Bernard d’Espagnat
Questions de fondements en physique quantique

Pour nuancé que soit le jugement que l’on est en droit de porter sur le XXème siècle, il faut bien reconnaître, qu’en ce qui concerne la physique, il aura été un vrai siècle d’or. Y ont étrangement progressé non seulement les applications, cela nous le constatons à seulement regarder autour de nous, mais aussi la […]

Pour nuancé que soit le jugement que l’on est en droit de porter sur le XXème siècle, il faut bien reconnaître, qu’en ce qui concerne la physique, il aura été un vrai siècle d’or. Y ont étrangement progressé non seulement les applications, cela nous le constatons à seulement regarder autour de nous, mais aussi la connaissance pure.

Au sujet de ce dernier point, on peut dire que la théorie physique d’aujourd’hui repose en définitive sur deux très grands acquis de la première moitié du XXème siècle : la relativité, restreinte et générale, et la mécanique quantique.

Des disciplines telles que l’astrophysique, la cosmologie, l’étude des particules dites « élémentaires », sont entièrement fondées sur ces deux « piliers ». D’autres, comme la physique des solides, la chimie théorique, prennent plus particulièrement appui sur le second.

C’est dire l’intérêt que revêt à l’heure actuelle une réflexion détaillée portant sur le rôle exact de la mécanique quantique dans tel ou tel domaine précis, sur les fondements de cette mécanique et sur les éventuels changements qu’il faudrait faire subir à ses principes.

Le rôle exact de la mécanique quantique en certains domaines précis.

Sur ce point là, je serai bref, et par conséquent schématique. Je limiterai mon horizon à deux questions, d’ailleurs liées : celle du rôle de cette mécanique dans la constitution de l’ordre et celle de son rôle en chimie. Il s’agit, je le dis tout de suite, de deux questions controversées, et c’est justement là ce qui les rend intéressantes.

En ce qui concerne la première, la controverse se fonde sur le fait qu’à la suite des travaux de Turing, de von Bertalanffy, de Prigogine et d’autres chercheurs, la possibilité d’une apparition d’ordre à partir du chaos est maintenant bien établie et ses mécanismes assez bien compris. Or ces mécanismes, qui mettent en jeu la complexité, sont loin d’être spécifiquement quantiques. De fait, c’est même sur des modèles non quantiques qu’on les étudie le plus aisément.

D’un autre côté, la mécanique quantique est, elle aussi, créatrice d’ordre (via les différences qualitatives qu’elle impose entre états possibles), et elle l’est même au sein de systèmes simples, tels que les atomes et les molécules. La question est donc de savoir lequel des deux effets est le plus important. Ou plus exactement, il s’agit de savoir dans quels domaines le premier l’emporte sur l’autre et vice-versa.

Je ne pense pas que parmi les spécialistes concernés l’accord soit unanime sur ce point, et je me contente donc de donner très rapidement mon sentiment. Il est que les phénomènes de bifurcation, de structures dissipatives, et ainsi de suite, qui caractérisent la première approche citée, sont essentiels pour ce qui touche aux créations d’ordre de type macroscopique, telles qu’on les voit survenir dans des phénomènes aussi variés que la thermodynamique et la cinétique chimique loin de l’équilibre, les changements climatiques à court terme, la construction des termitières, l’évolution urbaine et ainsi de suite ; et qu’en revanche, ce sont les régularités quantiques qui l’emportent en définitive, et de beaucoup, dans le domaine de l’ordre biologique, tout au moins au niveau de la molécule complexe.

Qui dit molécule, dit chimie, et ceci nous amène à la seconde des deux questions : est-il ou non vrai que la chimie soit réductible en droit à la mécanique quantique ? Le célèbre physicien britannique P.A.M. Dirac s’est autrefois prononcé sans ambiguïté pour une réponse positive, et il existe un très grand nombre de théoriciens de haute valeur qui continuent à soutenir que c’est là la réponse correcte Mais cette opinion ne fait pas l’unanimité.

L’un des principaux arguments des opposants consiste à souligner que, tout comme les cristaux et autres objets macrocospiques, les molécules ont des formes, des orientations dans l’espace et d’autres semblables propriétés que (au moins au delà d’une certaine « grosseur ») elles paraissent vraiment posséder en soi, tout à fait indépendamment des procédés, instruments et ainsi de suite éventuellement mis en œuvre pour observer telle de celles-ci ou telle autre. Aux yeux du « profane » rien ne paraît, assurément, plus naturel. Il n’en est pas moins vrai que, prise tout à fait au pied de la lettre, une telle thèse n’est pas compatible avec l’idée que ces systèmes, qui sont composés d’un nombre fini de particules, pourraient être décrits au moyen de fonctions d’onde (« orbitales »), fonctions des coordonnées de ces particules et d’elles seules.

