Robert Linssen
Rapports entre le rêve extérieur et le monde intérieure

Prendre la responsabilité de présenter les rapports existant entre les dimensions contradictoires de l’univers dans un schéma est une tâche ingrate. Celle-ci offre d’autant plus de difficultés en raison du sujet traité qui fait appel à des énergies dont les processus et la nature échappent aux liens de causalité qui nous sont familiers. Chacun connaît les avertissements répétés du célèbre sémanticien Korzybsky : « le mot n’est pas la chose »… et « la carte n’est pas le territoire ». Autant vouloir exposer les rapports existant entre le rêve et la réalité ou encore entre l’univers concret familier et celui qui est abstrait, totalement inaccessible à la pensée. Or, c’est ce dernier que les antiques sagesses présentaient comme la source unique et souveraine d’une plénitude seulement accessible par le dépassement de la pensée.

(Revue Être Libre, Numéro 333, Octobre 1995 – Janvier 1996)

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AVERTISSEMENT

Nous avons tenu à donner à nos lecteurs une vision globale des problèmes de l’Eveil spirituel tels que nous les présentent aussi bien Maharaj Nisargadatta, que Ramana Maharshi, Krishnamurti et des Maîtres anciens, tels Socrate, Plotin, Shankaracharya.
Le sujet traité dans nos commentaires se situant au-delà des limites habituelles de la pensée et des possibilités de l’expression verbale, nous avons tenté d’en réaliser un schéma qui possède des avantages mais peut avoir des inconvénients.
L’article que nous avons publié dans le n° 333 de notre revue est consacré aux commentaires relatifs à ce schéma.

RAPPORTS EXISTANT ENTRE LES DIMENSIONS REPRESENTEES DANS LE SCHEMA

(Textes résumés de conférences données aux Congrès Internationaux de SEN France à Saintes et Missiliac en 1995)

Prendre la responsabilité de présenter les rapports existant entre les dimensions contradictoires de l’univers dans un schéma est une tâche ingrate. Celle-ci offre d’autant plus de difficultés en raison du sujet traité qui fait appel à des énergies dont les processus et la nature échappent aux liens de causalité qui nous sont familiers.

Chacun connaît les avertissements répétés du célèbre sémanticien Korzybsky : « le mot n’est pas la chose »… et « la carte n’est pas le territoire ».

Autant vouloir exposer les rapports existant entre le rêve et la réalité ou encore entre l’univers concret familier et celui qui est abstrait, totalement inaccessible à la pensée. Or, c’est ce dernier que les antiques sagesses présentaient comme la source unique et souveraine d’une plénitude seulement accessible par le dépassement de la pensée.

Si nous avions quelque doute sur l’inutilité ou l’utilité de notre tentative, nous ne perdrions pas notre temps dans la formulation de commentaires entraînant une perte d’énergie absolument vaine pour le lecteur.
Au seuil du XXIe siècle, les convergences entre sciences nouvelles et sagesses antiques nous permettent cependant de dénoncer le caractère erroné de notre approche du monde extérieur. Celui-ci doit être considéré comme une sorte de rêve insubstantiel par rapport à une plénitude spirituelle échappant provisoirement à notre regard. Nous sommes littéralement piégés et nous n’avons généralement pas le moindre soupçon concernant notre part de responsabilité dans cette mésaventure.

Tels étaient les bases essentielles des enseignements de sages, tels les maîtres grecs Socrate ou Plotin, ceux de Sri Shankaracharya, d’un Ramana Maharshi (1869-1950), d’un Maharaj Nisargadatta (1907-1981), etc. L’enseignement de J. Krishnamurti (1895-1986) et les travaux du célèbre physicien David Bohm (1917-1992) donnent à l’approche des problèmes spirituels fondamentaux une confirmation importante. Cependant, le bien-fondé ne peut en être révélé que dans la transparence de notre propre silence intérieur.

Quels sont, selon Krishnamurti et David Bohm les rapports existant entre nos activités concrètes, émotionnelles, scientifiques, artistiques, méditatives et les énergies du monde extérieur ? Autrement dit, existe-t-il un rapport entre le monde intérieur phénoménal et le monde intérieur, spirituel ? Nous avons représenté le monde spirituel, intérieur dans notre schéma par un grand point d’interrogation.

Il est important de savoir s’il existe un lien entre les énergies mises en action par les êtres humains dans l’univers manifesté, c’est-à-dire I’« explicated order » et l’« implicated order » de David Bohm d’une part et d’autre part la dimension essentielle du « super-implicated order » ?

