Gary Lachman
La métaphysique du ruissellement : De Nietzsche à Trump

Traduction libre Vers la fin de 1887 ou au début de 1888, le philosophe Friedrich Nietzsche – alors sans lecteur, malade et pratiquement inconnu – a eu une intuition qui, selon lui, allait déterminer l’histoire de l’Europe et, par défaut, celle du monde, pendant les deux cents années à venir. « Ce que je raconte », écrivait-il […]

Traduction libre

Vers la fin de 1887 ou au début de 1888, le philosophe Friedrich Nietzsche – alors sans lecteur, malade et pratiquement inconnu – a eu une intuition qui, selon lui, allait déterminer l’histoire de l’Europe et, par défaut, celle du monde, pendant les deux cents années à venir. « Ce que je raconte », écrivait-il dans ses carnets (qui, après sa chute dans la folie en 1889, allait tragiquement tomber entre les mains de sa sœur aryenne, antisémite et suprématiste), « c’est l’histoire des deux siècles à venir ». « Je décris ce qui va arriver », poursuit-il, et ajoute de façon inquiétante « ce qui ne peut plus arriver autrement… » [1]

Qu’est-ce qui était en route et qui ne pouvait s’arrêter ? C’était, nous dit Nietzsche, « l’avènement du nihilisme » [2] Nous allons bientôt aborder la question du nihilisme. Pour l’instant, je veux me concentrer sur la prémonition philosophique de Nietzsche et sur son sentiment que ce qu’il a vu et dit à ce sujet ne serait pas compris par ses contemporains, et encore moins accueilli par eux, mais qui pourrait, avec un peu de chance, parvenir aux oreilles d’une génération ultérieure. Il faut attendre le mot de la fin pour savoir quel en est le rapport avec Trump.

Un homme prématuré

Nietzsche s’est toujours considéré comme un homme hors du temps – à plus d’un titre. L’une de ses premières œuvres s’intitulait Thoughts Out of Season, ou, selon une autre traduction, Untimely Thoughts (Considérations intempestives). Les lecteurs de ses derniers ouvrages, tels que L’Antéchrist, qui n’a été publié qu’après sa dépression définitive, peuvent déceler l’urgence avec laquelle il a présenté le premier – et finalement le seul – livre de ce qu’il avait voulu être – sans jamais y parvenir – son opus magnum, qu’il a nommé Revaluation of All Values (la Réévaluation de toutes les valeurs).

Le titre original de ce chef-d’œuvre jamais achevé, La volonté de puissance, a été adopté par sa sœur et utilisé par elle lorsqu’elle a présenté la grande collection de notes que Nietzsche a laissé derrière lui après son effondrement à Turin comme le chef-d’œuvre démembré qu’il n’a jamais été. Ce non-livre, brillant comme tout ce que Nietzsche a jamais écrit mais qui n’est en rien comparable à Ainsi parlait Zarathoustra ou Le crépuscule des idoles, est passé entre de nombreuses mains et a atteint un public de lecteurs sous plusieurs formes, y compris la forme insalubre que lui ont donné les pirates nazis, grâce à sa sœur qui aimait Hitler [3]. Nietzsche savait-il que ses jours de santé mentale étaient comptés et qu’il ne serait pas capable de fusionner les notes disjointes qui constituaient La volonté de puissance en une solide articulation systématique de sa pensée ? Le sentiment que le temps lui manquait l’a-t-il obligé à mettre un terme à sa rhétorique et à mettre tout ce qu’il avait dans une maniaque explosion d’énergie créatrice qui produisit non seulement l’Antéchrist, mais aussi sa dernière critique de son ex-héros Wagner, ainsi que ce qui doit être considéré comme l’autobiographie la plus étrange jamais écrite, Ecce Homo ? Ses protestations dans cette tentative daimoniquement divine de raconter « comment on devient ce qu’on est », pour qu’il ne soit pas confondu « avec ce que je ne suis pas ! »  le suggèrent [4]. La tragédie, comme tout lecteur de Nietzsche le sait, est que c’est exactement ce qui lui est arrivé, à plus d’un titre.

Mais alors même que sa santé mentale se dirigeait vers son crépuscule, Nietzsche se considérait comme en avance sur son temps. Il n’a pas écrit pour aujourd’hui, ni même pour demain. Comme il le dit dans l’avant-propos de l’Antéchrist – qui est une présentation aussi compacte que possible de la pyrotechnie rhétorique de Nietzsche – « C’est seulement après-demain qui m’appartient ». « Certains sont nés à titre posthume », nous dit-il, et il espèrait que ses lecteurs le seront aussi ; il doutait, ce qui est compréhensible, qu’ils soient déjà vivants. [5]

 

Ce sentiment d’être en avance sur son temps a conduit Nietzsche à remarquer qu’il pouvait établir son pronostic pour les deux prochains siècles car il s’était déjà perdu dans « tous les labyrinthes de l’avenir ». Il nous dit alors qu’il est « un esprit d’oiseau devin qui regarde en arrière en racontant ce qui va venir »[6]. Il ne voit pas seulement son approche irrévocable, il l’a vécue d’avance et l’a traversé. Il peut nous dire ce qui est en route, ce que cela signifie et ce que nous pouvons en faire, car il est déjà passé par là. Comme un chaman, Nietzsche est le guérisseur blessé qui a eu la maladie que nous allons tous contracter prochainement, et il est ici pour nous dire comment nous pouvons non seulement y survivre, mais aussi devenir plus sains grâce à elle.

Pourtant, Nietzsche ne peut qu’espérer que ses lecteurs, ses vrais lecteurs, arrivent à un moment donné dans le futur et se tournent vers ses écrits afin de comprendre leur présent. Ils n’étaient certainement pas nombreux à l’époque où il écrivait. Il savait qu’il n’écrivait pas pour « ceux pour qui il y a des oreilles qui écoutent aujourd’hui »[7]. Lorsque Zarathoustra descend du sommet de la montagne pour diffuser le message du surhomme, les habitants de la ville se moquent de lui. [8] « Ils ne me comprennent pas », se lamente Zarathoustra. « Je ne suis pas la bouche de ces oreilles. » [9]

Nietzsche savait que ce serait le cas. Dans The Gay Science (Le gai savoir), écrit juste avant Zarathoustra, il annonce pour la première fois la révélation qui est au cœur du message de Zarathoustra, à savoir que « Dieu est mort ». Pourtant, le fou qui l’annonce est accueilli avec le même rire que celui qui accompagne les proclamations tout aussi menaçantes de Zarathoustra. « Je suis venu trop tôt », se dit le fou, « mon heure n’est pas encore venue ». Bien que l’acte soit fait, sa réalité n’a pas encore atteint les gens, même si ce sont eux qui ont commis ce génocide [10]. Ce formidable événement, pense le fou de Nietzsche, « est toujours en cours ». « Les actes, bien qu’accomplis, demandent encore du temps pour être vus et entendus  [11].

Nietzsche a écrit ces mots en 1882. Au moment où j’écris, 2020, une année turbulente, se dirige vers sa dernière saison. Près d’un siècle et demi s’est écoulé depuis que le fou de Nietzsche est entré sur le marché avec sa lanterne allumée sous le soleil du matin. Assez proche, peut-être, des « deux prochains siècles » de Nietzsche pour que tout ce qui est en route montre les signes évidents de son arrivée ?

Nihilisme

Le mot « nihilisme » a été inventé par le romancier russe Ivan Turgenev et apparaît pour la première fois dans son roman Fathers and Sons (Pères et fils), publié en 1862. Le mot latin nihil signifie « rien » et le nihilisme est donc la croyance en rien. La question de savoir si cela signifie un manque de croyance en quelque chose ou une croyance active en rien reste discutable. L’historien Jacques Barzun, distinguant la différence entre le nihilisme et l’anarchisme, avec lequel il est souvent confondu, a fait remarquer qu’un « vrai nihiliste ne croit en rien et ne fait rien à ce sujet » [12]. L’anarchiste partage un manque de croyance dans les mêmes choses que rejette le nihiliste, mais contrairement à son cousin moins motivé, il veut certainement entreprendre quelque chose à ce sujet. À l’époque de Turgenev, les anarchistes – ceux qui ne croyaient en aucun gouvernement – lançaient des bombes sur les rois et les hommes politiques ; ils étaient les terroristes de leur temps. Un nihiliste au sens de Barzun n’aurait jamais pris la peine de faire des efforts aussi inutiles, et aurait rejeté l’idéalisme apolitique de l’anarchiste comme une illusion de plus.