Bien entendu, une réponse possible à cet argument consiste à faire observer que nos mesures simultanées des grandeurs en question ne peuvent jamais atteindre la précision au niveau de laquelle une vraie difficulté théorique apparaîtrait. Mais la discussion continue, du fait, en particulier, que certaines molécules possèdent plusieurs niveaux fondamentaux se déduisant les uns des autres par symétries, chose dont l’explication « quantique » paraît nécessiter l’intervention de l’environnement.

Manifestement, le débat est intéressant au plan des concepts et il l’est même à plus d’un titre. Son issue ne devrait pas être sans portée en ce qui concerne la question du réductionnisme. Et, vu sous un autre angle, il touche aussi à la très délicate question du réalisme, dont il est question ci-dessous.

Le physico-chimiste Hans Primas (E.T.H. Zurich) est l’auteur d’une intéressante tentative d’éclaircissement de ces matières. Schématiquement, elle consiste à ne pas négliger le rôle de l’environnement, ce qui nécessite un élargissement du domaine traditionnel de la mécanique quantique des chimistes puisqu’il faut alors traiter de systèmes ayant un nombre infini de degrés de liberté.

Plus précisément : partant d’une physique quantique totalement rigoureuse mais de ce fait non-prédictive (elle porte, d’une manière non-séparable, sur la totalité de l’Univers), Primas procède à une série d’approximations strictement contrôlées mais mettant en jeu un « point de vue humain sur le monde ». Et il parvient ainsi à des sous-théories coïncidant avec les modèles qu’utilisent les chimistes et les biologistes pour décrire comme des objets les molécules qu’ils étudient. Contrairement à la mécanique quantique proprement dite, ces modèles, ces théories partielles et dérivées, peuvent être formulés dans le langage « réaliste » auquel nous sommes habitués et qui consiste, (comme je le notais plus haut), à attribuer par la pensée aux systèmes physiques étudiés toutes sortes de propriétés qu’ils sont censés avoir en soi (sans du tout se soucier de savoir si, au plan théorique, on pourrait ou non les mesurer simultanément avec précision). Ces modèles réalistes étant des outils indispensables au chimiste, (et plus encore au biologiste), Primas juge qu’en définitive ce n’est pas la mécanique quantique « toute nue » mais bien la mécanique quantique traitée de cette manière, disons, « volontariste », qui atteint la « réalité chimique ». Il conclut donc que la chimie existe donc en tant que science ayant ses concepts et lois propres, qu’elle utilise la physique (quantique bien sûr) mais qu’elle ne s’immerge pas dans la physique.

Les fondements de la mécanique quantique

Au niveau des mathématiques, ces fondements ont été bien élucidés. Toutefois, lorsqu’on les scrute d’un œil un tant soit peu « philosophique », on s’aperçoit que les mathématiques de la physique quantique contemporaine ont un caractère essentiellement opérationaliste.

Il y a là une différence significative avec la physique classique. En physique classique, les concepts premiers, (celui de « point matériel » par exemple), prétendent se référer aux choses ou aux propriétés des choses. En physique quantique, (et le fait devient de plus en plus patent au fur et à mesure que la théorie revêt des formes plus générales et plus savantes), les concepts premiers se réfèrent avant tout aux opérations, (préparation des systèmes physiques, mesure des grandeurs observables), qu’au moyen de ses instruments l’homme effectue sur les choses.

Certaines tentatives qui furent faites, (logique quantique par exemple), et dont il était espéré qu’elles dépasseraient l’opérationalisme et permettraient de revenir à une description « réaliste », (au sens ancien et banal du terme), n’ont pas sur ce point été convaincantes, en grande partie en raison du caractère « globalisant » ou « holiste » de la mécanique quantique (non-séparabilité).

Plus précisément, les principes de base de la physique quantique sont ce qu’ils sont, (je pense par exemple à la linéarité : les scientifiques comprendront ce que je veux dire et cela les aidera à suivre mon argument, mais ce terme n’est pas définissable sans formules et c’est pourquoi je dois m’abstenir ici de l’expliciter). Et en toute rigueur, ces principes de base enferment celui qui prétendrait les faire servir à une description des choses « telles qu’elles sont vraiment » dans ce qu’on peut appeler le « cercle du holisme ». J’entends par là que, comme déjà noté à propos de la chimie moléculaire, la théorie se refuse, pour ainsi parler, à ce que son référent « réaliste » (par opposition à « opérationaliste »), soit constitué de « choses distinctes » même liées par des interactions. Elle n’accepte à ce titre que « tout l’Univers ». Le seul moyen véritablement fonctionnel de briser le cercle du holisme est donc précisément de se rabattre sur l’opérationalisme, et c’est bien ce que font les physiciens en général, sans le dire ou en le disant.

Faut-il alors se résigner à ne voir dans l’ensemble de la physique théorique qu’un système de règles de calcul permettant de prévoir ce que nous et les autres observerons ? En un sens, oui, mais il est des consolations et même mieux que de simples consolations.

