la compassion et la connexion avec l’autre forment trois éléments interdépendants qui peuvent nous aider à maîtriser l’art du bonheur. Les liens sociaux enracinés dans l’amour et l’affection apportent plus de contentement que la richesse matérielle. Mme Dugarova conteste à la Suisse le rang d’un pays de gens heureux. Elle cite le nombre élevé de suicides et constate que les Suisses, comme les autres occidentaux, sont individualistes mettant en avant les objectifs personnels au-dessus du reste et envisageant les liens avec autrui en termes d’intérêt. Elle observe que les gens ici sont souvent tristes, solitaires et parfois renfermés sur eux-mêmes. Je serai plus nuancé sur la tristesse, beaucoup de personnes traînant plutôt une forme de mélancolie dont ils ne sont pas toujours conscients car elle n’empêche pas des moments de joie et de gaieté. On peut également observer qu’en Asie, les habitants des grands centres urbains présentent de plus en plus les mêmes défauts qu’en Occident.

HISTOIRE DE LA QUÊTE DU BONHEUR EN OCCIDENT [6]

Les philosophes grecs ont inventé le souci du bonheur. Aristote relève que les gens recherchent surtout les plaisirs physiques, mais qu’il y a bien d’autres plaisirs qui découlent de l’amour, de l’amitié, de la contemplation etc. L’homme doit se hisser au niveau du « principe divin » qui est en nous, utiliser la raison pour établir un juste équilibre entre la satisfaction des besoins corporels et la vertu. Ainsi s’acquiert le bonheur, selon ce philosophe.

Vient ensuite Épicure, philosophe du plaisir. Il lui donne des limites : on obtient le bonheur en ne recherchant que les plaisirs « naturels et nécessaires » au détriment des plaisirs superflus comme le luxe, le paraître, le pouvoir, les honneurs. Épicure promeut une éthique de la modération, le bonheur se concrétisant dans l’ataraxie ou quiétude de l’âme. Aristote et Épicure condamnent tous deux les excès dans un sens comme dans l’autre : l’ascétisme et la débauche.

Platon enjoint la conversion à la vie de la pensée, ouvrant la porte à un bonheur fortement teinté de mélancolie puisque cela fait découvrir qu’il n’y a rien à attendre d’un monde de douleurs et de mensonges où le corps nous retient comme une enclume. C’est la victoire totale du mental qui va régner sur le monde occidental/

L’école stoïcienne, fondée par Zénon, fit de nombreux émules : Épictète, Sénèque, Marc-Aurèle. Les lignes de force de cette doctrine sont : le monde est un et rationnel (car sous-tendu par le « logos » divin), il y a une causalité universelle fixant le destin des hommes, et tout ce qui advient est « bon ». Dès lors, le bonheur consiste à accepter le monde tel qu’il est et à adhérer à l’ordre cosmique, c’est ainsi que l’on atteint la tranquillité de l’âme. Contrairement aux épicuriens, les stoïciens considèrent que ce ne sont pas les plaisirs mais la volonté de faire le bien, d’être vertueux qui mène au bonheur, Marc-Aurèle dirait « le bonheur héroïque du devoir accompli ». Ils enseignent de vivre le présent tout en anticipant l’avenir pour se préparer aux désagréments qui pourraient survenir.