La réponse donnée à ces questions par Krishnamurti semble de prime abord paradoxale. Pour les logiciens et cartésiens, elle est inacceptable. En effet, Krishnamurti, lors de ses dialogues avec David Bohm répond (« The ending of Time », p. 241, Gollancz) : « Is that movement out of stillness, the movement of creation ? We are talking not of what the poets, writers and painters call creation. To me, that is not creation. Here I think this creation is not expressed in form ».

Cette réponse illustre clairement l’ampleur et la sévérité des exigences de la « douane psychique » représentée par un trait continu. Celui-ci sépare le domaine du monde manifesté de celui de la zone spirituelle nouménale. Le symbole du « point d’interrogation » est bien adéquat. L’intransigeance est ici totale. Aucun compromis n’est possible. Or, ce compromis est fréquemment réalisé dans de nombreuses religions.

Le méditant sérieux se trouve dans l’obligation d’abandonner la totalité des bagages acquis lors de son pèlerinage dans le temps et l’espace. Les mémoires, les habitudes, les connaissances acquises, les concepts, le patrimoine de milliards de mémoires et d’informations concentrés au niveau quantique, le souvenir des expériences vécues et les espoirs d’expériences futures.

Ce vaste ensemble d’acquisitions qui furent une aide est actuellement une entrave à l’Eveil spirituel. Il ne s’agit pas ici d’une loi ni d’un dogme, mais d’une exigence universelle des processus de la Nature. Toute phase atteinte est provisoire. Elle prépare un degré d’évolution au cours duquel la Vie épanouira des potentialités nouvelles. La plupart des éléments spécifiques d’une phase passée doivent céder la place à un présent lui-même provisoire. Mais au-delà et à l’intérieur de ces morts partielles existe une puissance de création qui les englobe et les domine. Celle-ci résulte de l’omniprésence d’une conscience sans limite formant les profondeurs ultimes du monde manifesté. Cette conscience possède un potentiel d’action illimité se manifestant par une poussée d’expansions, de divisions, de multiplications constantes de formes, d’inventions. Elle forme dans l’oeuvre de David Bohm la base de l’« Implicated order ». Elle est empreinte d’un potentiel considérable de béatitude et d’amour. Elle ne peut être confondue avec ses « contenus » : les déchets d’évocations mentales fabriqués continuellement par le psychisme des égos humains. Les Maîtres des « Voies abruptes » et Krishnamurti font un pressant appel afin pue nous ne confondions pas la conscience, et ses contenus résiduels : souvenirs, mémoires, identifications aux formes.

Signalons enfin que la « conscience pure », omniprésente et omnipénétrante que nous venons de commenter est elle-même la manifestation directe de l’Océan de Claire Lumière. Précisons ici que le mot « Lumière » utilisé ici ne peut évoquer la signification habituelle qui lui est accordé. Il s’agit en effet d’une Lumière nouménale n’ayant aucun rapport avec la lumière familière du monde manifesté.

Au-delà du trait séparant le monde manifesté « implicate order » réside le niveau du schéma représenté par le point d’interrogation. Cette zone est celle du « connaisseur inconnu de toutes nos connaissances, sorte de Témoin suprême, impersonnel, a-causal, intemporel, non-né.

Nous sommes ici au niveau échappant complètement aux connaissances habituelles. C’est à ce niveau que Sri Nisargadatta fait appel en déclarant que « nous sommes ce que nous ne connaissons pas ». Krishnamurti le désigne par l’« Inconnu » ou l’« Otherness » afin d’insister sur l’inutilité complète de toute tentative de représentation mentale.

Nous ne pouvons nous empêcher de rappeler ici l’attention du lecteur sur les limitations inhérentes à toute schématisation des réalités qui nous occupent. Ne perdons jamais de vue que le schéma commenté n’est qu’une concession en vue de communiquer des réalités vivantes à peu près incommunicables. Cette incommunicabilité est un bien, dans la mesure où ne reste pour le lecteur sérieux qu’une possibilité : vivre en lui-même et par lui-même, les dépouillements créateurs indispensables afin de s’intégrer à la lumière béatifique qui le dispensera à jamais de toutes questions.

L’essentiel requis pour le méditant sérieux consiste à comprendre et sentir par l’intelligence du coeur, qu’il ne peut avoir accès à la zone du suprême sans un affranchissement complet des résidus psychiques du passé.