L’approche de Primas, par exemple, est bien, dans une certaine mesure, une reconquête du réalisme et c’est bien sous ce jour que la voit son auteur. Mais ce n’est pas un réalisme au sens ancien. Les choses, les objets, n’y ont qu’une objectivité seulement faible puisqu’elles procèdent en toute rigueur, nous l’avons vu, d’un point de vue que nous prenons, nous, êtres humains, sur le monde. On peut parler à leur sujet, ainsi que je l’ai fait ailleurs, de réalité empirique.

Il est curieux de constater que cette évolution des sciences physiques vers une reconnaissance de la validité de la notion de réalité empirique trouve son parallèle dans certains cercles purement philosophiques. C’est ainsi par exemple que Hilary Putman (Harvard), lequel pouvait naguère être classé parmi les partisans du réalisme au sens usuel, est parvenu par un cheminement purement philosophique à une conception (Internal Realism) qui coïncide pratiquement avec celle à laquelle je fais allusion.

Changements éventuels des principes quantiques

La théorie quantique se perfectionne de jour en jour, cela va de soi. On en reformule, en particulier, les principes pour les rendre plus généraux. Mais c’est une autre question que de savoir s’il faut vraiment les modifier dans leur base même. A l’heure actuelle, la grande majorité des physiciens, arguant du fait que ces principes « fonctionnent » très bien tels qu’ils sont, disent qu’ils n’en voient pas la nécessité. Mais il y a des dissidents, lesquels se recrutent parmi les réalistes « purs et durs », que la notion de réalité empirique, (au sens précisé ci-dessus), ne suffit pas à satisfaire.

Les tentatives de modification sont très nombreuses mais non toutes d’égale valeur. Je n’évoquerai ici que les deux seules qui me paraissent devoir retenir l’attention.

La première est celle qui consiste à introduire des variables supplémentaires, (dites souvent « cachées »). Elle remonte à une idée ancienne de Louis de Broglie et a surtout été développée par David Bohm et par John Bell. A vrai dire, elle n’est « modification » que dans un sens assez restreint. En droit, en effet, elle reproduit toutes les prédictions d’observation de la mécanique quantique « orthodoxe ».

La présence en son sein de ces variables supplémentaires sert seulement à permettre à la théorie de très considérablement se rapprocher, au plan philosophique, du réalisme au sens usuel. Mais un célèbre théorème du même John Bell montre qu’il n’est pas question qu’une telle théorie nous débarrasse du holisme. La conséquence est qu’elle nous dépeint un monde sous des couleurs extraordinairement différentes de celles sous lesquelles la « physique utile » le voit, (même le Big Bang n’y est plus qu’une « petite ride » à la surface du Réel, selon l’expression de Bohm). En outre, elle paraît à peu près inconciliable avec les principes relativistes, si ceux-ci sont également pris dans une acception « réaliste ».

Une autre tentative de modification, plus radicale et plus récente, qui présente un grand intérêt est celle que l’on doit aux physiciens italiens G.Ghirardi, A.Rimini et T. Weber. Dans cette théorie, il n’y a pas de variables supplémentaires et la fonction d’onde est une – l’unique – réalité. Mais le holisme est en partie détruit grâce à l’introduction dans l’équation de base de termes violant la linéarité. Cette brisure du holisme permet de considérer les objets solides, instruments de mesure en particulier, comme des réalités en soi, j’entends comme n’ayant rien à voir avec un quelconque « point de vue humain sur le monde ». Ceci toutefois ne paraît pas s’étendre à tout l’ensemble du réel. L’image, classique mais naïve, d’un gaz comme constitué de petits objets en mouvement et qui s’entrechoquent ne paraît pas pouvoir être sauvée par cette théorie, laquelle laisse donc entiers les problèmes relatifs à une interprétation réaliste des théories de la cosmogénèse. En outre, pas plus que l’autre, cette théorie ne paraît conciliable avec une interprétation réaliste des lois de la relativité.

Dans ces conditions, la question de savoir s’il faut ou non changer les principes de base de la mécanique quantique relève, à l’heure actuelle, de l’opinion. Je penche, pour ma part, vers une réponse négative, toutes les théories « à changement » me paraissant être des métaphysiques un peu trop gratuites pour être convaincantes. Je persiste à donner ma préférence au couple de notions « réel voilé » et « réalité empirique », la première se référent à ce qui est et la seconde aux phénomènes.

Bernard d’Espagnat

(Extrait de Lettre Science culture N°39. Janvier-février 1989)

Bibliographie

J.S.Bell : Speakable and Unspeakable in Quantum Mechanics, Cambridge University Press, Cambridge U. K.1987.

D. Bohm, Physical Review, 85, pp 166,180 (1952).

L. de Broglie, Journal de Physique 5, p.225 (1927)

B. d’Espagnat: Une incertaine réalité, Gauthier-Villars, Paris 1985.

G. Ghirardi, A. Rimini et T.Weber, Physical Review D34, p.470 (1986).

H. Primas : Chemistry, Quantum Mechanics and Reductionism, Springer Verlag, Heidelberg (R.F.A.) 1981.