Les penseurs grecs et latins s’appuient sur la Raison et le raisonnement. Il y aura ensuite une parenthèse avec le règne des courants religieux pour qui le bonheur est au paradis, pas sur terre [7]. Puis, avec des philosophes comme Descartes et ensuite le siècle des lumières, jusqu’au positivisme en passant par Hegel et Marx, les philosophes occidentaux feront de nouveau largement référence à la Raison. Ce faisant ils réduiront, ce qui de leur point de vue constitue « la vérité universelle » à des systèmes de pensée qui ne prennent pas en compte la globalité des qualités données à l’homme, comme l’intuition et l’amour. De plus, si la Raison divine est illimitée, tout le monde conviendra que la raison humaine est imparfaite. Les philosophes occidentaux ont cherché, en s’appuyant sur ce qu’ils croient être la Raison avec un grand R, à construire une doctrine qui réponde aux questions : qui sommes-nous, d’où venons-nous et où allons-nous. Socrate disait : « tout ce que je sais c’est que je ne sais rien », or on ne peut construire une philosophie à partir de rien, même si on s’aide de la raison. Ces philosophes émettent donc des hypothèses qui varient selon les inclinaisons de leur auteur et arrivent à des conclusions diverses. On appelle cela pensée spéculative. Certes, il y a aussi des penseurs qui, plutôt que de bâtir une doctrine de vérité soi-disant universelle, s’attachent à construire un système de valeurs éthiques dans le cadre d’une recherche du « Bien ».

Deux philosophes dérogent à ces courants, car plutôt que de miser sur la Raison mais sans la rejeter, ils vont s’attacher à la réalisation de soi et faire appel à une puissante intuition, ce qui va permettre qu’on les qualifie de visionnaires.

SPINOZA

L’un d’entre eux est Spinoza. Philosophe juif ayant vécu en Hollande au 17ème siècle, Spinoza est non-dualiste : il y a un seul monde, la nature qu’il assimile à Dieu et il n’y a pas d’opposition entre le corps et l’esprit. Spinoza ne rejette pas la Raison, il fait appel à elle pour guider l’homme dans la recherche de la liberté et du bonheur. Il faut se libérer des passions, sans rejeter ses désirs, pour évoluer dans la joie de vivre. Il s’oppose à une morale imposée pour se libérer, par soi-même, de « la servitude consistant à l’impuissance de l’homme à gouverner et à réduire ses affects » [8] . Il faut être raisonnable et se soumettre à des lois valables pour tous, il n’y a pas de péché mais seulement des erreurs que l’on commet parce qu’on ne suit pas sa nature. Ce qui est utile à l’un, l’est aux autres : « Quand chaque homme recherche le plus ce qui lui est utile à lui-même, alors les hommes sont le plus utiles les uns aux autres » [9]. Ensuite, au-delà de la Raison, l’intuition « grâce à laquelle on peut saisir la relation entre une chose finie et une chose infinie, (va permettre) de prendre conscience de l’adéquation entre notre monde intérieur et la totalité de l’Être (…) Cette saisie intuitive nous procure la plus grande félicité, la joie la plus parfaite, car elle nous fait entrer en résonance avec l’univers entier » [10]. C’est ce que Spinoza appelle béatitude, et qui fait écho aux tenants de l’éveil. Cette apologie de la joie rejoint également la psychologie positive contemporaine qui enseigne de ne pas se focaliser sur nos problèmes et nos émotions négatives mais de cultiver ce qui peut contribuer à notre développement personnel. Je traiterai plus loin la psychologie positive et le concept d’éveil.

NIETZSCHE

Nietzsche vient bien plus tard que Spinoza (1844-1900). Il ne cherche pas le bonheur, d’emblée il postule que la vie est tragique, mais il faut dépasser sa condition ordinaire d’homme soumis à la religion et à la morale, pour animer sa volonté de puissance et aller vers le « surhumain ». La recherche d’un bonheur mesquin fait de petits plaisirs annihile cette volonté. Il faut aller plus loin, et dans cette exaltation, dans cette lutte pour aller de l’avant, une forme de bonheur apparaît car elle est l’expression d’une grande liberté. Je qualifierai cette philosophie de « posture » intellectuelle, elle n’est pas vraiment aboutie même si elle remet en question beaucoup de valeurs et croyances qui plombent l’homme et la société, le modèle de surhumain prôné par Nietzsche reste assez vague, ce qui d’ailleurs a conduit à des interprétations tendancieuses et à des tentatives de récupération par des idéologies totalitaires. En réalité Nietzsche pensait que chacun est capable de se dépasser, il était sans doute sur la bonne voie mais sa démarche est restée intellectuelle, il lui a manqué la dimension spirituelle ou transcendance.