Des questions se posent cependant concernant le rôle et les limites du monde quantique dans lequel se localise la mémoire de l’univers et son processus vertigineux de transformations actives. Les Maîtres des « Voies abruptes » et Krishnamurti nous suggèrent de « nous libérer du connu ». Le « connu » évoque la présence des champs psychiques résiduels du passé. Or, ces champs sont présents à chaque moment des transformations actives du milieu quantique. Le monde quantique dans lequel se localise la matérialité du corps physique poursuit toujours son activité. Celle-ci, dans le cas du méditant « éveillé » se limite à la conservation de l’équilibre biologique et physiologique corporel. Les résidus des champs mémoriels imprègnent les cellules du corps humain, qu’il soit ou non « éveillé » jusqu’à la fin de sa vie. Mais dans ce cas une grande différence existe. La qualité de vigilance et d’attention vécue par le méditant lui permet d’être libre de la pesanteur de la mémoire. Ceci est d’autant plus évident que l’énergie permettant la mutation spirituelle n’émane pas de l’ego. Elle est l’irruption explosive de la « zone suprême ». Les Sages avec lesquels j’ai vécu, enseignent que « jamais » le « moi » ne se libère du « moi ». Il se rend dans un état de transparence, de simplicité tel qu’il est disponible à l’action de ce qui le dépasse infiniment.

Tandis que le fait d’évoquer une situation de « non-connaissance », de « non-devenir », de « non-mémoire » et de « non-agir » provoque de prime-abord un mouvement de recul ou d’effroi, nous touchons enfin, ici même la pure immensité d’un Océan de Claire Lumière et Conscience infinie.
Nous voici enfin au niveau de l’Ordre suprême, sans cause, non-né, éternellement renaissant, objet d’un mouvement totalement inconnu. Bénis sont ceux qui, par leur simplicité, répondent à l’appel de cette Présence souveraine dans Son omniprésence et son omnipénétration. C’est d’elle qu’émane l’intelligence du coeur, source généralement inconnue d’une qualité d’amour sans objet, libéré de la dualité de l’adorateur et de l’adoré.

Mais un rappel est ici nécessaire afin de ne pas nous égarer par les mots. Quels affichages mentaux présentent-ils à notre esprit ? Chaque mot précédemment énoncé reste toujours un piège. Pourquoi ? Parce que répondant à ce qui resterait de notre écoute habituelle, ces mots suggèrent l’intervention subtile de nos associations mentales et de nos habitudes anciennes. Celles-ci sont intimement liées au travail d’associations, d’enregistrements et de recréations quantiques: Elles se poursuivent depuis des centaines de milliers d’années. Des milliards de mémoires sont sollicitées par un processus quantique vertigineux. Elles protègent l’apparente continuité de conscience du « Vieil homme » et contribuent à la formation de l’inconscient collectif. Elles ne restent pas inactives. Nous en captons inconsciemment les contenus par une sorte d’osmose psychique.

Les anciens maîtres du Bouddhisme la désignaient par le mot sanscrit « Tanha », la soif de durée, le désir de permanence, l’emprise de l’instinct de conservation. Celui-ci qui fut une aide devient une entrave, déclarait le penseur indien Sri Aurobindo. De son côté, Krishnamurti répète souvent : « méfiez-vous de la continuité ! Ce qui est continu emprisonne ».

Evitons d’être victime d’une soif inconsciente de « devenir » pliant à ses exigences l’expansion de l’univers. L’ego, ce milliardaire de la mémoire et du temps n’hésite pas à s’emparer de quelques vestiges cachés pour s’assurer malgré tout une continuité provisoire.

Ainsi que l’écrivait Carlo Suarès (« La Comédie psychologique », éd. Corti, Paris 1928) : « Sur les ruines de l’entité qui s’écroule, une autre est avide de se reconstruire ».

Mais si nous sommes sérieux et attentifs dans le travail de dépoussiérage des résidus accumulés sur notre écran intérieur, une vigilance naturelle nous accordera spontanément la vision pénétrante de l’Eveil. Encore faut-il insister sur le fait que l’éveil authentique n’est jamais le résultat d’un effort de l’ego en raison de la part de rêve qui le paralyse. Nous perdons de vue qu’au-delà et à l’intérieur de l’ego, l’impulsion première de sa recherche et de ses doutes, émane de la présence prioritaire du suprême.

Au cours de notre cheminement intérieur, les mots du langage verbal sonnent de plus en plus creux par rapport à la plénitude du silence intérieur. Dans celui-ci se révèle une flamme dont le contact est infiniment plus vivant que celui révélé par les mots habituels.

Mais nous voici encore piégés par un souhait de partage. En réalité, l’Eveil authentique est global. Il dépasse toute dualité, toute sensation habituelle. Telles sont les raisons pour lesquelles Krishnamurti ou Nisargadatta insistent sur le fait que l’Eveil ne peut être considéré comme une expérience dans l’acception dualiste du terme, ni comme un état évoquant une quelconque fixité. En fait, toute allusion à un contact dans l’acception habituelle du terme implique la dualité d’un sujet éprouvant les sensations d’un milieu distinct de lui.