Pour Turgenev, le nihilisme avait un contexte politique et social. Comme le suggère le titre de son roman, cela était lié au conflit intergénérationnel entre les romantiques des années 1840 (les pères) et les « hommes nouveaux » (les fils) des années 1860 [13]. Bazarov, le protagoniste de Turgenev, rejette l’idéalisme de la génération précédente et nie la réalité de toute valeur autre que celles appréhendées par la science – ce qui signifie en fait toute valeur, étant donné qu’en dehors des valeurs pratiques et utilitaires, qui peuvent être quantifiées et mesurées, la science reconnaît que les valeurs, au sens idéaliste, n’existent pas. Cette « foi » dans ce qui ne peut être connu que « positivement » – c’est-à-dire quantitativement – serait ironiquement baptisée « positivisme », et serait associée aux idées du fondateur de la sociologie, Auguste Comte. Dans The Devils (Les possédés) publié une décennie après Fathers and Sons, Dostoïevski a dramatisé les conséquences du nihilisme des Hommes Nouveaux lorsque leurs idées sont mises en pratique. À la fin du roman, des corps sont éparpillés à gauche et à droite et une ville est en flammes, tout cela à cause des idées « progressistes » positives des Hommes Nouveaux dans la ville.

Valeurs anciennes et nouvelles

Nietzsche connaissait le nihilisme russe ; il était un lecteur de Dostoïevski. Mais sa notion de nihilisme était plus large que celle de Turgenev et ne permettait pas la réponse religieuse ou spirituelle que Dostoïevski a explorée dans son dernier roman, Les frères Karamazov. Nietzsche était conscient des dangers liés à l’idée que, si rien n’est « vrai », au sens ancien et idéaliste de la Vérité, alors tout est « permis », et que Dostoïevski a explorée dans Crime et Châtiment. Mais Nietzsche voyait aussi dans cette terrible « vérité » une occasion de créer de nouvelles valeurs.

Pourquoi a-t-on besoin de nouvelles valeurs ? Parce que, comme le croyaient les nihilistes, les anciennes n’étaient plus crédibles. Mais Nietzsche n’était pas d’accord avec les nihilistes pour dire que toutes les valeurs étaient creuses. D’où sa tentative de « réévaluation de toutes les valeurs ». Pour dire les choses simplement, ce n’est pas parce que les valeurs qui avaient jusqu’alors informé et motivé la civilisation occidentale n’étaient plus tenables – comme Nietzsche le croyait – que nous ne pouvions pas créer de nouvelles valeurs pour nous aider à surmonter la catastrophe qu’il voyait inévitable. En fin de compte, pour Nietzsche, le nihilisme peut avoir un effet positif, en ce sens qu’il peut débarrasser le terrain des idées dépassées et créer un espace pour un nouveau départ. Sans que cela soit garantie.

L’étrange invité

Marx avait prévenu qu’un spectre hantait l’Europe. Pour Nietzsche, ce spectre, le communisme, n’était qu’un élément perturbateur de la fête. Le véritable esprit qui frappait à la porte était le nihilisme. « D’où vient cet invité des plus troublants ? » demande Nietzsche. Il est arrivé, dit Nietzsche, parce que « les valeurs que nous avons eues jusqu’à présent tirent ainsi leur conséquence finale ; car le nihilisme représente la conclusion logique ultime de nos grandes valeurs et idéaux… » [14]

En bref, Nietzsche dit que la recherche même de la vérité, tant au sens religieux que scientifique, que l’Occident a considérée comme l’apogée de la perfection, et l’obligation d’honnêteté qui nous oblige à lui obéir, ont abouti à la vérité paradoxale qu’il n’y a pas de « vérité » au sens d’une réalité « objective » exigée par notre intégrité intellectuelle et spirituelle.

Comme Nietzsche, nous pouvons considérer Platon comme la source de cette recherche de la vérité, puisque sa philosophie a inspiré à la fois le christianisme qui a incarné la « faim de vérité » spirituelle et la science ultérieure qui a recherché la vérité physique sur l’univers par le biais des mathématiques. Nietzsche dit que cette valeur suprême s’est ébranlée. Notre honnêteté même nous oblige à reconnaître que l’objectif d’atteindre le but de la Vérité nous a conduit à la vérité que ce but n’existe pas, du moins pas dans le sens où nous l’avions cru. Il n’existe pas de « monde supérieur », ni au sens platonique des formes idéales, dont l’ombre est le monde des sens, ni au sens chrétien d’un Dieu aimant qui donne un sens à notre vie ici-bas.

Je dois souligner que Nietzsche a accepté l’univers impie et dénué de sens que la science de son temps introduisait activement dans la conscience occidentale, et que la science actuelle continue à promouvoir comme la « vraie » vision des choses. Comme l’a fait remarquer l’astrophysicien Steven Weinberg, « plus l’univers semble compréhensible, plus il semble également vain ». Cette évaluation est partagée par la majorité de ses collègues. Nietzsche était d’accord pour dire que l’univers n’avait pas de sens, mais il pensait que nos vies n’avaient pas à l’être.

Pourtant, même la « vérité » de la science, qui a tiré le tapis sous toutes les « vérités supérieures », n’est pas à l’abri de la « dévaluation » détectée par Nietzsche. La science se fonde sur des « faits », le type de connaissances mesurables et quantifiables qui ont informé le positivisme et les Hommes Nouveaux. Pourtant, Nietzsche insiste qu’« il n’y a pas de faits ». Ce que la science considère comme des faits sont des interprétations. Elles peuvent avoir une valeur pratique, c’est-à-dire fonctionner, mais en fin de compte elles sont « une sorte d’erreur sans laquelle un certain type d’animal se trouve dans l’impossibilité de vivre » [15] Comme le philosophe Bergson, le jeune contemporain de Nietzsche, le ferait valoir, l’intellect est un organe au service de la vie [16]. Le travail de l’intellect, selon Bergson, est de scanner le monde et de réduire sa complexité à une image bien revue qui nous permet d’y survivre et d’y agir. Il aurait convenu avec Nietzsche que dans le cas des faits, « la valeur pour la vie est finalement décisive » [17] La « vérité », « révélée » par la science, ne nous dit pas ce qu’est « réellement » le monde ; c’est une interprétation qui nous permet de manipuler le monde à notre meilleur avantage. Les « faits » que la science célèbre comme étant la « vérité » sur le monde sont en réalité des falsifications très utiles, informées dans le but de réduire la réalité du monde à la quantité qui peut nous être utile.

On peut se demander si « la vérité qu’il n’y a pas de vérité » est un coup de poing sur la tête. Car si elle est vraie, alors il doit y avoir, après tout, une sorte de vérité qu’elle partage, et donc elle se réfute elle-même. Et si elle n’est pas vraie – comme elle doit l’être s’il n’y a pas de vérité – alors il n’y a aucune raison d’y prêter attention. Mais pour l’instant, laissons ces problèmes logiques de côté.

L’oubli de l’Être

Martin Heidegger, ainsi que Ludwig Wittgenstein, probablement le philosophe le plus influent du XXe siècle, ont pris très au sérieux l’annonce de l’avènement du nihilisme par Nietzsche. Heidegger était d’accord avec Nietzsche sur le fait que Platon était la source du problème, mais sa réponse à ce sujet était plutôt différente de celle de Nietzsche. Quoi que nous puissions penser de ses idées – et Nietzsche ne voulait rien d’autre que de nous laisser guider par elles – nous devons admettre que Nietzsche est l’un des philosophes, sinon le plus lisible. Peu le sont. Bergson, que nous avons mentionné, en est un. Schopenhauer et Kierkegaard le sont aussi. Mais la plupart des philosophes ne sont pas captivants et les pires délinquants à cet égard sont allemands – c’est pourquoi Nietzsche est une telle exception. Il a même dit qu’il aurait souhaité ne pas avoir écrit Ainsi parlait Zarathustra en allemand.

Heidegger tombe dans le camp des philosophes illisibles. Là où Nietzsche distille ses idées sous leur forme la plus compacte et invite souvent son lecteur à compléter la pensée, en utilisant une ponctuation qui exprime son sens autant que ses mots, Heidegger est souvent la prolixité même, forçant son lecteur à avancer à pas d’escargot par son utilisation excentrique de mots autrement familiers et ses néologismes fréquents, en contraste avec la danse exaltante de Nietzsche. Il est dommage que Nietzsche n’ait pas été assez présent et assez compos mentis (sain d’esprit) pour pouvoir commenter l’interprétation de son œuvre par Heidegger – ou même celle de tant d’autres. On soupçonne que son grand descendant philosophe était peut-être de ceux dont Nietzsche craignait qu’ils « le confondent » avec ce qu’il « n’était pas », comme tant d’autres l’ont fait. Car, de ce que nous pouvons considérer comme le point de vue de Nietzsche, c’est exactement ce qu’a fait Heidegger.