LA PSYCHOLOGIE POSITIVE

De nos jours, les tenants de la psychologie positive cherchent à fonder une « science du bonheur ». Prenant le contrepied de la psychologie du vingtième siècle qui, avec Freud, étudiait le mal-être, elle étudie et met en avant ce qui fonctionne bien chez l’homme : la force de caractère, l’altruisme, l’exercice d’une activité où on excelle, etc. Cultiver ces aspects de la personne, voir toujours le verre à moitié plein plutôt qu’à moitié vide, avoir confiance en soi, mène à un bonheur qui ne se résume pas à se sentir bien : il entraîne une meilleure santé, plus de succès dans ses entreprises, et un engagement social plus fort. Ces psychologues établissent des stratégies pour parvenir au bonheur : exprimer sa gratitude, s’émerveiller, se réjouir de ce qu’on a et de ce qu’on vit, éviter de se comparer à autrui, cultiver l’amitié, pardonner… Le professeur Tal Ben-Shahar, qui enseigne à Harvard « l’apprentissage du bonheur », écrit : « il y a des rituels que nous pouvons introduire dans notre vie quotidienne pour nous aider à être plus heureux (…) Mettez par écrit chaque soir avant le coucher cinq choses importantes ou non, pour lesquelles vous ressentez de la gratitude : un bonheur familial, un bon repas, un sourire… Laissez vos émotions s’exprimer, acceptez-les comme quelque chose de naturel, que ce soit la peur, la tristesse ou l’anxiété. Refouler ses sentiments conduit à la frustration ou au mal-être ». Le professeur ajoute qu’il ne faut pas faire trop de choses à la fois et recommande l’exercice physique en lieu et place des anti-dépresseurs [11].

La psychologie positive a débouché sur une forme de récupération d’un concept bouddhiste qu’on appelle la méditation de pleine conscience. En voici une définition : « Pratique de méditation invitant à développer une conscience de chaque instant, claire, non réactive et non-discriminante. Les bouddhistes considèrent cet état d’ouverture comme une qualité innée de l’esprit, mais qui abîmée par nos modes de vie, d’éducation et de pensée, nécessite d’être cultivée volontairement » [12]. Cette pratique a fini (très récemment) par être admise par les thérapeutes occidentaux, notamment français, qui ont longtemps refusé d’intégrer des méthodes de travail intérieur du patient qui ne pouvaient être validées par une observation scientifique. Or, les techniques d’imagerie qui permettent de visualiser les mécanismes à l’œuvre dans le cerveau lors des états méditatifs ont permis de surmonter cet obstacle d’ordre « académique ». Plusieurs thérapies basées sur la pleine conscience ont été développées avec succès, notamment pour lutter contre les effets du stress (mindfulness-based stress reduction). Certes, mon propos n’est pas d’ordre thérapeutique, mais cette méditation peut être expérimentée par des individus en bonne santé, qui peuvent ainsi arriver à une sensation de bonheur. Le psychiatre Antoine Pelissolo explique que dans un tel processus le « cerveau du haut » ou néocortex prend le contrôle de la conscience, ce qui n’est pas possible chez des dépressifs, et mène à l’éveil à condition d’avoir une pratique constante [13].

La méditation de pleine conscience se nourrit de l’attitude consistant à vivre le présent en lâchant prise mentalement et en se concentrant sur ce que l’on fait, en acceptant ce qui est, sans se focaliser sur le résultat à atteindre ni autres problématiques temporelles liées au passé ou au futur. Eckhart Tollé fait une remarque intéressante dans son livre d’exercices de méditation : il recommande de se demander s’il y a de la joie, de l’aisance et de la légèreté dans ce que l’on fait. Si ça n’est pas le cas, cela ne signifie pas qu’il faut faire autre chose, mais changer les modalités. Accorder l’attention la plus totale à tout ce que l’instant présent peut offrir, accepter ce qui est car on ne peut à la fois accorder son attention à une chose et lui résister [14].