Aussi élevées fussent-elles, la situation qu’elles évoquent est immensément éloignée de l’Eveil authentique. La complétude de ce dernier nous dispense de la nécessité de tout commentaire verbal.
Ce qui vient d’être exprimé ne peut suggérer au méditant sérieux quoi que ce soit de négatif, de mystérieux, de compliqué ou d’inaccessible. Bien au contraire. Rien n’est à ce point suprêmement positif, équilibrant et enrichissant.

Tel est l’essentiel de la grande surprise succédant inévitablement au dépouillement des conditionnements de l’ego. Elle est aussi incroyable qu’inattendue. Elle constitue l’Etat Naturel vécu par tous les Sages, connus et inconnus, de tous les temps passés, présents et futurs.

Le rêve étant enfin vu comme un rêve, le « faux » étant enfin vu comme le « faux », le chercheur retrouve en parfaite sérénité l’Etat Naturel, non-créé, de Lumière béatifique qu’il n’a jamais cessé d’être. Peut-être est-ce la raison pour laquelle les maîtres chinois désignaient cette réalisation par trois mots d’une émouvante simplicité : « Retourner chez Soi ». A certains égards rien n’est plus simple. Nous n’avons pas à lutter pour l’obtention de nouveaux biens. Il s’agit simplement de nous délivrer des voiles masquant à nos yeux la plénitude de CE que nous sommes.

Que reste-t-il après cette merveilleuse aventure ? Un corps reste. Les anciennes traditions le désignent comme une « coque vide ». Ceci signifie qu’aux niveaux physiques et psychiques, le cerveau de ce corps est vidé de ses attachements anciens et fausses identifications mentales. Il est libéré de l’emprise de l’image de lui-même. Mais grâce à la purification de ce qui reste de lui, il baigne dans l’indicible plénitude à laquelle sa transparence lui donne en permanence libre accès.

Au cours de leurs dialogues, le Dr Renée Weber et David Bohm considèrent qu’une telle réalisation est un facteur de santé et d’équilibre physique, biologique et psychologique (« Dialogues avec sages et scientifiques », René Weber, éd. Le Rocher, p. 74).

Des questions se posent cependant. Pourquoi n’a-t-il pas été exposé qu’aucun rapport n’existe entre les éléments du « rêve » et la dimension du Témoin suprême ? Rien en effet parmi les éléments du rêve n’a la possibilité d’atteindre le suprême, parce que nous sommes en présence d’un sens unique. Rien de fondamental ne part du monde extérieur pour atteindre le monde intérieur. En revanche, la plénitude du Témoin suprême peut agir sur les éléments du rêve pour autant que celui-ci soit disponible.

Une similitude existe entre nos commentaires sur la période précédant l’Eveil et ceux des Maîtres Zen concernant le cheminement vers la réalisation du « Satori ». Les Maîtres chinois et japonais évoquent fréquemment un parallélisme entre la soudaineté du « Satori » et le caractère explosif de la foudre. Nous ne pouvons pas inviter la foudre. Son surgissement est improviste. Mous avens cependant la possibilité de nous simplifier et de nous mettre dans une réalisation de silence intérieur ou de transparence qui nous rendent éminemment disponibles à son surgissement. Il est à noter que le surgissement et l’instantanéité do son action émanent toujours de la dimension essentielle du centre pour atteindre la dimension périphérique du « rêve ».

Le sens unique de ce processus constitue une garantie de sécurité parfaite d’un Eveil authentique. Celui-ci se réalise dans ce qui reste de nous parce que nous sommes devenus psychologiquement inexistants.

Signalons enfin qu’il serait absurde de supposer que le surgissement spirituel de la foudre soit l’expression d’un choix émanant du niveau suprême. Celui-ci n’est ni une entité, ni une personne. Aucune décision ni choix, ni préférence ne peuvent en provenir. Son activité est libre de tout choix, de tout jugement, de toute initiative, de tout acte mental. Il est impersonnel, omnipénétrant et SA complétude agit constamment par simple présence, non intentionnelle. Il est en fait un suprême catalyseur. La puissance de son action résulte du fait qu’IL est activité créatrice spontanée; immensément dénuée de tout but.

Le Maître grec Plotin déclarait que le Suprême n’est révélé que par l’extase.
Ajoutons cependant que celle-ci n’est plus seulement la « nôtre » parce que dès lors, nous sommes psychologiquement « morts » à nous-mêmes, célébrant la gloire de la vie dans Sa Plénitude.