On peut se demander si « le roi secret de la pensée », comme l’appelait Hannah Arendt, élève et maîtresse de Heidegger, faisait de son mieux pour philosopher Nietzsche, comme Hegel, autre penseur allemand difficile, avait philosophé toute la philosophie avant lui [18]. Certains spécialistes de Nietzsche, comme Michael Tanner, ont reproché à Heidegger d’avoir adopté « l’opinion selon laquelle le “vrai” Nietzsche se trouve dans les carnets », une opinion, nous l’avons vu, qui a été lancée et encouragée par l’odieuse sœur de Nietzsche [19]. Tanner affirme que cela a permis à Heidegger de « vendre sa propre philosophie comme dérivant de Nietzsche tout en étant critique à son égard », et c’est qui exactement ce que fait Heidegger. [20]

Là où Nietzsche croit avoir vu clair dans la fausseté de la métaphysique, que nous pouvons comprendre comme une spéculation rationnelle sur le caractère d’un monde « supérieur », « au-delà de » ou « transphysique », comme l’indique le préfixe grec « meta », Heidegger surenchérit en incluant la notion de « volonté de puissance » de Nietzsche comme la dernière expression de la métaphysique que Nietzsche voulait saper. Nietzsche pensait avoir échappé aux limites et aux contraintes de la pensée métaphysique et que les nouvelles valeurs qu’il prévoyait allaient fournir aux hommes et aux femmes du « monde post-métaphysique » l’inspiration nécessaire pour créer une nouvelle vision de l’existence humaine. Selon Heidegger, Nietzsche s’était dupé lui-même et était aveugle au fait – ce que Heidegger voyait bien sûr très clairement – que ce qu’il avait fait en réalité était de mener la métaphysique occidentale à son terme.

Heidegger l’explique dans son essai « Le Mot de Nietzsche : “Dieu est mort” » [ 21]. Brièvement, pour Heidegger, la notion de Nietzsche selon laquelle « la volonté de puissance », qu’il présente comme la force motrice de la vie – une idée qui a influencé, entre autres, Alfred Adler et Adolf Hitler – procède par la création de valeurs, la maintient dans le domaine purement humain et maintient la perception du monde comme disponible. Pour Heidegger, cela signifie que Nietzsche, comme tous les philosophes avant lui, reste aveugle ou inattentif à ce que Heidegger considère comme la préoccupation fondamentale de la pensée : la question de l’être.

Un mauvais virage chez Platon

Heidegger était d’accord avec Nietzsche pour dire que la route empruntée par l’Ouest depuis Socrate avait conduit à l’étrange invité qui se trouvait à notre porte – ou, comme j’espère le montrer bientôt, assis dans notre salon. Mais là où Nietzsche voyait la perte de l’instinct et du contact avec les forces vitales de la vie par la montée du rationalisme socratique, Heidegger voyait quelque chose qu’il estimait plus fondamental : la perte du contact avec l’être lui-même. Qu’est-ce que l’être ? C’est une bonne question, et Heidegger pensait que l’Occident l’avait perdue de vue lorsque la raison socratique a chassé de sa place d’honneur les philosophies mythopoétiques des présocratiques. [22]

Nous prenons conscience de l’être lorsque le fait de notre propre existence, ou celui de toute autre chose, nous surprend. Ça n’est pas une définition de l’être – c’est indescriptible – mais une manière de reconnaissance quand nous nous en souvenons. Car pour Heidegger, la plupart du temps, nous ne nous en souvenons pas ; nous souffrons de ce qu’il appelle « l’oubli de l’être ». C’est un diagnostic de l’humanité moderne qu’il a partagé avec l’enseignant ésotérique Gurdjieff, qui, je dois le dire, peut parfois être aussi illisible que Heidegger ; voyez son chef-d’œuvre monumental de digressions, de remarques entre-parenthèses et de clauses dépendantes, Récits de Belzébuth à son petit-fils [23]. Gurdjieff partageait également avec Heidegger la conviction que la seule méthode infaillible pour dissiper notre oubli de l’être était d’atteindre et de maintenir une conscience vive de la réalité de notre mort. Nous pouvons dire que tous deux ont vu la vertu dans la remarque du Dr Johnson, souvent citée par Colin Wilson, selon laquelle « la pensée que l’on sera pendu dans une quinzaine de jours concentre merveilleusement l’esprit ». Lorsque l’esprit est ainsi concentré, nous n’oublions plus notre être.

Heidegger pensait que notre oubli commençait lorsque l’Être – il met en capital le fait fondamental de l’existence pour le distinguer de la pluralité des choses existantes, c’est-à-dire des « êtres » – a été perdu de vue par Platon et les philosophes qui l’ont suivi. Les philosophes présocratiques – Parménide, Héraclite, Empédocle – ont tous connu une sorte de crainte primale face à l’existence. Leur réponse à cette crainte était un sentiment d’émerveillement, d’étonnement, qui a inspiré leurs tentatives mythopoétiques de saisir une partie de la pure étrangeté de l’être. On peut dire qu’ils étaient fascinés par la question « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien », que des philosophes ultérieurs, comme William James, posaient également et que des enfants curieux posent encore, au grand désarroi de parents perplexes. Le rationalisme de Socrate, transformé en système philosophique par Platon, a mis cette question de côté et a cherché des explications rationnelles au monde. C’est ainsi, selon Heidegger, qu’a commencé le processus de maîtrise rationnelle du monde – la technologie – première étape du « destin de l’être » qui a conduit, selon Heidegger, à la volonté de puissance de Nietzsche, à la fin de la métaphysique et à l’avènement du nihilisme.

L’être inauthentique

Heidegger a eu une énorme influence sur la philosophie du XXe siècle, et il continue d’exercer une grande influence aujourd’hui. Au risque de simplifier, par souci de concision, on peut dire que son influence se manifeste dans deux courants différents, qui découlent de sa pensée. Le premier est l’existentialisme. Kierkegaard, Dostoïevski et Nietzsche sont généralement considérés comme les « pères » de l’existentialisme, mais Heidegger l’a fermement placé sur la carte philosophique et académique, bien que, bien sûr, Heidegger ait nié être existentialiste. Le deuxième courant, que nous aborderons sous peu, était le déconstructionnisme, et son compagnon de route, le postmodernisme.

L’existentialisme est le plus souvent associé au philosophe et romancier français Jean-Paul Sartre et a été largement porté à l’attention du public dans les années qui ont suivi la fin de la Seconde Guerre mondiale. Les existentialistes de la rive gauche – Sartre, Simone De Beauvoir, Albert Camus et leurs nombreux parasites – étaient une sorte d’anticipation sophistiquée de la Beat Generation des années 1950, qui reprenait certaines de leurs attitudes (parmi lesquelles la promiscuité, la consommation excessive d’alcool et les pulls noires à col roulé) et leur donnait une touche américaine, bien que, à n’en pas douter, les existentialistes étaient d’un cachet beaucoup plus intellectuel que Kerouac, Ginsberg et autres. Les existentialistes ont accepté l’idée que les valeurs de la période d’avant-guerre étaient creuses. Les êtres humains vivaient dans un monde vide de sens, « absurde », et les personnes qui refusaient de le reconnaître – que Sartre appelait « salauds », « bâtards » en français – étaient coupables de ce qu’il appelait « mauvaise foi », et vivaient « inauthentiquement ». C’est-à-dire qu’ils se vautraient dans « l’oubli de l’être » et acceptaient le monde faux, mais réconfortant des valeurs humaines, ignorant consciemment l’idée – connue de Sartre depuis un certain temps – que leur vie était « fortuite », c’est-à-dire inutile.