BOUDDHISME, CHAMANISME, TAOÏSME

J’ai évoqué le bouddhisme comme source d’inspiration de la technique de méditation de pleine conscience. Cette tradition enseigne qu’il faut se libérer des désirs et de la souffrance ici-bas, ainsi qu’une discipline englobant effort juste, attention juste, concentration juste et « recueillement par cessation », pour parvenir au nirvana. Ainsi obtient-on « l’anéantissement de l’avidité, de l’aversion et de l’aveuglement [15] », autrement dit de l’ego. Le nirvana est la même chose que l’éveil, l’illumination, c’est l’état de félicité, de paix totale. Au-delà de du détachement stoïcien, le bonheur correspond à la libération de l’attachement au moi : pas seulement voulue rationnellement mais réalisée et vécue dans son être entier. Les moines bouddhistes se livrent à différentes méditations, dont celle dite de compassion. L’effet de celle-ci a été prouvé par des IRM : « les moines déclenchent dans leur gyrus frontal gauche une excitation très supérieure aux résultats obtenus par des dizaines de cobayes. Or cette région du cortex est connue pour héberger les émotions positives comme la joie et l’enthousiasme. Ainsi quand un méditant se soucie mentalement du bien-être d’autrui, il déclenche un pic de félicité dans son propre cerveau [16] ».

Le bouddhisme, tout en reconnaissant qu’ils existent, rejette la pratique des pouvoirs magiques. Quant à moi, je n’y vois aucune raison de m’y opposer si cette pratique contribue au bonheur : on l’appelle alors magie blanche. Les chamanes, dont les traditions remontent très loin dans l’histoire, utilisent certaines formes de magie qui leur permettent de communiquer avec les esprits et de soigner les malades. Souvent, au-delà de son rétablissement, le patient va diffuser à son tour des énergies positives. Il faudrait d’ailleurs s’occuper aussi des personnes qui se pensent bien-portantes mais qui ne vivent pas en accord avec eux-mêmes et leur environnement. Voici ce qu’en dit une chamane moderne, Sandra Ingerman, dont les propos font écho à la psychologie positive et à l’éco-psychologie : « nous vivons dans un environnement que beaucoup perçoivent comme toxique. Dans nos agissements, nous n’honorons pas les éléments qui nous font vivre. Nous avons déversé des polluants dans l’environnement. On pourrait en dire de même de ce que nous déversons psychiquement autour de nous. D’un point de vue spirituel, le monde extérieur reflète la toxicité de notre monde intérieur.

De même que nous devons changer notre comportement et nettoyer l’environnement, nous devons également faire le ménage dans notre demeure intérieure ». L’auteure fait ensuite référence à l’alchimie qui nous enseigne que nous sommes tous des semences de lumière dorée. Il faut pratiquer la transmutation personnelle, et « dans la mesure où le monde extérieur est le reflet de votre monde intérieur, vous guérissez la planète et toute la vie » [17].

Historiquement, le chamanisme a précédé le taoïsme qui enseigne le non-agir, autrement dit « glisser » tout son être dans la Voie, le Tao, vivre en harmonie avec sa propre nature et la nature, la marche de l’univers [18]. Tchouang Tseu refusa d’être ministre, disant qu’il préférait jouer dans la boue plutôt que d’être enchaîné au roi. Le bonheur pour les taoïstes consiste à jouir de sa liberté acquise dans cette forme de détachement que procure le cheminement dans la Voie. Il s’agit de lâcher prise et atteindre la vacuité.