L’essence de l’existentialisme peut être résumée par la célèbre déclaration de Sartre selon laquelle, chez les êtres humains, « l’existence précède l’essence ». Cela signifie que, contrairement à une chaise ou à un ordinateur, nous existons avant de savoir pourquoi nous sommes. Une chaise existe parce que quelqu’un l’a fabriquée pour remplir une fonction, tout comme l’ordinateur. Quelle est notre fonction ? Selon Sartre et Cie, nous n’en avons aucune. Notre existence n’a aucune raison d’être. Nous sommes « condamnés à être libres », ce qui signifie que nous devons créer notre propre sens, ce que Nietzsche avait souligné un demi-siècle plus tôt. Ceux qui refusent de relever ce défi souvent déprimant embrassent « l’être inauthentique », qui est une sorte de lâcheté face à notre propre existence inexplicable. Pour certains, Sartre lui-même a exprimé une bonne dose de mauvaise foi lorsqu’il a tenté de marier l’existentialisme, qui met l’accent sur la responsabilité de l’individu de faire usage de sa liberté, d’accepter le fardeau du choix, avec le marxisme, qui ne se soucie pas de l’individu et de sa liberté, dans sa Critique de la raison dialectique [24]. En faveur de Sartre, on peut dire que son adhésion au marxisme était davantage motivée par sa haine de la bourgeoise – Tous salauds – que par son appréciation du matérialisme dialectique.

Démantèlement de la métaphysique occidentale

L’autre courant issu de la pensée sombre de Heidegger, le déconstructionnisme, a pris une autre voie. Là où Sartre se concentrait sur l’analyse phénoménologique de l’existence humaine présentée par Heidegger dans son chef-d’œuvre tronqué L’Être et le Temps – Sartre l’a augmenté de son propre l’Être et le Néant – les déconstructionnistes après Sartre se sont concentrés sur un autre aspect de la pensée de Heidegger.

Pour atténuer les effets du destin de l’Être vers le nihilisme, Heidegger pensait qu’il fallait revenir au début de la philosophie occidentale et la démanteler. L’ancien enseignant de Heidegger, Edmund Husserl, le fondateur de la phénoménologie – d’où est né l’existentialisme – a pris comme cri de guerre philosophique « Aux choses elles-mêmes ! » En substance, cela signifiait oublier tout ce que la philosophie croyait avoir appris jusqu’alors sur le monde et tenter de l’approcher sans présupposés, renoncer à essayer d’expliquer la réalité et tenter simplement de la décrire. C’est cette stratégie qui a conduit à l’« ontologie fondamentale » de Heidegger, l’ontologie étant l’étude de l’Être.

Dans le cas de Heidegger, il ne s’agissait pas de revenir aux choses elles-mêmes, mais à Anaximandre, Héraclite, Parménide et aux autres « penseurs » présocratiques – et non pas aux « philosophes », une distinction importante pour Heidegger – qui n’étaient pas infectés par la fascination socratique pour la raison [25]. Si nous voulons nous souvenir de l’Être, nous devons revenir au moment où notre amnésie s’est installée et essayer d’attraper l’oubli avant qu’il ne s’installe comme une habitude particulièrement pernicieuse.

À cette fin, Heidegger a parlé de ce qu’il a appelé « la destruction de la métaphysique » ou « la destruction de l’histoire de l’ontologie », le démantèlement de tout l’édifice de la philosophie occidentale, son lent et laborieux démantèlement [26]. Cela devait être l’objet de la deuxième partie de « L’être et le temps », que Heidegger finit par abandonner, reconnaissant peut-être que la production d’un autre tome obscur et lourd ajouterait plus à l’édifice même qu’il voulait détruire. Plus tard, il a écrit des essais sur le langage, l’art, la poésie, la technique et a remplacé la polarité de l’Être et du Temps par celle de l’« éclaircie » et de la « présence ». Lichtung, éclaircie ou, comme on le traduit parfois, « ouverture », est l’espace dans lequel la présence – Anwesenheit – de l’Être peut apparaître. La vérité pour Heidegger est al?theia, « dévoilement », une révélation des « choses elles-mêmes », et non de la façon dont elles apparaissent lorsque nous les considérons comme « utiles ». [27]

C’était le point de la destruction de l’histoire de l’ontologie pour ouvrir les portes de la perception de la philosophie occidentale, restaurer ce que le poète Gottfried Benn appelait la « vision primale », réaliser l’étonnement radical face à l’Être que les premiers penseurs ont connu, et rencontrer sa présence, directement, sans intermédiaire, sans la carapace de millénaires de concepts et de suppositions. [28]

Déconstruction des ensembles

Le philosophe français Jacques Derrida, le plus célèbre des partisans du mouvement philosophique et littéraire connu sous le nom de déconstructionnisme, a repris cet aspect de la pensée de Heidegger. Celui-ci a vu le jour dans les années 1960 – tout comme le postmodernisme, avec lequel il est généralement allié. En un peu plus d’une décennie, les deux allaient pratiquement conquérir le monde universitaire, surtout aux États-Unis, où les universitaires sont régulièrement intimidés par tout ce qui venait d’Europe. Derrida a également été fortement influencé par Nietzsche.

Le nom de « déconstructionnisme » devrait à lui seul nous donner une idée de ce dont il s’agit. Comme Heidegger, Derrida veut démanteler la philosophie occidentale, et comme Nietzsche, il convient que la recherche de la vérité qui a engagé la philosophie et d’autres disciplines pendant des siècles, est chimérique. Mais Derrida va plus loin que les deux en sapant l’idée que la philosophie était à tout moment un conduit par lequel la vérité sur la réalité pouvait atteindre la conscience humaine.

Heidegger a commencé sa destruction de la métaphysique en abandonnant son engagement envers l’approche philosophique de Husserl. Husserl aurait rejeté l’affirmation de Nietzsche selon laquelle la recherche de la vérité s’ébranle elle-même involontairement, même si, bien sûr, dans ses derniers jours, il était consterné par le type de tact réducteur que la science avait adopté – résultat du « positivisme » que l’on appelle aujourd’hui « scientisme » – et a exposé ses préoccupations dans son dernier ouvrage inachevé, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, publié en 1936, deux ans avant sa mort. Mais fondamentalement, Husserl croyait que le but de la philosophie est de comprendre l’univers et de parvenir à la vérité, et il pensait que sa méthode phénoménologique était un moyen d’y parvenir. Oui, une énorme quantité de présuppositions et de suppositions sur la réalité a obscurci notre vision, mais nous pouvons nettoyer nos portes de la perception grâce à la phénoménologie et voir clairement. Heidegger a rompu avec Husserl parce qu’il pensait qu’il conservait trop de l’idéalisme de la philosophie traditionnelle, la métaphysique même que Nietzsche, puis Heidegger, voulaient surmonter.

Pourtant, même si Heidegger a rejeté la croyance de Husserl en la capacité de la phénoménologie à parvenir à la vérité, libre de nos suppositions à son sujet, il a conservé la croyance en ce qu’il a appelé la « présence », qui, comme nous l’avons vu, était le nom qu’il a donné à l’Être dans ses travaux ultérieurs. Cette « présence », cependant, n’a pas été découverte par l’approche de Husserl, mais par une sorte d’« écoute » qui, à bien des égards, semble très proche d’une sorte de contemplation mystique ; Heidegger utilise même le terme Gelassenheit, qui signifie une sorte de « lâcher prise », et est associé avec le théologien allemand du XIIIe siècle, Meister Eckhart [29]. En bref, cela signifie que si nous laissons les choses « être » – c’est-à-dire si nous ne les voyons pas comme étant là uniquement pour notre usage – elles nous « parleront ». C’est aussi la raison pour laquelle une si grande partie des écrits ultérieurs de Heidegger est axée sur la poésie. Les poètes, comme les philosophes présocratiques, ne cherchent pas à expliquer le monde, mais à y répondre. Pour Heidegger, le langage de la poésie se rapproche davantage de la présentation – « présence-r », si l’on me permet un néologisme heideggerien – du monde que celui de l’analyse philosophique. Le langage, pour Heidegger, est la maison de l’Être, et les poètes en sont ses bâtisseurs.

L’absence de présence

Derrida commence aussi par Husserl, mais il va plus loin que Heidegger en niant même la posture de « présence » de cet apostat phénoménologique. Il n’y a pas de présence dans le monde, nous disent Derrida et ses nombreuses épigones, mais seulement une absence, ou, au mieux, une différance qui, selon lui, fait toute la différence. On peut dire que là où les existentialistes qui ont suivi Heidegger étaient préoccupés par « l’inauthenticité » qui accompagne « l’oubli de l’être », les déconstructionnistes, et leurs compagnons de route postmodernistes, ont décidé qu’il valait mieux oublier complètement l’Être. L’Être et son réaménagement plus poétique en tant que « présence » est simplement l’objet illusoire, le plus récent, à occuper les esprits toujours embrouillés des philosophes. La recherche de l’Être et la mise à disposition de la Présence est une illusion.

Derrida arrive à cette conclusion par le biais d’une considération linguistique. Si Heidegger croyait que la langue est la maison de l’Être, Derrida veut montrer que cette maison n’existe tout simplement pas et qu’au mieux, la langue est plutôt comme un vagabond itinérant, plantant une tente ici et là et ne restant pas longtemps au même endroit. Deux sources centrales pour cette vision sont les travaux du linguiste suisse Ferdinand de Saussure et un des premiers essais de Nietzsche, « On Truth and Falsehood in an Extra-Moral Sense ».

L’idée de base de Saussure – si tant est qu’elle en soit une – est que le langage fonctionne par différence, c’est-à-dire que la signification des mots ne s’enracine pas dans les choses qu’ils semblent nommer, mais dans les différences entre les mots eux-mêmes. C’est la source de la différance de Derrida. Les choses sont le « signifié » et les mots sont leurs « signifiants », mais le sens que les mots semblent avoir ne dépend pas des qualités et des caractéristiques du signifié mais du contexte de tous les autres signifiants. Le langage, qui est un système arbitraire de signes, et les mots que nous utilisons pour décrire le monde, pourraient tous être complètement différents et remplir encore cette fonction tant que leurs utilisateurs s’accordent sur les conventions du système. Nous pourrions tous appeler le bleu « vert » et vice-versa, et tant que nous nous en tiendrons à ça, il n’y aura aucune différence. Il s’agit, bien sûr, d’une vision de la langue très différente de celle de certains récits mystiques, comme la tradition juive de la Kabbale, qui considère la langue non seulement comme la maison de l’Être, mais aussi comme contenant les énergies mêmes à l’œuvre dans la création du monde – du moins l’alphabet hébreu en est-il ainsi doté. Je soupçonne également qu’aucun véritable poète ne considérerait la langue qu’il utilise pour révéler le mystère des choses comme n’étant rien d’autre qu’un système arbitraire de signes conventionnels. Pourtant, Derrida via Saussure nous assure que c’est le cas.

Le déconstructionnisme soutient que la nécessité du contexte pour que les signifiants puissent réellement signifier – pour qu’ils fonctionnent – révèle une ambiguïté fondamentale dans le langage. Nous savons qu’un même mot peut signifier différentes choses dans différents contextes, et combien il est facile pour nous de nous méprendre les uns les autres à cause de cela. (« Ce n’est pas ce que je voulais dire. » « Oh, vraiment ? ») C’est cet aspect du déconstructionnisme qui s’est répandu comme une traînée de poudre dans les départements de critique littéraire : l’idée que l’auteur est la dernière personne à même de savoir de quoi traite réellement son travail, et que le travail du critique déconstructionniste, était de trouver le fil incertain – l’aporie – dans un texte et de le tirer, de sorte que son sens apparent s’effiloche. Bientôt, les professeurs de critique littéraire montrèrent avec quelle créativité ils pouvaient démêler un certain nombre de classiques, principalement ceux de la série Dead White European Males (expression qui signifie en anglais : un homme dont l’importance et les talents peuvent avoir été exagérés parce qu’il appartenait à un sexe et à un groupe ethnique historiquement dominant NDT) qui étaient également attaqués par d’autres milieux. Le fait qu’aucun de ces critiques ou de leurs compagnons de voyage n’ait produit de classiques que leurs collègues auraient pu démêler a peut-être été rarement mentionné, ce qui est compréhensible. Tout comme le fait que les ambiguïtés du langage étaient bien connues de nombreux écrivains, poètes et philosophes avant eux.

La vision conventionnelle de la langue a également été exprimée dans une médiation précoce de Nietzsche sur le caractère métaphorique essentiel des mots. En substance, une métaphore représente autre chose ; c’est une façon picturale de décrire le monde, elle présente une image, et est donc plus proche de la poésie que de la prose bien que, bien sûr, notre prose soit traversée de métaphores, dont la plupart ne sont pas reconnues en tant que telles. Et c’est d’ailleurs l’argument de Nietzsche. Je dis que le visage d’une jolie femme a « fleuri » et qu’un homme a « brûlé » de colère. Une personne à l’esprit très littéral demanderait à voir les pétales et les cendres. Nous n’y pensons même pas car nous ne sommes plus surpris par la correspondance entre l’image et la beauté et la colère sur lesquelles nous voulons attirer l’attention. Ces métaphores sont devenues des conventions, tout comme « l’eau sous le pont » et « ne laisser aucune pierre non retournée ». Nous ne reconnaissons plus leur caractère pictural.

Cela amène Nietzsche à conclure que les mots ne sont pas des étiquettes que l’on colle sur les choses, ce qui, ce faisant, nous permet de les « connaître » et de les « expliquer ». Ce sont des métaphores pour les choses qui en vérité – ce mot encore – n’ont pas d’autre rapport avec le monde que celui de la pratique, ce qui est le cas de toutes nos autres faussetés [30]. Comme les « faits » de la science, les mots sont des falsifications nécessaires et utiles, qui contribuent à notre « volonté de puissance » sur le monde. Le langage nous permet de manipuler le monde, mais il ne nous dit rien sur la réalité du monde. Les lecteurs du roman de Sartre, La nausée, se souviendront de la gêne qu’éprouve son protagoniste à la vue de la racine d’un arbre ou d’une poignée de porte à la main [31]. Les mots qu’il avait jusqu’alors utilisés pour comprendre le monde ont glissé des choses, un peu comme si la colle qui les fixait s’était évaporée. Les choses sont maintenant libérées de nos catégories, de la grille verbale que nous leur imposons pour, en quelque sorte, les maintenir en place. Leur pure « isness (êtreté) » demeure, leur brutale actualité, dépouillée de la familiarité réconfortante que leur confère le langage. « J’ai dit avec les autres : l’océan est vert, cette tache blanche là-haut est une mouette… puis soudain l’existence s’est dévoilée. » Nous pouvons vivre quelque chose de semblable si nous prenons un mot et le répétons sans cesse. Bientôt, ce qui se passe, c’est que son sens semble se dissoudre et qu’il devient simplement un son dans notre bouche. C’est ce que Nietzsche dit de ce que sont « réellement » les mots.

Le protagoniste de Sartre connaît la vérité : les mots sont « un ensemble de signes presque entièrement arbitraires, fabriqués par nous afin de sauvegarder la vie et l’espèce » [32]. La langue, pour Nietzsche, même à ce stade précoce, est une « armée mobile de métaphores » et les vérités sont « des illusions dont on a oublié qu’elles sont ce qu’elles sont », un peu comme des pièces de monnaie qui ont été usées par l’usage et qui maintenant « ne comptent que comme du métal, et plus du tout comme des pièces de monnaie » [33] Les mots, comme les faits, sont pour Nietzsche des interprétations. Il n’y a pas de réalité objective conforme à laquelle ils se réfèrent et qui nous permette de mesurer leur exactitude. D’où le dicton déconstructionniste selon lequel « il n’y a que le texte », et que tous les textes sont ouverts à une interprétation infinie. En d’autres termes, tout va.

Le vide du postmodernisme

Cette notion d’absence de présence ou d’« essence » des choses est au cœur du postmodernisme, même si, par définition, les postmodernistes eux-mêmes nieraient que le postmodernisme ait un cœur, c’est-à-dire une essence. En effet, pendant la brève période où j’ai été étudiant diplômé au début des années 1990, on ne pouvait pas condamner plus sévèrement un postmoderniste que de le qualifier d’« essentialiste », pour des raisons qui seront exposées plus loin. C’est ce caractère apparemment auto-effaçable qui rend le postmodernisme « résistant à la définition », de la même manière que certains tissus peuvent être rendus « hydrofuges ». Étant donné que plus d’un commentateur a souligné que la définition du postmodernisme est « une industrie académique mineure en soi », je ne propose pas ici d’ajouter à cette main-d’œuvre [34]. Tout d’abord, le modernisme, l’hôte auquel son parasite « post » s’est fermement attaché, est lui-même ouvert à de nombreuses interprétations et définitions.