En lâchant prise, nous abandonnons le « mental » et nous nous rendons compte que nous sommes quelqu’un d’autre que l’ego, le « moi » auquel nous nous étions identifiés. Ensuite, par la pratique, on arrive à l’union sujet-objet. Ainsi, dans le tir à l’arc, le maître dit au disciple : « Ne tirez pas, laissez cela tirer ». Il ne faut pas tirer avec l’ego, mais tirer par une action « qui n’est plus un effet fabriqué par le moi mais une action qui est un effet naturel de l’être. Cela se fait dans la liberté du « non-agir »[19]

« Lâcher prise, c’est accepter le moment présent inconditionnellement et sans réserve » [20]. Cela ne veut pas dire que nous nous détournons du monde extérieur, nous continuons à agir, à communiquer, mais sans jugement, sans nous inquiéter du futur et sans nous attacher au passé. Cela permet de dégager des ondes positives qui sont contagieuses.

Nous sommes alors en chemin pour atteindre l’éveil, en d’autres mots : illumination, béatitude, extase, satori. Dans cet état de plénitude, qui peut nous prendre par surprise, nous réalisons l’unité à l’intérieur de nous-mêmes, nous sommes partie de l’Un et partie du Tout, en harmonie avec l’Univers. Les différences s’effacent, les opposés se rejoignent et nous découvrons l’amour véritable d’où émane la compassion pour tous les êtres. Le temps n’a plus d’emprise, nous baignons dans l’éternité du présent et ressentons une paix profonde. S’agit-il d’une rencontre divine ? Assurément, mais on ne doit pas nécessairement l’associer à un dogme religieux. Comme le dit Pierre Weil, « l’état transpersonnel (=l’éveil) est identique dans toutes les traditions spirituelles. C’est un état inconditionné et donc indépendant de toute influence culturelle » [21]. Citons encore Lanza del Vasto : « celui qui sait jouer cette musique-là n’a pas seulement la joie, il devient la joie » [22]. Dans cet état, bonheur et « sacré » se rejoignent, pour autant que l’on comprenne le sacré comme étant d’ordre universel : il en va ainsi des lieux dits « saints » qui le sont plus par la somme des prières concentrées dans ces lieux que par ce qui, historiquement, les distingue des autres traditions.

CONCLUSION

De mon point de vue, le bonheur est une pratique, et non pas une abstraction. La conviction d’être heureux dans la durée est quelque chose de rare et très positif. Que vouloir de plus ? Si, effectivement on accepte mentalement que l’on a tout ce qu’on pourrait souhaiter, si on se limite à le conserver sans autre forme d’ambition, si l’on n’est pas inquiet de le perdre, autrement dit on n’est pas prisonniers du temps qui passe, alors oui, cela est une forme de bonheur très appréciable. Surtout si, en allant plus loin que la rigidité stoïcienne, on le fait en « lâchant prise ». Il faut se libérer de la contrition pour arriver à la joie du non-agir. Ainsi on va au-delà de la simple satisfaction de posséder, on est en mode d’être plus qu’en mode d’avoir. Une phrase de Ramana Maharshi illustre cette libération : « la réalisation consiste à vous débarrasser de l’illusion de croire que vous n’êtes pas réalisé » [23].

Il convient d’y ajouter, à l’heure du changement climatique, la nécessité de se reconnecter à la nature. Comme le dit l’écothéologien suisse Michel Maxime Egger, « le climat se réchauffe car nos cœurs sont trop froids. (…) L’homme occidental s’est placé à l’extérieur de la nature, voire au-dessus d’elle, par conséquent ce qui arrive à cette dernière ne le touche pas ». Du bonheur, il dit ceci « vivre avec moins de biens et plus de liens ! Maintes études sociologiques montrent qu’à partir d’un certain niveau de richesses matérielles, la courbe du bonheur s’inverse et génère du mal-être en cascade » [24].