Dans son sens le plus simple, on peut comprendre par modernisme le passage général d’une vision religieuse à une vision scientifique du monde qui s’est opéré au début du XVIIe siècle, bien qu’il ait commencé avec Copernic un siècle plus tôt. La « valeur monétaire », comme dirait William James, de ce changement était que l’esprit humain, pendant des millénaires, tenu en échec et freiné par les illusions et les superstitions de la religion, était désormais capable de découvrir la vérité sur le monde, grâce à l’activité sans entrave de ce que nous connaissons aujourd’hui sous le nom de science. Le postmodernisme, on peut le dire, du moins dans ce contexte – son caractère protéiforme a de nombreuses applications – s’est mis en marche lorsqu’il est apparu que les billets à ordre sur lesquels la modernité avait compté rebondissaient à la banque [35]. Bien sûr, beaucoup le savaient en cours de route : Goethe, Blake et, comme nous l’avons vu, Nietzsche en faisaient partie. Mais les chèques sans provision ont commencé à s’accumuler après la Seconde Guerre mondiale, lorsque l’idée que le « monde moderne » et les « grands récits » qui l’informaient ne semblaient plus offrir le genre de sécurité et de finalité qu’ils avaient promis.

Une autre partie de la « condition postmoderne » – titre d’un livre de Jean-François Lyotard qui annonçait la fin des « grands récits » et mettait le postmodernisme sur la carte philosophique – est l’idée que la simulation de la réalité a pris le relais de l’original. Nous sommes devenus une « société du spectacle », dans laquelle, comme nous le dit Jean Baudrillard, la représentation de la réalité a usurpé ce qu’elle représente. De moins en moins, nous faisons l’expérience de la réalité sans aucune forme de représentation – l’omniprésent smartphone en est le meilleur exemple – avec le résultat bizarre que la forme de divertissement la plus populaire à l’aube de la troisième décennie du XXIe siècle est la « télé-réalité ». Ici, la réalité, sans fioriture, sans artifice et directement de votre foyer au mien, retient captifs des millions de « téléspectateurs » qui, en général, souffrent de l’oubli de la « vraie réalité » qui a troublé Heidegger. Il existe même des émissions de télé-réalité sur les personnes qui regardent la télé-réalité. Et dans nos efforts pour profiter de cet ersatz de réalité, nous enrichissons nos représentations avec des améliorations telles que la « haute définition » (HD) et la « réalité virtuelle » (RV), alors que la réalité réelle de tous les jours souffre de négligence. [36]

La réalité est à saisir

Ainsi, alors que les étudiants universitaires des départements de sciences humaines ont été nourris à la cuillère pendant des décennies avec un régime déconstructeur et postmoderne, la « réalité » a été soumise au même type de démantèlement sur le plan intérieur. Ou peut-être que dans ce cas, le terme de substitution est approprié. Dans les deux cas, cependant, le « point essentiel » est que la réalité est malléable. Elle est à saisir. Nous créons la réalité, soit à un niveau culturel à grande échelle, étant donné que, pour le postmodernisme et ses compagnons de route, la réalité est relative à une culture donnée, c’est-à-dire qu’elle est produite historiquement ; soit au niveau micro-culturel des émissions de télévision. Dans les deux cas, la notion d’une réalité stable, fixe, objective, accessible à la perception humaine et susceptible d’être connue, qui est réelle et vraie pour toutes les cultures à tout moment, est devenue pour beaucoup d’entre nous « si XXe siècle ».

En effet, pour les postmodernistes et ses divers alliés, elle est devenue un objet de mépris. L’« essentialisme », la notion selon laquelle, contre la déconstruction et le postmodernisme – et d’ailleurs Sartre et certains existentialistes – les choses, y compris nous-mêmes, ont une essence, une nature, qui n’est pas produite historiquement ou culturellement, est considérée comme la source d’une sorte d’« impérialisme métaphysique », une expression de la volonté de puissance, de dominer. C’est une expression de la « structure du discours » eurocentrique, « phallogocentrique », dominée par les hommes blancs morts (voir plus haut, NDT), qui a opprimé tous les discours alternatifs, certainement depuis Platon, du moins c’est ce qu’on nous dit.

Le postmodernisme et le déconstructionnisme étaient là pour démanteler cet édifice et mener l’Ouest dans une direction généralement à gauche. L’ironie ici est que le postmodernisme et le déconstructionnisme – qui peuvent tous deux être considérés comme informés par une sorte de recidivus marxiste – ont leurs racines dans les « hommes de droite », et non de gauche [37]. Ni Nietzsche ni Heidegger n’étaient en aucune façon des gauchistes, bien que, comme l’a souligné Allan Bloom, c’est exactement le changement – ou la distorsion – qu’ils ont subi lorsque le déconstructionnisme et le postmodernisme ont pris le contrôle des campus américains, avec une certaine aide de l’école de Francfort [38]. Derrida était marxiste, comme d’autres à l’issue de « mai 68 », la « quasi révolution » qui a paralysé Paris au plus fort de cette décennie turbulente. Les slogans qui ont inspiré cette éruption, « L’imagination au pouvoir », « Prenez vos désirs pour des réalités », allaient bientôt se retrouver dans les programmes des cours de littérature et de philosophie une dizaine d’années plus tard [39]. Mais ce que les hommes de 68, qui sont devenus les « radicaux titulaires » des années 70 et 80, ne savaient pas, c’est que leur déconstruction de ce qu’ils considéraient comme une réalité oppressive ne mènerait pas à la société « progressiste » qu’ils visaient, mais à quelque chose de tout à fait opposé.

Car si la réalité est à saisir, on ne sait pas qui va la saisir.

La fête est finie

Le premier effet de ce démantèlement de la vérité et de la réalité a été un sentiment de libération. C’était la fête dans les départements de philosophie et de critique littéraire, et les étudiants l’ont rapidement fait descendre dans la rue. Les scientifiques ont peut-être secoué la tête – s’ils en étaient conscients – mais ils avaient eux-mêmes vécu quelque chose de similaire concernant, pour être honnête, un niveau de choses plus fondamental, avec la « révolution quantique » du début du XXe siècle. Malgré cela, dans les années 70 et 80, la science avait embrassé son propre chaos, sous la forme de la « théorie du chaos » puis de la « complexité », tandis que la forme « anarchique » de la science de Paul Feyerabend rivalisait avec certaines productions moins compréhensibles de Derrida par pure excentricité. Mais les manigances des particules élémentaires ne semblaient pas empiéter sur le monde social et politique comme le faisaient les idées radicales émergeant des départements de sciences humaines.

Pourtant, une fois que les premières célébrations se sont tues et que la poussière déconstructive s’est installée, les esprits éveillés ont remarqué quelque chose. Le démantèlement avait dégagé un grand espace et les briques de ce qui l’avait occupé jadis étaient éparpillées, certaines en piles bien ordonnées, d’autres en tas aléatoires. Ce travail était terminé. Mais rien ne semblait se mettre en place à sa place. Certains ont affirmé que c’était comme cela devait être ; les « grands récits » avaient disparu, et il était temps que les histoires plus locales soient entendues. Mais beaucoup d’entre eux se sont mis à parler les uns sur les autres, à s’interrompre, à se disputer ou, le plus souvent, à se crier dessus. Le processus de libération semble s’être transformé en un processus de désintégration, les récits jusqu’alors opprimés se faisant concurrence pour attirer l’attention et dominer. La déconstruction, pourrait-on dire, était la déconstruction des déconstructeurs.

Cela n’aurait pas dû être surprenant. Ni le déconstructionnisme ni le postmodernisme, quelle que soit leur forme, ne possèdent quoi que ce soit de positif – au sens général du terme, pas celui de « positivisme ». Ils sont par essence – inévitables, j’en ai peur – sans contenu. Le postmodernisme signifie simplement ce qui vient après le modernisme. Et on ne peut rien déconstruire à partir de rien. Pour démonter quelque chose, il faut d’abord le construire.

Au moment où le parti postmoderne se transformait en un lendemain quelque peu décourageant, une ambiance de méfiance générale s’était emparée de l’esprit populaire. Une « herméneutique de la suspicion », comme l’avait appelée le philosophe Paul Ricœur, s’était installée, un cynisme qui, dans son désir de ne pas se laisser prendre, soumettait tout à un doute. Mais l’esprit populaire avait aussi consenti à une sorte de fatalisme mécontent, convaincu que l’individu est à la merci de forces qui lui échappent, dans le monde et en lui-même, ce que le postmodernisme et le déconstructionnisme ont répété à maintes reprises. L’individu en tant que tel n’existait plus ; il n’est plus qu’un espace vide dans lequel opèrent des « forces sociales » vagues mais omnipotentes. Ironiquement, ce soupçon de sources autrefois fiables était allié à un esprit si ouvert à une variété de « théories du complot » qu’il était prêt à avaler pratiquement n’importe quel récit « alternatif », tant qu’il contredisait celui qui était « officiel ».