Quid de l’éveil ? L’état où nous réalisons que nous ne faisons qu’un avec ce qui nous entoure et ceux qui nous entourent, avec tout l’univers, où le temps est aboli, où l’amour règne, est pour moi le bonheur suprême. Toutefois rares sont ceux qui atteignent cet état et pour ceux qui y arrivent, ils ne peuvent s’y maintenir longtemps, car nous vivons en société et notre corps a ses contraintes. De plus il ne suffit pas de souhaiter le vivre pour qu’il se présente. Il y faut soit une longue période de méditation en étant coupé du monde, soit cela vous prend par surprise suite à un choc psychologique ou médical. Les maîtres Zen disent qu’il faut pratiquer la méditation sans rien en attendre. [25] Ensuite, parfois, la chute peut être brutale même si le vécu de ce moment de félicité nous enrichit pour la vie entière. Par chute j’entends un état névrotique où l’on se sent étranger à la société : on a alors tendance à se refermer sur soi-même. Ensuite, il faut remonter la pente sans renoncer à l’authenticité et sans avoir peur d’être incompris.

En conclusion, je propose une courte recette du bonheur, avec entrée, plat et dessert : Cesser d’être sur nos gardes. Ne pas être prisonnier de son « ego », de son « mental ». Ne pas juger les autres, ni chercher à leur plaire. Être en paix avec soi-même, être dans le moment présent autant que possible. Lorsque le temps n’a pas d’emprise, la peur de la mort disparaît. S’aimer soi-même permet d’aimer les autres. Le sentiment d’être heureux permet de rayonner autour de soi et d’augmenter le bon carburant du vaisseau Terre.

André Nahum

BIBLIOGRAPHIE

LENOIR Frédéric, Du Bonheur (Fayard, existe aussi en Livre de Poche)

TOLLE Eckhart, Le Pouvoir du Moment Présent (J’AI LU) Mettre en Pratique le Pouvoir du Moment Présent (J’AI LU)

ANTHOLOGIE DE L’EXTASE (QUESTIONS DE, 1989, Albin Michel)

RIFFARD, Ésotérismes d’Ailleurs (BOUQUINS)

CASTERMANE Jacques, Comment Peut-on Être Zen (Poche Marabout)

KELLER Daniel et BRYON-PORTET Céline, L’Utopie Maçonnique, (Dervy 2015)

INGERMAN Sandra, Sur les Traces du Chaman (Vega)

SCHNETZLER Jean-Pierre, La Franc-Maçonnerie comme Voie Spirituelle, DERVY, 1999

FOURRIER Claude Charles et DETHIOLAZ SYLVIE, Les États Modifiés de Conscience, FAVRE

Journaux et magazines :

PSYCHOLOGIES mai 2015

LE NOUVEL OBSERVATEUR, 24.12.2008 (encart sur le bonheur)

Le Temps des 25.9.2015 et 5.12.2015

INEXPLORÉ (INREES) juin 2015

ALPINA septembre 2009

___________________________________________

1Shunryu Suzuki, Esprit Zen, Esprit Neuf

2 Le Pouvoir du Moment Présent

3 Article de Lucile de la Reberdière, dans la revue INREES du 26.2.2015

4 Symbolisme Maçonnique

5 Du 25.9.2015

6 Voir notamment Frédéric Lenoir (Du Bonheur) et Le Nouvel Observateur du 24.12.2008

7 Sans oublier les gnostiques, mystiques chrétiens qui cherchaient à obtenir la « grâce divine » lors de leur vie terrestre.

8 L’Éthique, cité par Lenoir p. 193

9 ibid

10 ibid

11 Le Nouvel Observateur, numéro précité

12 Psychologie Magazine, mai 2015

13 idem

14 Mettre en Pratique…p. 43

15 Riffard p. 692

16 Le Nouvel Observateur, numéro précité

17 p. 202

18 Voir mon article sur le Taoïsme (2011)

19 Castermane p. 45

20 E. Tollé, Le Pouvoir du Moment Présent, p. 222

21 Anthologie de l’Extase, p. 13

22 Ibid, p.66

23 Cité dans Les États Modifiés de Conscience

24 Article paru dans Le Temps du 5.12.2015

25 C. & A. Simpkins, Le Petit Livre du Zen, La Table Ronde, 2000