Métaphysique du ruissellement

Il semblait qu’au cours de la deuxième décennie du XXe siècle, le plus étrange des invités que Nietzsche ait vu était en route, et était effectivement arrivé, peut-être un peu en avance sur le calendrier ; mais après tout, nous vivons dans des temps accélérés. Le nihilisme des hauteurs métaphysiques raréfiées du sommet de la montagne de Nietzsche semblait s’être répandu dans les basses terres de la vie quotidienne, dans un processus que j’appelle « ruissellement métaphysique » [40]. Il est passé de Nietzsche, qui, écrivant pour après-demain, avertissait qu’il était en route, à Heidegger qui l’a pris comme point de départ de sa « déconstruction de l’histoire de l’ontologie ». Ce projet a été heureusement absorbé et poursuivi avec enthousiasme par les déconstructionnistes et les postmodernistes, qui l’ont prêché à des étudiants qui l’ont avalé comme du lait maternel et qui ont élargi la cible pour inclure pratiquement toute la culture occidentale. Ainsi commença ce que Jacques Barzun appela « la grande chute », la dévalorisation de la tradition intellectuelle et culturelle occidentale parce que « la civilisation occidentale doit s’en aller » [41], tandis qu’au même moment, par un étrange processus d’osmose facilité par cette mystérieuse entité qu’est le Zeitgeist, pratiquement les mêmes idées devenaient de rigueur dans la culture et la conscience populaires, jusqu’à ce que la réalité soit tellement atténuée qu’il faut maintenant la chercher à la télévision. La représentation a pris le dessus sur le représenté. La simulation a remplacé l’original.

Trump entre en jeu – Finalement

Et qu’est-ce que Trump a à voir avec tout cela, demandez-vous ? Patient lecteur, je vais vous le dire. Il est le simulacre qui a remplacé la réalité, l’un des nouveaux hommes nouveaux qui font un réel usage politique de l’idée que la réalité est à prendre [42]. Il est entré dans l’espace vidé par les déconstructionnistes et les postmodernistes et a fait la transition de la télé-réalité à la Vraie Chose. Il a franchi le point de contrôle ontologique entre le faux et le vrai tout en occupant les deux côtés simultanément. Je suis sûr qu’il n’a jamais entendu parler de postmodernisme, de déconstructionnisme, de nihilisme, de Nietzsche, de Heidegger ou de toute autre personne que j’ai mentionnée. Mais il adhère à l’idée que ce que nous appelons la vérité est une interprétation, un mensonge destiné à nous aider à manipuler le monde à notre meilleur avantage, et il a opéré avec ça.

Il était bien préparé pour ce travail. Il y a d’abord son apprentissage comme star de la télé-réalité dans le cadre, fort à propos, d’une émission appelée The Apprentice (L’apprenti), dans laquelle il a embauché et licencié et a porté l’impressionnant pardessus, comme il le fait aujourd’hui. Mais même avant cela, il avait absorbé une philosophie de vie qui avait pour base la croyance que la réalité est ce que nous en faisons. Comme je le souligne dans mon livre Dark Star Rising : Magic and Power in the Age of Trump, l’apprentissage de Trump s’est fait sous la tutelle du plus grand penseur positif d’Amérique, le révérend Norman Vincent Peale, dont Trump a suivi les sermons depuis son enfance et dont le livre, The Power of Positive Thinking (Le pouvoir de la pensée positive), lui a enseigné le secret de la réussite. Cela peut se résumer à un dicton que l’on soupçonne que Trump répète comme un mantra : « Les faits n’ont pas d’importance. Les attitudes sont plus importantes que les faits »[43] Et l’axiome fondamental de la « pensée positive » de Peale est celui qu’il partage avec un certain nombre de philosophies de la Nouvelle Pensée qui garantissent à leurs adeptes la maîtrise de la vie : nous créons la réalité.

Il est douteux que Nietzsche aurait apprécié ce lien – il a déjà été détourné à de nombreuses reprises – mais ce que nous avons ici, je pense, est une expression vulgaire de son insight du caractère « faux » ou tout au moins interprétatif des faits. Comme je l’ai souligné, c’était la base pour les philosophes qui ont suivi l’exemple de Nietzsche, mais leur influence se limitait principalement au monde universitaire ou culturel, et n’avait que peu d’effet sur l’homme ou la femme de la rue. Mais avec l’avènement de l’« post-truth (après-vérité) » et des « faits alternatifs », l’idée que les faits sont en réalité des interprétations de la réalité qui nous permettent de la manipuler au mieux, a pris le devant de la scène.

Permettez-moi de répéter que Trump n’a probablement jamais entendu parler de Nietzsche et de la métaphysique qui l’a troublé au sommet de sa montagne, ni des ravins et des crevasses philosophiques par lesquels celle-ci est descendu jusqu’à atteindre nos téléviseurs et nos diffusions sur Twitter aujourd’hui. Mais il semble qu’il ait involontairement mais habilement profité du vide épistémologique qui s’est installé dans le sillage du postmodernisme et du déconstructionnisme. Et jusqu’à présent, rien n’a empêché son utilisation créative de la vérité et de la réalité, parce que la vérité et la réalité ont été privées de tout pouvoir d’action, en étant elles-mêmes devenues inutiles.

Je dois également mentionner que dans Dark Star Rising, je montre aussi comment il y a des raisons de croire que les partisans de Trump, qui ont un goût pour une forme plus punk de « pensée positive », ce qu’on appelle la « magie du chaos », ont utilisé l’internet lui-même pour l’aider à entrer en fonction, permettant à la représentation de la réalité de devenir le véritable article. Je ne peux pas raconter cette histoire ici – les lecteurs peuvent la trouver dans le livre – mais comme la « pensée positive » et le postmodernisme, la croyance fondamentale au cœur de la magie du chaos est que la réalité est malléable [44]. Elle est à saisir. Je suggère également dans le livre que, bien qu’il n’ait très probablement jamais entendu parler de la magie du chaos, Trump semble avoir une affinité naturelle pour celle-ci. Au moins, il aime créer le chaos.

Et maintenant ?

Et maintenant, que ferons-nous ? D’abord, nous pouvons revenir à Nietzsche et examiner la stratégie qu’il a proposée pour aider ses lecteurs à dépasser le désert du nihilisme. [45] Il l’a vu venir. Nous y sommes. Souvenez-vous qu’il a écrit pour après-demain, ce qui, je le suggère s’adresse à nous. Il savait que ce ne serait pas une partie de plaisir et qu’il faudrait peut-être des siècles pour que les retombées de la mort de Dieu – ou de toute autre source extérieure de sens et de but – se stabilisent et permettent à toute sorte de réponse créative de se manifester. Nous n’avons pas besoin d’accepter son emploi de temps et il n’y a pas de temps comme le présent. Et si la mort de Dieu ne nous trouble peut-être pas de la même manière qu’elle a troublé une génération précédente – nous nous contentons d’annoncer sa probable inexistence sur les panneaux publicitaires des bus – le vide spirituel qu’il a créé demeure. [46]

Pourtant, nous pouvons nous aussi être des « hommes précoces » et reconnaître que le fait qu’une forme populaire de nihilisme informe notre culture signifie que ceux d’entre nous qui en sont conscients sont déjà, dans une certaine mesure, au-delà, en ce sens qu’une personne qui se sait malade a de meilleures chances de se rétablir que celle qui ne le sait pas. Et en fait, il existe, provenant de diverses sources, tout un ensemble de travaux visant précisément à le faire. J’en ai parlé dans quelques uns dans mes livres. [47] La situation n’est donc peut-être pas aussi mauvaise qu’elle en a l’air. Nietzsche n’est pas le seul à avoir cherché une « réévaluation des valeurs ». D’autres l’ont également fait. Quand le fou de Nietzsche a annoncé la mort de Dieu, il a vite compris qu’il était venu trop tôt. Bien qu’il l’ait fait, peu de gens étaient prêts à en apprécier la véritable signification. Nous n’avons pas besoin d’un fou dans un marché annonçant la mort du nihilisme. Mais il se peut que sa disparition soit en cours et que, dans certains milieux, elle ait déjà eu lieu. Ce n’est peut-être qu’une question de temps avant que la nouvelle ne se répande.

Londres, août 2020

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1 Friedrich Nietzsche The Will to Power (La Volonté de puissance) traduit par Walter Kaufman et R. J. Hollingdale (New York : Random House, 1967) p. 3.

2 Ibid.

3 On trouve un excellent compte rendu d’Elisabeth Förster-Nietzsche et de son influence sur la carrière posthume de Nietzsche dans le livre de H.F. Peters Zarathustra’s Sister (New York : Marcus Wiener Publishing, 1985).

4 Friedrich Nietzsche Ecce Homo (Harmondsworth, UK : Penguin Books, 1979) p. 33.

5 Friedrich Nietzsche Twilight of the Idols et The Anti-Christ traduits par R.J. Hollingdale (Harmondsworth, UK : Penguin Books, 1977) p. 114.

6 Nietzsche 1967 p.3.

7 Nietzsche 1977 p. 114.

8 Übermensch en allemand, souvent mal traduit par « surhomme ».

9 Friedrich Nietzsche Ainsi parlé Zarathoustra traduit par R.J. Hollingdale (Londres : Penguin Books, 1969) p. 47.

10 Friedrich Nietzsche The Gay Science traduit par Walter Kaufmann (New York : Vintage Books, 1974) p. 182.

11 Ibid.

12 Jacques Barzun From Dawn to Decadence (New York : Harper Collins, 2000) p. 630.

13 Gary Lachman The Return of Holy Russia (Rochester, VT : Inner Traditions, 2020) p. 242.

14 Nietzsche 1967 pp. 3-4.

15 Ibid. p. 272.

16 Henri Bergson Mind-Energy (L’énergie spirituelle) (Londres : The Macmillan Company, 1920) pp. 47.

17 Ibid.

18 George Steiner Lessons of the Masters (Cambridge, MA : Harvard University Press, 2003) p. 83.

19 Michael Tanner Nietzsche (Oxford : Oxford University Press, 1994) p. 5

20 On peut se demander si le fait que la sœur de Nietzsche était une partisane enthousiaste du national-socialisme et que sa version de La volonté de puissance était celle promue par les journalistes nazis a un rapport quelconque avec le fait que Heidegger était également un enthousiaste nazi de la première heure, bien qu’il ait perdu assez rapidement le goût du national-socialisme, devenant un persona non grata philosophique pour les Hitlériens dès 1934.

21 Martin Heidegger The Question Concerning Technology traduit par William Lovitt (New York : Harper Perennial, 1977) pp.53-112.

22 Je dois souligner que Nietzsche a pris l’Être comme une autre des falsifications que nous avons imposées à la réalité, qui pour lui est dans un état de devenir constant, un flux Héraclitéen plutôt qu’un équilibre Parménidien. C’est, on peut le dire, l’erreur fondamentale qui rend la vie vivable, « la volonté suprême de puissance ». Nietzsche 1967 p. 330

23 Je dois ajouter qu’il y a de bonnes raisons de croire que les deux ont créé des difficultés pour leurs lecteurs comme une sorte de « stratégie d’enseignement ».

24 Voir le long essai de Colin Wilson « Anti-Sartre » dans Below the Iceberg (San Bernardino, CA : Borgo Press, 1998).

25 Voir, par exemple, Martin Heidegger Early Greek Thinking : The Dawn of Western Philosophy traduit par David Farrell Krell et Frank A. Capuzzi (New York : Harper & Row, 1984).

26 Martin Heidegger Being and Time traduit par John Macquarrie et Edward Robinson (New York : Harper & Row, 1962) p. 44.

27 Martin Heidegger Basic Writings traduit par David Farrell Krell (New York : Harper & Row, 1977) p. 370.

28 Gottfried Benn Prose Essays Poems various translators (New York : Continuum, 1987) pp. 17-25. Heidegger était un lecteur de la poésie de Benn ; comme Heidegger, Benn fut un des premiers enthousiastes du national-socialisme, mais encore une fois comme Heidegger, il avait changé d’avis en 1934.

29 Gary Lachman The Secret Teachers of the Western World (New York : Tarcher Penguin, 2015) p. 223. L’accent mis par Meister Eckhart sur ce qu’il a appelé Istigkeit, « is-ness (étreté) », est également très proche du « souvenir de l’être » de Heidegger. Curieusement, Aldous Huxley, dans The Doors of Perception (Les portes de la perception), son récit de son expérience sous l’influence de la mescaline, parle d’Istigkeit lorsqu’il essaie de communiquer l’impact de la pure « isness (étreté) » de tout ce qu’il a vu. Cette même « isness (étreté) » a été ressentie par Sartre, au cours de sa propre expérience avec la mescaline, comme menaçante. Huxley l’a trouvé béatifique. Nous pouvons dire que dans ce cas, Huxley était plus Heideggerien que Sartre.

30 J.P. Stern Nietzsche (Londres : Fontana, 1978) p. 136.

31 Jean-Paul Sartre Nausea traduit par Robert Baldick (Harmondsworth, UK : Penguin Books, 1975) p. 13. Il faut souligner que la « crise de la langue » exprimée ici avait déjà été vécue par le poète autrichien Hugo Von Hofmannsthal et d’autres à Vienne en fin de siècle. Voir la « Lettre de Lord Chandos » de Hofmannsthal dans The Lord Chandos Letter and Other Writings traduit par Joel Rotenberg (New York : New York Review Books, 2005).

32 Stern. p. 133.

33 Friedrich Nietzsche « On Truth and Falsehood in an Extra-moral Sense » traduit par Walter Kaufmann dans The Portable Nietzsche (New York : Penguin Books, 1977) p. 46-47.

34 Robert C. Solomon et Kathleen M. Higgins What Nietzsche Really Said (New York : Schocken Books, 2000) p. 42.

35 De l’avis général, le postmodernisme a commencé comme une école d’architecture. Voir Robert Venturi, Denise Scot Brown, Steven Izenour Learning From Las Vegas (Cambridge, MA : MIT Press, 1972). L’idée était d’oublier les lignes épurées et les surfaces plates et non ornementées du style moderniste du Bauhaus – qui était lui-même une réaction contre la sur-ornementation des bâtiments monumentaux antérieurs – et de s’inspirer du mélange kitsch et tape-à-l’œil des styles que l’on trouve à Las Vegas et dans d’autres « attractions en bord de route » telles que les restaurants des années 1950. Le modernisme de haut vol était de sortie, et un goût « populaire » plus accessible était à la mode.

36 Il convient également de noter que la « représentation », au sens où des groupes particuliers sont également « représentés » dans les médias, est également une motivation centrale. La raison d’être de nombreux programmes est précisément cela, l’intrigue, la narration et d’autres éléments essentiels semblant être présents comme véhicule pour cela. Nous ne devons pas non plus ignorer le narcissisme qui est flatté par la télé réalité qui fait de « vous » la star de l’émission. Les célébrités ne sont pas différentes de « nous » et « nous » devrions recevoir notre juste part de l’attention et des éloges qu’elles reçoivent.

37 En ce sens que pour Marx, les « vérités » et les « valeurs » n’étaient pas absolues ou objectives, mais un produit de la guerre des classes et utilisé par la bourgeoise pour maintenir les ouvriers en place.

38 Allan Bloom The Closing of the American Mind (New York : Simon and Schuster, 1987). On peut débattre de la nature postmoderne de Nietzsche. Voir Solomon et Higgins, pp. 41-43 ; également Wilson 1998 p. 116. Dans les deux cas, on fait valoir que le déconstructionnisme et le postmodernisme n’ont pas le côté créatif de la philosophie de Nietzsche. Il voulait « réevaluer toutes les valeurs ». Le déconstructionnisme et le postmodernisme nient la réalité des valeurs.

39 Gary Lachman Turn Off Your Mind : The Mystic Sixties and the Dark Side of the Age of Aquarius (New York : Disinformation Co.) p. 46 sur la façon dont cela est lié à la « renaissance occulte » générale de cette décennie.

40 Gary Lachman Dark Star Rising : Magick and Power in the Age of Trump (New York : Tarcher Perigee, 2018) pp. XV-XVI.

41 Barzun 2000.

42 Un autre est Vladimir Poutine. Voir Gary Lachman Dark Star Rising : Magick and Power in the Age of Trump (New York : Tarcher Perigee, 2018) pp. 138-148.

43 Norman Vincent Peale The Power of Positive Thinking (Londres : Vermillion, 1990) p. 14. La citation est en fait du psychiatre Karl Menninger.

44 Lachman 2018 pp. 47-49.

45 Et nous devons nous rappeler que nous ne sommes pas obligés d’accepter sa vision des choses. Personnellement, je ne crois pas que l’univers et ses habitants, nous en particulier, soient dénués de sens. Mais je comprends pourquoi Nietzsche le croit.

47 Gary Lachman Lost Knowledge of the Imagination (Edimbourg, Royaume-Uni : Floris Books, 2017) et Beyond the Robot : The Life and Work of Colin Wilson (New York : Tarcher Perigee, 2016).